L’actionnariat citoyen en Tunisie : Pensez-y !
Par Samir Trabelsi - Enjeu matriciel, défi anxiogène, l’avenir des entreprises publiques figure en tête de liste des réformes structurelles que la Tunisie doit mener, sans plus tarder. Comment sauver ces entreprises de la faillite ? Comment les restructurer, sans détruire presque 150 000 emplois ? Contrairement aux promoteurs d’une privatisation au rabais, on propose dans cette chronique un sauvetage fondé sur un actionnariat citoyen, ouvrant le capital aux employés, consommateurs et citoyens tunisiens.
Connue sur le sigle ESOP (Employee stock ownership plan), l’approche a fait ses preuves dans de nombreuses sociétés démocratiques. La Tunisie peut adapter l’approche, en y ajoutant sa touche propre à son contexte et culture plutôt réfractaire à la notion de privatisation pure et dure.
Je propose et développe la Tunisian employee stock owenership plan (TESOP). Mais avant d’aller plus loin, faisons un état des lieux des enjeux et défis liés aux sociétés d’État, en Tunisie aujourd’hui en 2021.
Sociétés d'État, une patate chaude!
Officiellement, elles sont 104 entreprises, mais comme les poupées russes, beaucoup de ces entreprises ont enfanté en catimini d’autres, liées, pour faire que la Tunisie compte presque 200 entreprises d’État, qui vont de l’élevage du poulet, jusqu’aux secteurs des voyageurs sur terre, mer et air… passant par la production des dattes, de l’huile de l’olive et des savonnettes.
Depuis 2011, ces entreprises et même les plus rentables ont subi une gouvernance erratique : leurs conseils d’administration sont dominés par des fonctionnaires représentant les ministères et dont la seule motivation se limite aux dinars associés aux jetons de présence. Et ici, on nomme les amis des amis, pour rester entre soi !
Évidemment, ces entreprises sont gérées pour répondre aux diktats politiques de l’establishment au pouvoir. Tant pis pour les engagements moraux et les impératifs d’un minimum de rationalité économique.
Depuis 2011, quasiment toutes ces entreprises sont agonisantes, déficitaires et elles sont artificiellement maintenues en vie, par les transferts de l’État et donc par les taxes payées par les contribuables et autres dettes internationales.
Pour les remettre à flot, les parties prenantes s’adonnent à un jeu de négociation non coopératif. Faute de restructuration et de plan de sauvetage innovant, la situation nette réelle de ces entreprises publiques ne cesse de se détériorer au vu et au su d’une Tunisie, dont presque 40% de son budget est financé par la dette.
Il est impératif que les parties prenantes en Tunisie élaborent des stratégies innovatrices de sauvetages des entreprises publiques à l’extérieur des recettes classiques de privatisations/réorganisations.
Les approches actuellement dominantes sont clivantes et idéologiquement biaisées. Certaines prônent une privatisation tous azimuts, d’autres s’accrochent au maintien de ces entreprises dans la sphère publique, et bien d’autres miroitent une approche discrétionnaire au cas par cas. En même temps, ces entreprises sont prises en otage par les partis et les régions qui les considèrent comme des vaches à lait pour financer tout et n’importe quoi, pour obtenir la paix sociale et garder le statu quo.
Une stratégie de sauvetage innovante, plus juste et plus inclusive aura sans aucun doute un élément essentiel de la transformation de ces entreprises publiques, avec en ligne de mire un seul objectif : les remettre à flot pour en faire des entreprises plus performantes, plus compétitives, et durables.
Le TESOP: Tunisian employee stock ownership
Premier préalable à la restructuration de ces entreprises publiques, réside dans le recentrage de l’État sur ses missions essentielles. Soit une réingénierie totale afin de privilégier la production du bien public pur au sens économique (santé, éducation, justice, sécurité, infrastructure, etc.).
Redéfinir le rôle de l’État et faire en sorte que les entreprises publiques produisant des biens privés (au sens de la divisibilité, l’exclusivité et la rivalité) opèrent selon les règles de marché, l’appropriation démocratique des travailleurs par le biais de Employee Stock Ownership Plan (ESOP), un mix de mécanismes de gouvernance appropriés au contexte tunisien, et un cadre institutionnel qui permettra à la gouvernance de donner ses fruits dans les meilleurs délais.
