Kamel Ayadi : Un petit mot d’adieu au défunt de la Nation Si Chedly Ayari tel que je l’ai connu
La mort, cette vérité terrible qu’on finit par accepter dans toute son absurdité pour que la vie continue, nous retire chaque jour des êtres chers. Dans une ambiance chargée d’émotion, en présence des siens et de quelques amis qui ont bravé le protocole sanitaire, si Chedly Ayari a été inhumé le Vendredi dernier au cimetière de Ghammarth-forêt. Des obsèques modestes et discrètes, Covid oblige, de loin en deçà des repères traditionnels qui caractérisent l’enterrement des personnalités de la trempe du défunt. Pour avoir vécu dans la discrétion tout au long de sa vie, qui caractérise les hommes empreints d’authenticité et d’humilité, ce serait peut-être le genre d’enterrement qu’il aurait préféré lui-même, indépendamment des contraintes sanitaires. Mais pour ses amis qui auraient souhaité l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure dans des funérailles nationales à la hauteur de son apport à la Nation, ce fut une peine immense qui n’avait d’égale que la peine ressentie à la suite de sa disparition subite.
Si Chedly, l’un des derniers de la génération des bâtisseurs qui tirent sa révérence en silence jour après jour, l’un après l’autre, est parti sur la pointe des pieds ; parti sans avoir tout dit, surtout sur l’expérience de ses dernières années au pouvoir. Il est parti en laissant un goût d’inachevé peu avant la publication de ses mémoires tant attendues. Si Chedly est parti de ce bas monde vers un monde meilleur, mais son souvenir restera gravé dans la mémoire nationale et dans les souvenirs de ceux qui l’ont connu de près. Ne dit-on pas que les morts continueront à vivre tant qu’un seul être vivant les portera encore en lui ?
Cette contribution se veut un modeste hommage au défunt. Je ne prétends pas apporter un témoignage exhaustif sur sa vie en raison de la différence d’âge d’abord, mais surtout en raison de la richesse intellectuelle et professionnelle de son parcours exemplaire, tel qu’il ressort de son impressionnant CV. Je me contenterai juste de revenir sur ses qualités humaines et intellectuelles, tel qu’il m’a été donné de les connaître et de les apprécier.
J’ai connu si Chedly il y a vingt ans du temps où j’étais à la tête de l’Ordre des Ingénieurs. Je le sollicitais de temps à autre en tant que conférencier dans mes séminaires et congrès. Il répondait toujours présent, avec délicatesse et spontanéité avant même de réaliser la charge de travail que cela impliquait. J’avoue que j’en avais parfois abusé en le sollicitant d’intervenir sur des thèmes en hors son champ d’expertise, comme ce fut le cas en 2003 lorsque je l’avais invité à donner une conférence devant un parterre de plus de 600 scientifiques et ingénieurs venus du monde entier. Il s’en sortait toujours avec brio grâce à sa passion à la lecture, à la recherche et à la documentation.
Il préparait bien ses interventions. Il s’y appliquait comme un étudiant qui fait face à une épreuve déterminante. Il était d’une éloquence rare. Il avait une manière sublime de dominer son auditoire et de captiver son attention. Il maniait le verbe et l’art de l’intonation à la fois, avec peu de gestuel. Il prenait tout son temps pour exprimer la même idée de différentes manières, marquait des temps d’arrêt qui parfois pourrait conduire son audience à croire qu’il a oublié un détail ou a perdu le fil de ses idées. Il baissait le ton avant de revenir avec force et assurance pour bien maîtriser son audience qui finit par céder à son emprise et se mettait à le suivre avec concentration et admiration. Je me rappelle que tant de fois dans des conseils ministériels, alors que le temps de parole était souvent limité à dix ou quinze minutes, on lui offrait exceptionnellement une heure sans que personne ne s’en lasse et sans que l’attention baisse d’un iota. Je crois connaître le secret de la longévité intellectuelle et professionnelle du défunt : son extrême rigueur son avidité de lecture et sa passion pour l’apprentissage continu.
Il prenait ses tâches avec beaucoup de sérieux avec une ferveur de néophyte comme si c’était la première épreuve de sa vie. Je me souviens lorsqu’on dirigeait ensemble le Centre de Réflexion Stratégique pour le Développement du Nord-Ouest, il m’arrivait de le solliciter de produire une note conceptuelle, ou juste une esquisse sur un sujet qu’on voulait traiter ; quelques jours après il revenait vers moi avec un document de 40 à 50 pages. Nous avons passé ensemble trois années à la chambre des conseillers où on était nommé au titre de compétences nationales avec d’autres personnalités de renoms comme feu Chedly Kélibi, Rachid Sfar, Mohammed Mouadaa, feu Mohammed Harmel la doyenne Riadh Zghal, et bien d’autres. Même si des Tunisiens continuent à conserver une image peu reluisante de cette Chambre qui la confondent avec le régime en place, force est de reconnaître qu’il y avait un vrai débat franc de haut niveau sur les sujets économiques au sein de cette institution.
C’était là où j’avais appris à le connaître de près. Une sorte de communion intellectuelle, voire de complicité s’était créée entre nous. On partageait les informations et on coordonnait nos interventions. Après la révolution, dans le cafouillage et la tourmente des premières semaines, nous avons préféré observer avant de nous engager dans la chose publique. Nous avions été tous les deux sollicités pour faire partie de la direction de partis politiques. La perspective de positionnement politique dans un climat libre et prometteur avait fasciné la plupart des personnalités publiques .Ce fut alors la profusion des partis politiques. Après analyse de la situation on s’était mis d’accord à orienter nos efforts vers la chose qu’on aimait le plus : la réflexion intellectuelle utile. On avait alors crée un Think Tank dédié à la réflexion stratégique pour le développement régional.
