Relancer la machine : quelques pistes de «modestes» réformes en Tunisie
Par D. Mahmoud Anis Bettaieb
1. Comment relancer la machine, comment permettre à la Tunisie de réaliser une croissance à deux chiffres qui permettra de résorber le chômage et de réaliser les objectifs de la révolution ? Telles sont les principales questions que tout le monde se pose, sans savoir si cela est ou non réalisable et dans quelles conditions.
Dans un précédent article relatif au projet du plan de relance, nous avions un peu évoqué les quelques pistes de réformes qui peuvent être envisagées .
2. Nous proposerons dans ce présent travail ces quelques pistes déjà évoquées. L’objectif de cette réflexion n’est pas de proposer des réformes économiques. Notre formation et nos connaissances, principalement juridiques, ne nous permettent pas de nous avancer dans un domaine qui n’est pas le notre. Mais le droit est partout, et les sphères économiques et juridiques s’entremêlent et peuvent être des vecteurs de réforme. C’est la raison pour laquelle je proposerai cinq grands axes de réformes, celle des droits d’enregistrement (1), celle du fonctionnement de la justice (2), celle relative à la législation sur les baux commerciaux (3), celle qui touche à la libéralisation des richesses (4) et celle de la simplification des procédures (5).
1. La réforme des droits d’enregistrement
3. Il suffit de pénétrer dans une des nombreuses recettes des finances qui sont érigées un peu partout en Tunisie, pour voir le nombre de contribuables présents pour une formalité d’enregistrement, d’un acte ou d’un contrat.
Ces formalités d’enregistrement gagneraient à être revues et parfois même à être supprimées. Soumettre tous les contrats à la formalité d’enregistrement me paraît contraire aux déclarations d’un pays se voulant encourageant et incitatif de l’économie.
Ces procédures engendrent aussi une perte de temps et d’énergie, non seulement pour les contribuables, mais aussi pour les agents de l’administration fiscale. Les relouer ailleurs serait peut-être plus opportun.
Si on regarde les chiffres maintenant. En 2020, les droits d’enregistrement ont rapporté aux caisses de l’Etat 232.000.000 dt sur un total de recettes du budget de l’Etat de 35 859 000 000 dt, soit moins de 1%. Tout ça pour ça …
Revoir ses formalités pourrait s’avérer plus avantageux pour l’Etat tunisien.
2. La réforme du fonctionnement de la justice
4. Les droits d’enregistrement et les différentes taxes fiscales représentent aussi un frein à l’accès à la justice. Pourtant le principe reste celui de la gratuité du service public de la justice. En vérité les justiciables sont loin d’avoir un service public gratuit. Redonner de la marge aux justiciables leur permettrait de défendre leurs droits et de relancer l’économie.
5. Plusieurs pistes peuvent être avancées. D’abord celle d’abandonner toute idée d’un fond de perfectionnement de la justice que les syndicats des magistrats et les pouvoirs publics veulent voir aboutir afin, disent-ils, d’améliorer les conditions de travail dans les tribunaux.
Une telle taxe équivaudrait de facto à annihiler le principe de la gratuité de la justice vu que le service sera payant.
6. il y a aussi la possibilité de revoir le fonctionnement et le financement de l’aide judiciaire. Prévoir une taxe destinée à l’aide judiciaire pourrait être étudié. Ce n’est qu’en permettant aux plus démunis d’avoir accès à la justice que nous pouvons parler d’un Etat de droit.
Mais il y a surtout des questions relatives à l’accès au droit, aux recours contre les décisions de justice et l’accélération de celle-ci.
L’accès au droit
7. Nous pouvons aussi envisager d’encourager le recours aux services de la poste et non pas ceux des huissiers de justice pour plusieurs assignations et actes « simples ». La culture tunisienne, qu’elle soit celle des justiciables ou celle des professionnels du droit d’ailleurs, est plutôt axés sur le recours aux services des huissiers. Or ces services sont beaucoup plus couteux.
Le recours aux services des huissiers est certes requis pour des assignations ou autres actes, mais une simple lettre recommandée couterait beaucoup moins aux justiciables qui peuvent économiser des sommes importantes. Nous assistons de nos jours à une inflation d’actes extrajudiciaires. Les juges des tribunaux cantonaux, des chambres prud’homales, outrepassent souvent les textes juridiques et exigent une convocation par voie d’huissier. Est-ce pour autant un gage de sécurité? Je me permets d’en douter.
Les recours contre les décisions de justice
8. Les archives des tribunaux regorgent de décisions de justice non communiqués par les parties. Souvent les justiciables abandonnent toute volonté de signifier les jugements lorsqu’ils se rendent compte du montant à payer.
Exiger des droits d’enregistrement sur les décisions de justice alors que celles-ci ne seraient pas encore exécutables et sujettes à un recours en appel nous semble contraire à toute logique.
9. Prenons l’exemple d’une famille ayant introduit un recours en partage. Une des parties, voire les deux vont contester le jugement de première instance qui ne leur paraît pas juste. La justice veut que l’on s’acquitte de droits d’enregistrement calculé sur la valeur du bien pour pouvoir interjeter appel.
Et le résultat n’a pas tardé. Il suffit de regarder autour de soi pour s’apercevoir des biens d’héritage qui n’ont pas pu être partagés. Je ne nie pas ici que ce ne soit pas la seule raison pour les difficultés que connait notre société pour le partage des biens d’héritage, je dis seulement que c’est une des causes.
Ne serait-il pas plus intéressant de libérer cette richesse et de n’imposer les jugements qu’au moment de leur exécution ?
