Gilles Kepel à Leaders : La Tunisie a su éviter les ingérences des voisins, proches ou lointains, mais...
Grand basculement inédit en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, dès 2020. La baisse du prix du baril a mis à rude épreuve les pétromonarchies. De nouvelles alliances sont scellées : entre d’une part les « fréro-chiites », autour de la Turquie, le Qatar et l’Iran et d’autre part, «l’entente d’Abaraham» promue par Washington, avec l’Arabie Saoudite, les Emirats, la Jordanie, l’Egypte et le Maroc de l’autre, pour l’établissement de relations avec Israel. La Turquie ne cache plus ses ambitions néo-ottomanes et Poutine impose la Russie en acteur majeur dans la région.
Gilles Kepel l’explique dans son livre «Le Prophète et la pandémie» qui paraîtra ce 11 février aux éditions Gallimard. Où se situe la Tunisie dans ces tirs croisés ? Il nous l’explique dans l’interview exclusive qu’il a accordée à Leaders.
Dans ce grand basculement de l’année 2020, l’Islam politique en a-t-il pris un coup en Tunisie ?
De manière générale, dans l’ensemble de la région, y compris jusqu’en Iran, l’Islam politique a été assez affecté dès 2019 par les soulèvements populaires en Algérie, en Irak, au Soudan et au Liban, qui l’avaient pris pour cible. En effet, dans ces quatre pays, les islamistes étaient au pouvoir soit alliés avec les militaires, soit ciblés par les mouvements populaires.
Le principal think tank de tendance islamiste basé à Istanbul «Forum Al Sharq» [L’Orient], dirigé par WadahKhanfar, ancien rédacteur en chef d’Al Jazeera et lui-même islamiste, l’a longuement déploré.
En 2020, on voit la région se diviser profondément entre deux camps opposés:
• l’axe «frérot-chiite», et
• ce qui va devenir «l’entente d’Abraham».
Dans le premier, « fréro-chiite », on trouve la Turquie, le Qatar, l’Iran, Gaza, avec le soutien de la Russie, alors que le second regroupe les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, avec le soutien de l’Egypte et de la Jordanie.
Dans l’ensemble, la question palestinienne, qui avait été l’élément moteur du nationalisme arabe, a été écartelée.
En Tunisie, d’un côté, le président Kaïs Saïed reste lui-même très attaché à la cause palestinienne, quand le principal parti issu de l’Islam politique, Ennahdha, a suivi une évolution qui l’a distancié par rapport à l’axe «fréro-chiite», en jouant le jeu de la démocratie.
Même si, bien sûr, le Qatar et la Turquie préfèrent Ennahdha et que les Emirats arabes unis ont soutenu Béji Caïd Essebsi, la Tunisie a réussi à ne pas s’impliquer dans l’un ou l’autre de ces deux axes. Il lui faut maintenir des relations étroites avec l’Europe, notamment la France. Aussi, elle est extrêmement sensible à la situation libyenne, porteuse à la fois de grands risques si la guerre libyenne et le jihadisme s’infiltrent dans le pays par Ben Guerdane, comme on l’avait vu autrefois. Mais, c’est aussi un espoir économique, car le redémarrage peut fournir de grandes opportunités, notamment pour le sud tunisien et l’arrière-pays qui sont aujourd’hui, et les récents soulèvements l’ont montré, les plus marginalisés.
Les influences extérieures sur la Tunisie (Qatar, Emirats, Turquie, etc.) persistent-elles et avec quels risques?
La Tunisie, parce que c’est un pays de taille plus modeste que ses voisins immédiats, la Libye et l’Algérie, et ne disposant pas de la rente des hydrocarbures de ces deux pays, ou encore de la masse critique du Maroc qui lui permet de diversifier son économie, est tributaire de sa dimension commerciale qui remonte à la Phénicie. Il lui faut donc beaucoup plus interagir avec son environnement extérieur. Elle s’apparente un peu plus au Liban, à travers l’histoire longue, mais aussi par son rôle d’intermédiation.
Heureusement pour la Tunisie, sa gouvernance, quelles qu’en soient les vicissitudes, a su éviter les ingérences des voisins, proches ou lointains, dont le malheureux Liban est aujourd’hui victime. L’explosion du port de Beyrouth, le 4 août dernier, en a exprimé l’aboutissement cataclysmique. Je note que l’enquête sur l’explosion s’oriente désormais vers des acteurs politiques liés au régime syrien et on le sait, leLiban était - et le reste encore pour le moment - le fruit des interventions de l’Iran comme de la Turquie, sans parler de la Syrie. Voire aussi, à titre humanitaire, de la France dans les efforts du président Macron pour la réforme de la gouvernance qui ont été entravés par les intérêts acquis des voisins du pays du cèdre.
En tout cas, le pouvoir tunisien a réussi, contrairement au Liban, à maintenir son intégrité au prix de tensions sociales et de réformes économiques qui restent insuffisantes. C’est le principal défi comme l’illustre le remaniement récent profond du gouvernement Mechichi.
La France et l’Europe n’arrivent plus à bien comprendre et interagir avec le monde arabe et musulman. Quel impact sur la Tunisie?
Ce n’est pas la première fois que je le déplore. Les études sur le monde arabe se sont effondrées en Europe. La proportion d’universitaires connaissant la langue, la culture et les civilisations de la région s’est réduite considérablement. Alors même, et c’est un paradoxe, que nos sociétés se sont « arabisées » ou « maghrébinisées », du fait de l’immigration. Ce qui était un quantum colonial du Nord au Sud est devenu un quantum du Sud vers le Nord. Il est illustré tragiquement par les drames de la migration, les naufrages en mer, hélas aussi parfois par la projection jihadiste comme l’ont montré les meurtres récents à la basilique Notre-Dame, à Nice, le 29 octobre dernier, le jour du Mouled Nabaoui, par un jeune migrant tunisien, Brahim Issaoui.
Toutefois, il y a aussi des facteurs bénéfiques. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, et c’est un atout particulier pour la Tunisie et à mon sens l’une des raisons pour laquelle elle est le seul pays à avoir, 10 ans après, maintenu des institutions démocratiques.
Il y a d’abord la stabilité d’une classe moyenne bilingue, à la fois enracinée dans sa culture arabo-berbère-musulmane et son cosmopolitisme d’esprit européen.
Il y a aussi ces notions de démocratie, d’Etat de droit, de liberté d’expression qui ont tant de mal à s’acclimater dans d’autres pays de la région, mais qui sont devenues inexpugnables en Tunisie.
Le prophète et la pandémie. Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère
de Gilles Kepel
Cartes inédites de Fabrice Balanche
Gallimard, 336 pages + 16 p. hors texte, février 2021, 20 €
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