Jeunesse tunisienne: Il faut un port à ce bateau à la dérive !
Par Dr Sofiane Zribi - Les jeunes Tunisiens, pour une bonne part, souffrent d’une forme de dépression. Non pas celle que les psychiatres ont l’habitude de soigner mais une forme plus pernicieuse du mal qui paralyse la décision, immobilise le rêve, remplit l’âme non pas de tristesse mais d’apathie et en même temps fait que la seule jouissance n’est plus de se réaliser pour soi mais pour se montrer au groupe. Pour cette jeunesse, le seul espoir de s’en sortir est de partir. Loin. Là où elle ne rencontre pas les éléments qui organisent son désespoir actuel.
Des écoles qui n’éduquent plus et où désormais on n’apprend plus grand-chose, des rues sales et hideuses où la violence du langage côtoie l’incivisme des passants, des administrations inopérantes ou le simple fait de s’y rendre nécessite un courage infini, une absence flagrante d’espaces où le jeune peut prendre plaisir à y être et à se développer quand il ne s’agit pas, dans les quartiers populaires, du regard omniprésent des mafias de contrebandiers ou des groupes d’extrémistes qui tentent d’imposer leur loi.
La sexualité est aussi un autre problème. La moyenne d’âge du mariage avoisine les 30 ans et la pression sociale est telle que peu de jeunes ont la possibilité d’avoir des rapports sexuels. La seule sublimation possible reste la masturbation, devant le flot d’images ininterrompues que charrient les paraboles, la drogue ou le refuge dans une religiosité frileuse.
Cette prison sans murs
Néanmoins, le départ reste de loin la voie rêvée pour s’échapper de cette prison sans murs qu’est devenu le pays. En attendant, l’un des moyens pour faire baisser la tension reste le café. Il suffit de se promener dans les rues des villes tunisiennes pour être frappé par ce phénomène : les cafés, en nombre impressionnant, parfois baptisés salons de thé dans les lieux huppés, bondés de jeunes et de moins jeunes, qui y passent une bonne partie de la journée et de la nuit à fumer, à discuter, à draguer, à y vivre. La crise du Covid-19, en fermant ces rares espaces de libération, a contribué à faire davantage monter le sentiment de claustration.
Très peu de jeunes lisent un livre ou un journal, certains, qui ont les moyens de se les acheter, sont absorbés par leur smartphone ou leur tablette, d’autres jouent aux cartes mais la plupart papotent, discutent, refont le monde dans tous les sens et dans toutes les langues. Autour d’un café, d’une bière ou d’un joint de cannabis. Dans les grandes villes, beaucoup, à les écouter, ont le niveau de la licence ou du master. Très peu pourtant maîtrisent une langue correctement ou savent faire quelque chose de leurs deux mains. Très peu ont une expérience professionnelle, ou elle se résume bien souvent à quelques semaines dans un centre d’appels. Presque tous vivent aux crochets de leurs parents. Ils attendent que le gouvernement fasse quelque chose pour eux, que les choses bougent, mais ne font qu’attendre.
Le temps des cafés!
Le temps est devenu une autre dimension de leur espace. Ils le laissent couler doucement, lentement. Certains s’oublient un peu en fumant un joint en cachette acheté à la sauvette chez le dealer du coin. Chaque café a sa clientèle, son monde propre. Ici c’est les nantis, là c’est les affairistes, ailleurs c’est des étudiants et des élèves. Les plus pauvres ont aussi leurs espaces. On ne se mélange pas. La présence des femmes est palpable dans les salons de thé et les cafés chics. Mais dès qu’on arrive dans les cités modestes, la clientèle devient exclusivement masculine. Une minorité, en fin de journée, va migrer vers les bars qui servent de l’alcool, mais la grande majorité reste fidèle à la caféine. Dans les cafés des milieux ruraux, les tranches d’âge se mélangent, les conditions sociales aussi. Mais là, point de femmes, uniquement des hommes. On y vend, on achète, on négocie pour certains, mais pour la plupart on discute, on fume, on laisse passer le temps en se lamentant sur la pluie, le travail, l’avenir, l’État et on oublie le masque et l’épidémie de Covid-19.
La fuite et parfois le suicide
Pour l’étranger visitant la Tunisie, il ne peut qu’être surpris par ce pays dont une bonne partie de la population [les 15-29 ans représentent près de 30 % de la population] est figée, immobile. Ces jeunes, souvent diplômés, cultivés, ont été à l’origine de la révolution du 14-Janvier [2011] et sont devenus aujourd’hui spectateurs de leur propre avenir, une feuille d’automne dont se joue le vent et n’existe que pour exister.
Comment quitter cette position dépressive qui mène vers l’immobilisme, la fuite et parfois le suicide ? Comment faire pour que ces jeunes retrouvent de l’ambition, le désir de vivre et de construire dans leur pays ? Comment rompre avec ce cercle vicieux qui prive chaque année la Tunisie de la crème de ses enfants, qui partent servir et enrichir d’autres pays ? Comment, en un mot, changer le vécu social du Tunisien ?
La Tunisie est malade et on ne peut qu’espérer que ceux qui se proposent de la soigner aujourd’hui prennent d’abord la juste mesure du mal qui la ronge.
Dr Sofiane Zribi
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