Notre motivation était de contribuer à l’émergence d’un nouveau modèle de développement basé sur la valorisation des actifs des régions. On voulait mettre le fruit de notre réflexion à la disposition des partis politiques et des pouvoirs en place pour les aider dans l’élaboration de leurs stratégies de développement. On avait cru, naïvement, que ce sujet allait être au top des priorités des pouvoirs politiques, puisque le développement régional fut la demande essentielle de la révolution.
En dépit de cette déception, ce fut une belle expérience. Je garderai longtemps en mémoire son apport à cette initiative, mais surtout son attitude humaine. Je me souviens que lorsque j’ai fini la mise en place de cette entité, y compris le dossier juridico-administratif, la préparation des notes conceptuelles, visions et objectifs, je lui avais proposé d’assurer la présidence du think Tank par égard à son âge, et à sa longue expérience, tout en me réservant le rôle de secrétaire général. Sa réponse était d’une grande délicatesse : ‘’ Ecoute kamel, mon âge et mon expérience m’ont appris à être d’une exigence ferme vis-à-vis gens avec lequel je m’associe. Il est difficile pour moi d’accepter d’être présidé par quiconque. Tu seras le président et je serais ton second’’.
Ce n’était pas difficile d’entretenir une relation d’amitié durable et proche avec lui, tant il fut toujours d’un abord facile et d’une amabilité incroyable. Une toute petite reconnaissance suffisait pour gagner son adhésion et son engagement. Il fallait aussi comprendre ses exigences par rapport aux relations humaines avec les autres. Il était sensible aux petits gestes, détestait l’inconsistance du caractère et les relations dénuées de profondeur humaine. Il était prêt à s’éclipser en douceur dès qu’il sentait l’odeur de l’hypocrisie. Il s’accommodait difficilement aux contrariétés injustes. Rien ne peut l’affecter plus que l’ingratitude et l’injustice.
J’ai vécu avec lui la campagne de diffamation qui a accompagné sa désignation par la Troïka en tant que gouverneur de la BCT. Il était sur le point de renoncer au poste face au déchainement inattendu de certains députés. Il fut d’autant plus affecté que certains destouriens de la première génération avaient vu dans son acceptation une sorte de trahison pour avoir volé au secours de la Troika sous la direction du parti Ennahdha. Il était déçu de cette présomption réductrice de ses vraies ambitions de servir son pays dans un moment critique. C’était une épreuve difficile pour quelqu’un qui a vécu dans la dignité de découvrir subitement une autre Tunisie insolente et ingrate. Je l’avais soutenu et encouragé à ne pas céder. Il ne cachait pas sa fascination pour cette institution depuis le temps de Hédi Nouira, mais il m’assurait que cela était secondaire devant sa principale motivation de rendre service au pays. Je laisse le soin aux autres de porter un jugement sur sa prestation à la tête de cette institution, mais je reste persuadé qu’il lui a beaucoup apporté, surtout en matière de tirage de fonds, grâce à sa notoriété et sa crédibilité au niveau international.
Son départ de la BCT ne fut pas moins problématique que sa nomination. Son abstention de communiquer même avec ses proches amis sur ce sujet en disait long sur sa grande déconvenue face à la manière irrégulière et brutale de sa destitution. Ce fut plus que l’arbitraire, une décision immorale en voulant faire de lui un bouc émissaire. Un affront inacceptable par rapport à une génération d’homme d’Etat qui a vécu dans la dignité et dans le respect, surtout qu’il n’y avait pas besoin de recourir à ces méthodes.
Il m’avait toujours assuré, devant les rumeurs qui avaient commencé à circuler sur son départ, qu’il n’y avait pas besoin de le démettre, et de passer par la procédure compliquée, et qu’il suffisait de lui souffler qu’on n’en voulait plus de lui pour partir en silence. Il m’avait demandé de passer ce message au Président Beji Caied Essebsi, ce que j’avais fait à l’époque. Feu BCE m’avait toujours assuré de son respect total à si Chedly sur qui il comptait pour le conseiller sur la situation politique. Cet épisode l’a beaucoup affecté, même si sa sortie a été enveloppée d’un habillage de dernière minute pour tenter de préserver sa dignité.
Si Chedly fut tout le temps un esprit sain dans un corps sain. Il n’a pas arrêté ses séances de sport .Il voulait sans doute conserver une bonne santé pour des lendemains difficiles. Il avait une appréhension de cette étape de la vie qui rappelle encore une fois le sens de la dignité humaine à laquelle il tenait beaucoup. Une fois, en faisant la marche ensemble dans les montagnes de la Kroumirie il me disait qu’il préférerait une tombe propre à un lit sale (قبر نظيف ولا فرش وسخ ). Avec sa mort précipité, Dieu a exaucé son désir pour l’avoir épargné le naufrage de la vieillesse. Il manquera sans doute aux gens qui l’ont aimé. Nos discussions intellectuelles, ses analyses profondes autour des déjeuners auxquels il m’invitait chez lui, ou à la BCT me manqueront beaucoup. Repose en paix, cher professeur cher ami. On ne te pleurera jamais assez, et avec toi on pleurera ta génération et la Tunisie tout entière.
Kamel Ayadi
Ancien Ministre