Le TESOP proposé ici repose sur cinq piliers
1) Transformer ces entreprises publiques en entreprises citoyennes où les employés, clients, consommateurs peuvent être actionnaires à part entière, mais d’une façon plafonnée et/ou modulée.
2) La création de deux collèges d’actionnaires « Dual Class Shares » pour les entreprises publiques appartenant à des secteurs stratégiques et pour lesquels l’État veut maintenir un véto décisionnel. Cette structure d’actionnariat permet à l’État d’investir dans l’innovation et de développer sa vision de l'entreprise en luttant contre une vision très court-termiste, qui favorisera le rendement à court terme au détriment de la pérennité de l’entreprise. Au contraire, l’État peut mobiliser le capital humain nécessaire pour créer de la valeur à long terme, cela se traduit à son tour par des rendements supérieurs qui bénéficient aussi bien à l’État, à l'entreprise et toutes les autres parties prenantes. Des sociétés de renom, telles que Ford, Tyson, Cablevision, Hewlett Packard, Berkshire Hathaway, Viacom et Hollinger International, ont deux classes d’actions. La dual class shares est une pratique très répandu au Canada, en Chine et aux USA pour ne citer que ces pays.
3) Implanter un mix de règles de gouvernance, avec un Conseil d’administration capable d’accomplir son rôle de contrôle, recruté au mérite et ayant les compétences nécessaires pour s’acquitter de son rôle de conseil, avec à la clef l’octroi des actions aux dirigeant, aux méritants et aux administrateurs, avec une rémunération pouvant résoudre les problèmes de risque moral (moral Hazard problem) et le problème de sélection adverse (adverse selection problem),
4) un cadre institutionnel axé sur les résultats et la rationalisation des ressources (humaines, entre autres) et orienté sur une planification stratégique trisannuelle et des objectifs à atteindre dans le respect de l’application de la loi (Law enforcement), la protection des investisseurs (investor protection), une comptabilité qui produira des chiffres comptables de qualité.
5) promouvoir une culture managériale qui articule de façon optimale la bonne gouvernance et la création de valeur économique nette. La Tunisie a un biais idéologique contre la propriété privée, alors que tous les citoyens cherchent à s’approprier de tous ce qu’ils peuvent (un bout de la rue, une terre attenante, une partie de la plage, …et même les fils conducteurs de l’électricité…). La Tunisie vit la tragédie du bien commun (the tradegy of the common) décrite depuis 1968, par l’économiste américain Garrett Hardin le récipiendaire du prix noble en économie l’américaine Elionr Ostrom (2009).
Par le TESOP, la Tunisie doit s’inscrire dans une stratégie de rupture avec une culture surannée du rôle de l’État, une culture imposée par la France et ses relais dans les rouages de l’État.
La Tunisie doit trouver son chemin dans la restructuration de ces 200 sociétés d’État. Avec le TESOP, la Tunisie retrouvera d’options de création d’un climat d'emploi plus productif, pourra espérer pouvoir rallumer la bougie de la production de la richesse et de l’espoir. Cela aidera l’État à redresser ses comptes, mais à arrêter l’hémorragie des ressources, des pertes et leurs méfaits sur la pression fiscale.
Ne pas courir deux lièvres à la fois
Force est de constater que l’État tunisien s’est éparpillé en voulant tout faire, pour ne rien faire de bon au final. Il suffit de voir l’état déplorable du service public : santé, éducation, sécurité, et infrastructure, etc. S’ajouter la gestion de 200 entreprises n’arrange rien et cela est totalement incompatible avec les administrateurs formés aujourd’hui à l’ENA de Tunis. La Tunisie doit se réconcilier avec la logique de l’économie rationnelle et les processus de la gestion axée sur les résultats (et pas sur les objectifs).
La Covid19, les revendications de plus d’un million de chômeurs, la délinquance, ainsi que l’état lamentable des infrastructures montrent clairement que l’État tunisien s’affaisse et n’est plus en mesure de gérer de façon optimale, capable se stabiliser la déroute, avant de relancer l’économie et alléger la pression fiscale.
La majorité des entreprises publiques sont dans une situation de détresse financière et/ou économique. Sept entreprises publiques d’un bilan des fonds propres négatif, pour 10 milliards de dinars (équivalent de 20% du Budget de l’État). Des entreprises déficitaires qui n’ont plus de fonds propres et qui ont englouti leur capital. Et ce ne sont pas les moindres : la CNRPS, la CNSS, la STIR, l’Office des céréales, la STEG, et bien d’autres.
