Moncer Rouissi: La Tunisie moderne et patriote en deuil! (Albums photos)
Par Hatem Kotrane - Moncer Rouissi n’est plus ! La Tunisie moderne et patriotique est en deuil ! La sociologie tunisienne est en deuil ! La politique au sens noble du terme est en deuil ! Rarement le deuil n’aura fait d’une disparition un lieu de mémoire si idéalement pacifié. La disparition de Moncer Rouissi est pourtant une perte inestimable pour toute la Tunisie, plus particulièrement pour sa famille, sa femme, son fils, ses amis, ses disciples, sa ville natale Tozeur, dont personne n’a autant défendu le patrimoine et mis en valeur les richesses, y compris notamment en préfaçant un ouvrage, intitulé Les mille et un contes et récits de Tozeur ou l’aventure du Sud Tunisien.
Ainsi donc, la grande faucheuse a décidé d’enlever à notre affection celui qui fut, avant tout, un être terriblement intelligent et humble à la fois, qui a reçu du ciel des qualités qu’aucun autre universitaire et intellectuel de son époque n’a autant développées, pour donner vie aux idées de grands noms de la pensée qui l’avaient marqué, tels Alain Touraine, Pierre Bourdieu, Raymond Aron, Georges Gurvitch ou Jacques Berque, le tout en restant profondément convivial et sociable, avec un sens inné de l’humour qui a alimenté chaque instant de sa vie… jusqu’au jour de sa mort.
Mais Moncer Rouissi fut surtout un sociologue chevronné, «l’un des cinq plus grands sociologues que le pays ait connus», ainsi que rapporté par Jeune Afrique dans une livraison du 21 octobre 2003, un chercheur reconnu qui a cette particularité d’avoir mis ses idées au service de grandes causes de la Tunisie moderne, en pleine mutation, à commencer par la famille, contribuant par ses analyses ciblées, dans la continuité du Code du statut personnel, à lever les obstacles idéologiques et législatifs à une politique de la population, alors appelée planification familiale, qui était une œuvre tout à fait révolutionnaire non seulement au sein du continent africain et des pays arabo-musulmans mais également dans la comparaison avec les pays développés. Faut-il rappeler, à cet égard, par exemple, que la vente de contraceptifs et l’avortement ont été autorisés en Tunisie avant de l’être en France.
C’est ce même engagement pour la famille moderne qui amènera plus tard l’intellectuel, plongé en 1987 dans la vie politique, à défendre d’autres idéaux comme le maintien et le renforcement d’acquis de la femme et la promotion de sa place dans la société, l’éducation pour tous et, surtout, la formation professionnelle.
D’aucuns seraient tentés aujourd’hui de s’interroger, non sans reproche, comment cet intellectuel de gauche si jaloux de son indépendance d’esprit a-t-il pu se jeter, à corps perdu, dans la politique pure et dure, dès novembre 1987, pour soutenir le projet de changement annoncé par Zine el-Abidine Ben Ali et entraîner avec lui par la suite des intellectuels et militants aussi prestigieux que feu Mohamed Charfi, feu Dali Jazi, Saadoun Zmerli et bien d’autres grandes figures de la défense des droits de l’homme et des libertés ?
Une chose est cependant sûre. Là où il est passé, son patriotisme inné hérité d’une famille de militants - dont son père et son oncle, Youssef Rouissi, compagnons d’Habib Bourguiba pendant la lutte de libération nationale -, son engagement social et son expérience de la société civile ont été utilement mis à contribution au service de causes justes, y compris en contribuant à la conclusion, en 1988, d’un « Pacte national » en vue de la construction d’une société démocratique, tolérante, solidaire et plurielle. Ses empreintes ont été, par la suite, réelles en occupant notamment les postes de ministre de la Culture, des Affaires sociales, de l’Emploi et de la Formation professionnelle, de l’Éducation et de la Formation. Partout, il s’est distingué par son action inlassable en vue de valoriser ces secteurs vitaux qu’il a marqués de réformes modernes et de programmes complets et concrets en établissant, en particulier grâce aux services de l’emploi modernisés, une relation étroite entre l’orientation et la formation et l’emploi, tant il était convaincu que l’Etat ne pouvait rester indifférent face aux risques engendrés par les situations de chômage et de sous-emploi. Il était, alors, un des rares ministres à défendre en force l’idée, qui refait aujourd’hui encore surface, à savoir que, quels que soient les mérites de l’économie de marché et le regain d’intérêt dont elle semble bénéficier de nouveau, «le marché du travail ne peut être totalement confié à l’autorégulation, ni être traité comme le marché libre d’une marchandise quelconque» !
Et que dire de sa présidence du Comité supérieur pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales (Csdhlf) où il a été nommé le 26 janvier 2007. D’aucuns seraient tentés de dire que sa mission à la tête de cet organisme consultatif a été marquée, comme ses prédécesseurs, les regrettés Rachid Driss et Zakaria Ben Mustapha, par un conformisme frileux. Ceux qui, comme le rédacteur de ces quelques lignes, l’y ont accompagné témoignent pourtant que son engagement pour les droits de l’homme et les libertés était réel et que, sous sa présidence, les attributions du Comité ont été renforcées, à la faveur d’une loi n°2008-37 du 16 Juin 2008 qu’il a su défendre et qui était largement en harmonie avec les normes internationales.
Sous sa présidence, le Comité s’est en tout cas employé, avec les moyens, le contexte et la pesanteur politique de l’époque, à faire avancer la cause des droits de l’homme au quotidien, y compris en recueillant et en instruisant les plaintes sur les violations commises et en proposant les mesures et voies en vue de les faire cesser. L’histoire redonnera justice à Moncer Rouissi, ainsi qu’à d’illustres membres dudit Comité qui se sont dépensés sans aucune contrepartie financière et qui avaient, pour la plupart, su témoigner d’une plus grande humanité!
Puissions-nous alors, à ce moment précis où nous rendons ensemble un ultime hommage à Moncer Rouissi, faire perpétuer à jamais le souvenir d’un homme qui fut tout cela à la fois : un grand professeur, un sociologue, un humaniste engagé, un homme d’Etat profondément patriote et un grand ami!
Hatem Kotrane
Professeur de droit
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