Chedly Ayari et le rêve d’un amphithéâtre
Par Hédia Abdelkéfi - Professeur émérite – Université de Tunis El Manar - C’est le mercredi 27 octobre 1999. La conférence est prévue pour 15h. L’affluence est particulièrement forte en ce début de nouvelle année universitaire. L’amphithéâtre tout pimpant de l’Ecole supérieur de commerce qui venait d’être créée à l’Université de Sfax est plein à craquer. Pourquoi ce jour-là précisément, l’espace de l’ESC est-il particulièrement envahi par un public nombreux et hétérogène ?
Il faut reconnaître que le sujet est des plus attrayants : « Le savoir et le développement » même si jusque-là, je ne connaissais Chedly Ayari que de nom. J’ignorais tout de ses différentes fonctions universitaires, ministérielles, bancaires internationales, diplomatiques… Le choix du moment est-il propice ? Certes la rentrée universitaire n’a pas démarré comme de coutume sur les chapeaux de roues : un climat de tension règne dans tout le pays à cause de l’approche de la date fatidique du 24 novembre, date à laquelle vont se dérouler les premières présidentielles pluralistes de l’histoire de la Tunisie.
Mais la mobilisation massive des électeurs fait que partout on esttout yeux, toutes oreilles pour toutes sortes de discours, intellectuels notamment, émanant de surcroît de personnalités proches de la sphère du pouvoir. Une chose est sûre, c’est que ce mercredi d’octobre, je ne me pose pas la question de savoir si l’intervention de M. Chedli Ayari a un rapport quelconque avec la conjoncture. Je me contente donc d’écouter, en jetant de temps en temps un regard autour de moi. L’assistance est médusée.
« Le savoir et le développement », sujet bien large en effet, si bien que le conférencier entame d’emblée son propos par « la révolution de l’information et son impact sur le développement », précisant qu’il s’agit de nouveau savoir et de développement moderne. Il relève « le pessimisme et l’hésitation dans les approches futuristes » et fait remarquer que sur « le savoir et le développement, les études sont rares ». De nombreuses références sont faites à « la banque mondiale en 1998 », au « rapport de l’OCDE en octobre 1999 », à « la société informationnelle nouvelle », à « la connaissance qui est incorporée à l’appareil », à « l’Homme de Cro-Magnon qui a inventé un appareil pour vivre et se défendre »... Je connais les expressions Homo sapiens et Homme moderne, mais Homme de Cro-Magnon ? Non, même si le souvenir des paroles de cette vieille chanson des Quatre Barbus fredonnée de temps en temps par un vieux maître d’école me reviennent lentement à la mémoire :
C'était au temps d'la préhistoire
Il y a deux ou trois cent mille ans
Vint au monde un être bizarre
Proche parent d'l'orang outang
Debout sur ses pattes de derrière
Vêtu d'un slip en peau d'bison
Il allait conquérir la Terre
C'était L'homme de cro magnon
L'Homme de cro
L'Homme de ma
L'Homme de gnon
L'Homme de CroMagnon, poum !
L'Homme de cro de magnon
Ce n'est pas du bidon
L'homme de cro magnon
…
Soudain, le conférencier sexagénaire me ramène à la réalité en tonnant dans la salle muette : « Le savoir est un bien collectif grâce aux nouvelles techniques de l’information et de la communication... Le monopole du savoir est détenu par le Japon, les USA et l’Europe…Le concept de transfert de connaissances a engendré la mentalité de l’assistance du savoir...L’illettrisme technologique est grave… ».
Comme pour anticiper toute éventuelle question sur la dynamique du savoir et ses principaux acteurs, il explique comment « l’investissement dans les ressources humaines », « la promotion du savoir local » et « la gouvernance de la chaîne du savoir » peuvent impulser une dynamique d’innovation. Le rôle de l’Etat est important, précise-t-il.
Chedly Ayari s’emballe. Progressivement, je découvre que son discours n’est pas seulement celui d’un économiste doublé d’homme politique, mais bien celui d’un enseignant universitaire habité parle processus de développement humain. Aussi pour capter l’attention de son public venant d’horizons divers analyse-t-il l’impact de l’investissement sur les ressources humaines dans la promotion de l’industrie de l’information. D’abord, la croissance est endogène ; l’homme est le fondateur du développement. L’avenir est dans l’investissement dans le domaine de l’éducation et de la formation. Pour trouver leur place dans la chaîne du savoir, les politiques nationales éducatives doivent accorder une grande importance à la formation. « La matière grise ! ». Le diplôme devient une ressource humaine quand il est actif. « Ne nous voilons pas la face, clame-t-il, le marché de l’emploi n’a pas une grande capacité d’accueil. L’émigration des cerveaux est inquiétante ».
Que faire ? L’université doit jouer son rôle de pilier identitaire, affirme-t-il avec véhémence. La privatisation des universités est nécessaire pour la reconfiguration et ladiversification du paysage universitaire tunisien. L’Etat doit être impliqué dans la révolution du savoir au niveau de la production et au niveau de la diffusion. Il faut ouvrir un marché du savoir, créer une concurrence, faire entrer le privé dans la chaîne du savoir. Le savoir, ce bien collectif, le privé doit l’investir et en tirer un gros profit.
Devinant l’effet de son allocution magistrale sur son public, Chedly Ayari enfonce le clou. Se sentant seul maître à bord, il exulte : « Comment se préparer au troisième millénaire dans la dynamique du développement des connaissances ? Faisons le Maghreb ! ».
Tonnerre d’applaudissements qui fait vibrer le sol et les murs de l’édifice.
Il allait conquérir la Terre.
C'était L'homme de cro magnon...
Hédia Abdelkéfi
Professeur émérite – Université de Tunis El Manar
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