BBY, le ministre-journaliste
En formant le premier gouvernement de l’indépendance en avril 1956, Habib Bourguiba créa un département de l’Information et mit à sa tête Béchir Ben Yahmed. Celui-ci n’avait alors que 28 ans. Pour la plupart des Tunisiens, le benjamin de l’équipe ministérielle était connu comme directeur de «L’Action», un récent hebdomadaire qui a obtenu rapidement un franc succès en Tunisie.
Je connaissais un peu plus BBY. Nous étions tous deux étudiants à Paris, et je le voyais parfois pendant les réunions de la cellule néo-destourienne. Mais je ne savais pas qu’il était en même temps le correspondant en France du journal tunisien « Le Petit Matin », et qu’il inaugurait ainsi, probablement sans le savoir, sa longue et impressionnante carrière de journaliste. Je ne savais surtout pas que muni du diplôme de l’Institut des Hautes Etudes Commerciales de Paris et possédant une petite voiture, il devenait en septembre 1954 « le chauffeur- secrétaire » de Bourguiba qui était en résidence surveillée, à 100 kilomètres de Paris. Le jeune Ben Yahmed a vécu ainsi prés de Bourguiba 24 heures sur 24, et pendant plusieurs mois. Que de précieuses leçons de sciences politiques il a pu recevoir au contact du Chef du Néo-Destour! Le maître a pu aussi juger son disciple. Et ce n’était pas sans raison qu’il le désigna deux ans plus tard parmi les membres de son gouvernement.
Une mission de la plus haute importance
Le nouveau Secrétaire d’Etat à l’Information me demanda de faire partie de son équipe. Dés ma première réunion avec lui, j’ai été conquis par son enthousiasme et son optimisme. Mais à la sortie de son bureau, et en visitant l’aile réservée au Secrétariat d’Etat à l’Information, je n’ai trouvé que trois secrétaires dactylographes hérités de l’ancien service de presse du ministère Tahar Ben Ammar et … plusieurs bureaux vides.
Pourtant la mission confiée par Bourguiba à BBY était de la plus haute importance. Le Combattant Suprême disait qu’elle ne différait pas de celle qu’assumait le ministère de la Défense. Il s’agissait de défendre le pays en informant l’opinion publique mondiale des réalités et des positions politiques tunisiennes. Mettre fin aux séquelles du colonialisme, aider l’Algérie dans sa lutte de libération nationale, et construire en même temps les fondations d’un Etat moderne, telles étaient les priorités de la Tunisie dans cette phase de son histoire.
BBY devait contribuer dans son département, à réaliser les objectifs du pays. Il s’est attelé à la tâche, sans négliger pour autant ses responsabilités de directeur de «L’ Action », car il ne voulait en aucun cas renoncer à son métier de journaliste. Inutile d’essayer de le joindre au département de l’Information, la veille de la mise sous presse de son hebdomadaire. Ce jour-là était entièrement consacré au journal.
En plus du fait que Béchir devait assumer parallèlement une double charge, le paysage du secteur de l’information, qu’il était appelé à mettre au diapason des objectifs du pays, n’était guère réjouissant. Certes, le journal parlé arabe était déjà sous le contrôle des autorités tunisiennes depuis l’institution du régime de l’autonomie interne. Mais la station de « Radio Tunis » dans son ensemble était financée par la France et dirigée par un Français. Les techniciens qui veillaient à l’enregistrement des programmes radiophoniques et ceux qui assuraient leur diffusion par les ondes étaient tous Français. Dans le domaine de la presse écrite, trônaient deux quotidiens français, « La Dépêche Tunisienne » et « La Presse de Tunisie ». Leurs homologues tunisiens, où s’activaient des «journalistes» formés sur le tas, n’avaient de nouvelles provenant de l’Etranger et notamment sur la guerre d’Algérie, que celles qui leur étaient fournies par l’Agence France Presse. C’était aussi cette Agence et 1 ou 2 correspondants permanents de journaux parisiens qui seuls transmettaient en dehors de nos frontières les informations relatives à la situation politique de la Tunisie.
Malgré tout cela, le bilan du court passage de BBY au Secrétariat d’Etat à l’Information était largement positif.
1) La Radio a été tunisifiée tant dans sa direction générale que pour une grande partie de son service technique. Une vingtaine de jeunes Tunisiens ayant tout juste le niveau de l’enseignement de base ont été rapidement formés pour assurer la relève des techniciens français désireux de retourner en France.
