Rafaâ Ben Achour: Moncer Rouissi, l’intellectuel, l’homme d’Etat et le patriote Tunisien... (Album Photos)
La Tunisie a perdu le 5 janvier 2020 l’un de ses cadres professionnellement les plus compétents et humainement les plus attachants. Il s’agit du très regretté Moncer Rouissi (9 septembre 1940-5 janvier 2021). Là où il est passé (ministères de la Culture, des Affaires sociales, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, de l’Education, ambassade de Tunisie à Paris, Haut comité des droits de l’homme et des libertés fondamentales), il a marqué de son empreinte le département et a noué avec ses collaborateurs des rapports très particuliers de camaraderie, à la fois détendue et respectueuse, sérieuse et studieuse. Il était un travailleur infatigable passant souvent plus de douze heures dans son bureau, même les week-ends, prenant rarement un congé annuel de plus de trois jours.
J’ai personnellement bien connu cet intellectuel, cet homme d’Etat, ce patriote issu d’une famille de grands militants nationalistes en le côtoyant en tant que secrétaire d’Etat (du 3 janvier 2001 au 5 septembre 2002) auprès du ministre de l’Education qu’il était.
Dès le premier jour, une relation de confiance et d’estime réciproque s’est instaurée entre nous deux. Elle puise ses racines non seulement dans une appartenance universitaire commune, mais également dans des rapports entre nos pères respectifs (Mohamed Fadhel Ben Achour et Moussa Rouissi) et entre mon père et l’oncle maternel de Si Moncer (le grand militant Youssef Rouissi). Notre amitié a évolué au fur des années pour se hisser en véritable fraternité et s’est poursuivie jusqu’au dernier jour.
Nous avons échangé les vœux de bonne année 2021 par téléphone le samedi 2 janvier et avons convenu de nous rencontrer dimanche (10 janvier). Je devais, lors de cette rencontre programmée, lui remettre mon livre Propos sur la Constitution du 27 janvier 2014 sur lequel j’avais rédigé une dédicace le 4 janvier au soir. Le sort en a voulu autrement. Le lendemain matin, j’apprenais la nouvelle de l’hospitalisation de mon ami. Le soir la nouvelle fatidique m’était communiquée.
Mes relations professionnelles avec le ministre Moncer Rouissi ont été, grâce à son intelligence, harmonieuses, complémentaires et surtout amicales ; ce qui était, absolument exceptionnel. Ailleurs, la plupart de mes autres collègues secrétaires d’Etat avaient des relations distantes, voire conflictuelles, avec leurs ministres. Souvent, régnait entre le ministre et le secrétaire d’Etat une lutte, voire une guerre de position ; le ministre voyant dans le secrétaire d’Etat un concurrent et le secrétaire d’Etat estimant que le ministre constitue un frein ou une barrière à son avancement.
Ma première rencontre avec Moncer Rouissi, que je ne connaissais que de réputation et à travers ses travaux scientifiques, a été très franche et honnête. Je lui ai clairement expliqué que je n’étais pas au ministère pour l’écarter ou prendre sa place, mais que j’étais là pour lui servir de «première ligne de défense», ce qu’il apprécia grandement à mon sens.
Pendant mes 19 mois passés auprès du ministre, il n’y a jamais eu de clash ou de malentendu entre nous. La suspicion réciproque nous était inconnue. Contrairement à mes collègues dans les autres ministères, j’avais accès à l’ensemble du courrier et non uniquement au courrier qui m’était personnellement différé pour suivi, instruction ou action. Fait exceptionnel, le ministre adressa à tous les services du ministère une circulaire portante définition des compétences du secrétaire d’Etat (qu’il me chargea de rédiger en toute liberté). J’assistais à ses côtés à toutes les réunions, y compris avec les syndicats. Les hauts fonctionnaires du ministère n’avaient pas besoin du feu vert du ministre pour solliciter mon aval, pour collaborer avec moi ou pour recevoir des instructions. De mon côté, je rendais constamment compte au ministre de tout ce que je faisais. Je le voyais plusieurs fois par jour. Le jour où mes fonctions au ministère de l’Education ont été interrompues, le ministre a tenu, en présence de tous les cadres du ministère, à me rendre un vibrant hommage. C’était le jour de mon cinquantième anniversaire. Dans un courriel qu’il m’adressa le 22 février 2017, Moncer Rouissi, après avoir lu un article que j’avais publié sur Leaders à propos de mon expérience de secrétaire d’Etat, m’écrit : «J’y retrouve Si Rafaâ...un homme de droiture et d’une très grande intégrité. Je garde le meilleur souvenir de notre fraternelle collaboration et j’étais réellement et sincèrement triste de notre... séparation dont je n’avais été nullement averti, contrairement aux habitudes me concernant. Nous avons accompli ensemble et en très bonne entente une œuvre grandiose et en si peu de temps. Il reste une amitié forte et j’aurai gagné un frère. C’est le plus important. En toute fraternité ». Dans ce message, s’exprime toute la relation spéciale entre nous, et surtout la grandeur de Moncer Rouissi, qui était réellement choqué par ma révocation. En un mot, une confiance réciproque caractérisait nos rapports, et ce n’est pas peu dire.
L’œuvre qu’il accomplit au ministère de l’Education était en effet grandiose. Il avait abattu pendant une courte période (du 23 janvier 2001-25 août 2003) un travail colossal dont la loi d’orientation relative à l’éducation et à l’enseignement scolaire (n°2002 – 80 du 23 juillet 2002), le plan de réforme 2001-2007, le lancement des classes préparatoires, la généralisation progressive de l’approche par compétences, la mise sur pied du projet d’établissement, un programme de remise à niveau de l’école, des collèges et des lycées. La plupart de ces réformes n’ont malheureusement pas fait long feu, les successeurs de Moncer Rouissi n’ayant rien fait pour les poursuivre. Je salue l’œuvre qu’il a accomplie au ministère de l’Education. La loi d’orientation de l’éducation déjà citée, toujours en vigueur, en est le symbole le plus éloquent. A mon avis, Moncer Rouissi a été, et reste à ce jour, le seul ministre de l’Education à avoir porté un vrai projet pour l’éducation. Depuis, les ministres se sont succédé sans laisser de traces.
Notre relation n’a jamais cessé depuis. Elle a duré pendant 20 ans. Nous nous voyions régulièrement, discutions de l’actualité, des lectures de l’un et de l’autre, etc., le plus souvent en présence de son épouse et de notre ami commun Abdallah Labidi.
Moncer Rouissi a rendu à son pays d’immenses services, avec loyauté, discrétion, compétence et un sens aigu de la responsabilité. Il a su se retirer de la scène politique alors qu’il pouvait donner encore plus, mais il n’a jamais renoncé à s’intéresser à la chose publique et à émettre ses opinions sur l’actualité.
Au ministère, nous travaillions en vraie famille dans un air détendu, jovial, sérieux et studieux. Avec ses collaborateurs, Moncer Rouissi était un capitaine d’équipe, non un ministre. Avec les nombreux syndicats du ministère, il a très vite su instaurer une relation paisible et confiante.
La Tunisie a perdu un grand homme. J’ai perdu un grand ami, un frère. Je ne peux que m’incliner avec respect et tristesse devant sa mémoire.
Je te regretterai toujours cher frère. Tu es inoubliable.
Rafaâ Ben Achour
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