Il est évident que l’État tunisien est un très mauvais gestionnaire, et il est aujourd’hui au pied du mur. Le budget de l’État a un déficit de 40%.
Comme dit le proverbe, « Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois ». Il est urgent de recentrer le rôle de l’état sur ses missions essentielles, et se limiter à l’offre d’un service public (pure au sens de la science économique) et dont les caractéristiques principales sont la non-rivalité, l’indivisibilité, et la non-exclusivité. C’est impensable ailleurs dans le monde que l’État détienne 900 000 hectares des meilleures terres domaniales (en friche)… Ce n’est pas normal que l’État importe du thé, de l’huile de soja… et produit et commercialise du poisson, du poulet, du tabac, etc.
Par la même occasion, les entreprises publiques ne peuvent pas continuer à faire fi du bon sens, de la vérité des prix et de la compétition saine et loyale. Il est absurde qu’une bouteille de gaz soit vendue à 7,500 dinars, alors que son coût de revient avoisine les 20 dinars. Comment l’État va financer la compensation du gaz en bouteille coûte 600 millions de dinars par an.
Depuis 2003 jusqu’à 2019, les tarifs des tickets de la Transtu et de la SNCFT n’ont pas enregistré d’augmentation, hormis une hausse de 5% en 2010. Le temps est venu pour une réflexion innovante et « outside de box ». L’actionnariat citoyen pourra être le mécanisme qui réconcilie les conflits d’intérêts qui existent entre les parties prenantes impliquées.
L’actionnariat citoyen
Le modèle TESOP doit ouvrir le capital des entreprises aux salariés de l’entreprise et citoyens tunisiens (consommateurs, investisseurs, clients, etc.). Le TESOP n'est pas un concept simple et unidimensionnel. Il existe plusieurs moyens par lesquels les employés peuvent détenir des actions dans leur entreprise, et les pratiques peuvent donner lieu à diverses combinaisons en ce qui concerne le rôle, droit, et obligations de l’État, des gestionnaires, et des employés.
Les employés peuvent acquérir du stock en le recevant comme subventions, à l’instar du fameux plan ESOP aux États-Unis. Dans un ESOP, les employés ne paient pas le stock avec leur salaire ou leur épargne, mais ils l’acquièrent initialement par un prêt qui est progressivement remboursé par les bénéfices de l'entreprise. À l'autre extrême, les employés peuvent acquérir des actions en achetant des actions avec seulement leurs propres économies. Cela se produit lorsqu'un employé achète des actions de l'entreprise.
Une autre approche américaine a consisté à promouvoir est un plan d'achat d'actions des employés, où les employés reçoivent généralement un rabais de 15% sur le prix du marché et acheter des actions sur quelques jours prédéterminés. Les ESOP réduisent la rotation du personnel et l’absentéisme, et ce à travers l’amélioration du niveau de satisfaction au travail et du sentiment d’être propriétaires.
Selon Marsh et McAllister (1981) ESOP a aussi un effet positif sur l’acceptation des employés des objectifs stratégiques de l’entreprise, et réduit la fréquence des grèves. Les chercheurs ont aussi montré que les ESOP améliorent la performance de l’entreprise lorsque les employés sont impliqués dans la prise de décision (Jones, 1987). Le diagramme ci-dessous résume les mécanismes à travers lesquels l’actionnariat citoyen améliore la performance des entreprises.
Les coûts, les flux de trésorerie, la gouvernance et la vélocité de transaction sont des facteurs importants dans la conception du bon ESOP pour les entreprises publiques tunisiennes. Si les parties prenantes dans le sauvetage des entreprises publiques veulent vraiment des entreprises publiques qui créent de la valeur à long terme et aligner les besoins des travailleurs, de l'entreprise et de la société, l'intégration d'un ESOP est un excellent outil pour créer un tel alignement et une valeur à long terme pour toutes les parties prenantes.
Si l'objectif est un investissement à très court terme avec une stratégie de sortie rapide, alors un ESOP peut ne pas être le bon outil. Comprendre les risques et les avantages ESOP, utiliser correctement les avantages sociaux existants dans l'exécution de ce choix stratégique et promouvoir une culture de propriété sont les facteurs les plus importants.
Samir Trabelsi