2) Un institut de presse a été créé et ouvert aux élèves des années terminales de l’enseignement secondaire qui avaient été renvoyés de leurs lycées pendant les années de lutte. Pour assurer leur formation, BBY a fait appel aux services de Pierre-Albin Martel, un ancien journaliste du quotidien « Le Monde ».
3) En l’absence de télévision dont l’existence était impensable à l’époque, une presse filmée hebdomadaire a été lancée. Elle couvrait l’actualité du pays. Les Tunisiens qui étaient à cette époque très nombreux à fréquenter les salles de cinéma, suivaient « Les Actualités Tunisiennes » avec beaucoup d’intérêt.
4) Un livre de luxe a été édité sous le titre « Voici la Tunisie ». Il donnait un aperçu général de la situation démographique, économique et politique de notre pays.
5) Enfin et surtout, BBY a su nouer et entretenir des relations amicales avec des journalistes étrangers de renom, tels que Tom Brady du « New York Times », Mattews de la BBC, et Jean Daniel de l’hebdomadaire français « L’Express ». Grâce à eux, et à d’autres correspondants permanents et envoyés spéciaux, la voix de la Tunisie et la cause de l’Algérie ont été portées à l’extérieur de nos frontières sans déformation et avec beaucoup de sympathie.
Malheureusement pour la poignée de ses collaborateurs-amis, BBY a décidé d’écourter sa mission de Secrétaire d’Etat. Il était d’un esprit trop fier pour se plier aux contraintes de la solidarité gouvernementale. Il présenta sa démission en septembre 1957 pour se consacrer entièrement à son journal.
Un an après, « L’Action » cessa da paraître. Journaliste dans l’âme, BBY fonda le 17 octobre 1960 «Afrique-Action». En ce moment-là, son ami, Mohamed Masmoudi, était Secrétaire d’Etat à l’Information. Mais celui-ci, comme Béchir, finit par entrer en conflit avec Bourguiba. Il publia le 7 octobre 1961 dans le journal de son ami un article intitulé « Le pouvoir personnel », dans lequel il écrivait : « … On assiste donc, au XXe siècle, non pas à l’abolition de la monarchie, mais à sa transformation en un pouvoir qui ne s’en distingue guère que par deux traits : il n’est pas donné par la naissance, il se prend (et par conséquent doit se garder) ; il ne se transmet pas et par conséquent pose en permanence le problème de sa succession. C’est le pouvoir personnel, détenu par des hommes qui sont des présidents de républiques, mais qui sont en fait des monarques sans le titre. … Toutes les forces rivales sont alors disloquées, subjuguées ou éliminées : le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’existe plus. Leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint au pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne. »
Entre Bourguiba et BBY, une estime réciproque
Il n’en fallait pas plus pour que Bourguiba exclut Masmoudi du Gouvernement et du Bureau Politique du Néo-Destour. Mais « Afrique Action » continua de paraître. Pas pour longtemps. Car cinq semaines plus tard, et en réagissant à la série d’articles publiée dans le journal du Parti « Al Amal », l’hebdomadaire de BBY revint le 7 novembre sur le thème du pouvoir personnel et écrit : « Nous estimons que le pouvoir personnel de Bourguiba est, parmi ceux qui existent dans le monde, un des meilleurs. Qu’il est adapté à la situation actuelle de la Tunisie, mais qu’il doit évoluer. Nous avons dit que le pouvoir personnel – partout, et en Tunisie comme ailleurs -- peut se sauver et sauver le pays auquel il s’applique s’il prend soin :
- De ne pas glisser vers une dictature totalitaire qui s’exercerait dans le mépris des lois, des hommes et des institutions et qui courrait à se perte.
- De préparer sa succession et mener peu à peu le pays à une démocratie structurée, d’asseoir en un mot des traditions républicaines. »
Après cette « récidive », BBY se voyait obligé de mettre fin à la vie du journal « Afrique Action » et de le remplacer par «Jeune Afrique». Volontairement il s’exila à Rome puis à Paris, sans pour autant couper les ponts avec Bourguiba. Les relations entre les deux hommes demeurèrent empreintes par le respect et l’estime réciproques. Parfois, le Chef de l’Etat confiait à BBY le soin de la rédaction de ses discours ou de ses messages écrits en langue française.
Parlant du «Combattant Suprême» le 11 avril 2000, Béchir écrivait : «Il se prit pour moi d’une affection dont il ne se départit jamais, même lorsque j’ai quitté son gouvernement et que nos chemins divergèrent. Je lui voue une admiration que sa mort n’interrompt pas.»
Hamed Zghal