L’accélération de la justice
10. Quelle réforme que celle d’accélérer le fonctionnement du travail des tribunaux. Et pourtant il faut absolument le faire et dans les plus brefs délais. Tout professionnel ou usager vous dira que les délais sont extrêmement longs. D’ailleurs, et à cause de ses délais, une grande majorité des décisions de justice ne servent plus à rien. Sauf peut être à exacerber les rancœurs et les différends.
11. Notre justice ne brille pas par sa célérité, c’est le moins que l’on puisse dire. Et cette lenteur risque d’être interprétée comme une atteinte aux droits à un procès équitable. En droit comparé et en droit international, les délais extrêmement longs de procédures sont souvent classés parmi les atteintes aux droits de l’homme et du justiciable. En matière économiques ils sont considérés comme une atteinte aux attentes légitimes des parties.
12. Pour remédier à cette lenteur, plusieurs pistes peuvent être étudiées. Il y’a celle de l’encouragement au recours aux modes amiables de règlement des différends. Il y a aussi celle d’une justice spécialisé et donc plus rapide. Mais il y’a surtout celle de la refonte de certaines lois, de la dépénalisation de certains actes. La capacité des juges est souvent allouée à des affaires qui n’en valent pas la peine.
3. La réforme de la loi sur les baux commerciaux
13. La loi sur les baux commerciaux date de 1977 c'est-à-dire à peine 21 ans après l’indépendance. Or, l’économie tunisienne a beaucoup évolué depuis cette époque.
Cette loi ne satisfait plus ni les propriétaires ni les commerçants qui louent le bien. Cette situation fait que beaucoup de propriétaires refusent de louer leur bien par peur que le locataire n’acquiert la propriété d’un fonds de commerce (le droit au bail surtout) et qu’ils ne se retrouvent dans une situation où ils ne pourraient plus le déloger, ni même à avoir un loyer équivalent à la valeur locative réelle du bien.
Revoir cette loi en encadrant les méthodes d’évaluation de la valeur locative des biens pourrait permettre de remettre des biens sur le marché économique. Nous pensons notamment à un indice des prix qui serait publié par les autorités locales ou nationales.
La loi actuelle a laissé une grande marge d’appréciation aux experts, qui reconnaissant le, abusent dans leurs rapports et n’accordent pas souvent justice aux parties concernées. Le juge des baux commerciaux, se trouvant souvent démuni de tout contrôle effectif.
4. Libérer les richesses
14. Tout observateur averti se rendra compte sans grand effort de l’immensité des biens en ruine un peu partout sur le territoire tunisien. La grande majorité de ses biens se trouve être des successions non partagés. Comment l’Etat peut-il intervenir pour remettre ses biens sur le marché, telle est la question à laquelle une réponse urgente doit être trouvée.
15. Les pistes sont nombreuses. On peut d’abord penser à l’abaissement des droits de succession ou à l’accélération des recours judiciaires en matière de succession et notamment par le biais d’une chambre spécialisée par exemple.
Il est aussi possible de réfléchir à une solution plus radicale qui consiste en la création d’un droit de préemption pour l’Etat ou pour les collectivités locales. Tout bien resté en l’état plusieurs années pourrait être repris, moyennant une juste indemnisation évidement, par les collectivités locales qui doivent le remettre en l’état et le remettre sur le marché dans les plus brefs délais. Cette solution a d’ailleurs été suivie par plusieurs villes dans le monde comme celle de Barcelone en Espagne.
Autre piste de réflexion est celle qui concerne les délais de règlement des successions. Actuellement ce délai est d’un an , mais concrètement aucune mesure n’est quasiment appliquée pour défaut de paiement. Instaurer un délai pour le paiement au-delà duquel l’Etat pourrait se faire payer notamment par la saisie du bien en question, pourrait à notre avis accélérer le partage entre héritiers.
La réserve foncière concernant des biens issus des successions est à notre sens énorme. Remettre au plus vite ses biens sur le marché ne pourrait qu’être fort bénéfique.
5. Simplifier les procédures pour les indépendants
16. Il y a quasi-unanimité à dire que l’administration tunisienne est devenue un frein à l’entrepreneuriat. Créer une entreprise est devenu fort compliqué (et couteux), la faire fonctionner aussi. Cesser cette activité étant quasi impossible. Comment peut-on espérer dans ces conditions encourager la création d’entreprises ?
17. Simplifier l’ouverture des entreprises et leur cessation encouragerait les entrepreneurs.
18. Pour ce qui est du fonctionnement des entreprises, il serait peut-être utile d’alléger les formalités déclaratives. La déclaration mensuelle de TVA pourrait être supprimée pour les petits entrepreneurs, ceux réalisant un chiffre d’affaires de moins de 50.000 dt par exemple . Les petites entreprises ne peuvent se permettre le luxe d’avoir un comptable attitré et si elles le peuvent, elles répercutent forcément cela sur le prix final, d’où l’inflation .
19. Il ne s’agit ici que de quelques pistes de réflexion, de quelques idées de réformes qui peuvent être mises rapidement en application. Les pouvoirs publics et le parlement pourront prendre les choses en main et modifier les lois en vigueur afin de relancer au plus vite une économie asphyxiée notamment par une inaction.
Bourguiba disait qu’ “Etre réaliste, c'est préférer une réforme modeste, qui en permet une autre, à un miracle impossible.” Il est grand temps de commencer les réformes si modestes soit-elles.
D. Mahmoud Anis Bettaieb