Tunisie: Il faut que dire devienne faire!
Par Abdellatif Mrabet - Le ministère des affaires culturelles n’est plus. Vive le ministère de la culture et de la valorisation du patrimoine! Dans notre pays, la valse des dénominations des portefeuilles ministériels continue. Celui de la culture, depuis sa création en 1961, a porté des appellations différentes en s’associant même parfois au département de l’information. La dernière en date de ses appellations, adoptée en 2016, en avait expurgé les mots «sauvegarde du patrimoine» pour les diluer dans l’intitulé générique d’ «affaires culturelles», une dénomination qui n’est pas sans rappeler celle du ministère Malraux, 1er portefeuille du genre en France, sous la Ve République mais qui, en Tunisie a déjà servi aux tous débuts, en 1961, avec le regretté Chedli Klibi. Cependant, voici qu’il y a moins d’un mois, le 16 janvier 2021, le président du gouvernement, annonçant son dernier remaniement ministériel – à ce jour virtuel et dont on ne sait s’il va voir le jour - nous a révélé une nouvelle dénomination où, bien revenu en titre, le patrimoine est arrimé à valorisation plutôt qu’à sauvegarde. Qu’est-ce à dire? Encore un fait du prince, un changement de cap? une nouvelle perspective de politique patrimoniale? L’avenir nous le dira, pour sûr. Cependant, dans notre pays, pays de tourisme, la valorisation, tout autant que le mot, employé il est vrai, depuis les années 1990, est déjà connue et revendiquée comme étant une pratique patrimoniale courante. En effet, jugée indissociable de la notion de développement durable et plus particulièrement de son retentissement sur les territoires porteurs du patrimoine culturel, étape située en aval du processus de gestion patrimoniale, elle a été tentée à plusieurs reprises via des mesures diverses de développement et de mise en tourisme. Ainsi, s’agissant des sites archéologiques, du moins les plus grands d’entre eux, on a annoncé plus d’une fois et souvent de façon péremptoire - la mise en place de quelques parcs (Carthage, Dougga, Sbeïtla et Oudhna) et déclaré vouloir établir quelques plans de protection et de mise en valeur (Carthage, Dougga). Cependant, il faut le reconnaître, sauf de rares exceptions, peu de ces réalisations virent réellement le jour. Carthage, site exceptionnel du patrimoine mondial, n’a toujours pas de plan de protection et de mise en valeur (PPMV), cela malgré des tentatives diverses, toutes curieusement non abouties. Il en va de même pour le site non moins exceptionnel de Dougga qui attend toujours le sien. Nos trois Médinas inscrites sur la liste du patrimoine de l’humanité (Tunis, Kairouan et Sousse) n’ont pas elles non plus, à ce jour, de plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV). Idem pour l’ensemble historique et traditionnel de Sidi Bou Saïd qu’on dit aussi vouloir inscrire sur la liste du patrimoine universel… A cela, ajoutons aussi qu’aucun de ces grands sites – pas même Carthage - n’a de centre d’interprétation digne de ce nom. Pourtant les écrits annonçant à coup de manchettes le recours à cet instrument pour valoriser les grands sites ne manquent pas. Nous attendons à ce jour le centre d’interprétation de l’architecture et du patrimoine qu’on nous a promis pour le site de Dougga. Celui de Kairouan, pourtant bel et bien construit à proximité de l’entrée principale de la grande mosquée en vue d’introduire à sa visite, lui non plus n’a pas vu le jour, d’emblée travesti en locaux pour l’inspection régionale du patrimoine. Quant au dit centre de présentation des monuments de la médina de la capitale, récemment mis en place (2019), il est de si faible envergure, si modeste, si peu fourni en indications qu’il ne peut prétendre servir l’objectif valorisation..
Veut-on, en changeant ainsi la dénomination du ministère, rattraper le temps perdu et résoudre tous ces problèmes en concrétisant toutes ces actions avortées, inabouties ?
La chose n’est pas impossible, pour peu que nous sachions nous mobiliser, fédérer nos efforts et les coordonner. Il faut en effet comprendre que les acteurs du patrimoine ne sont pas uniquement les professionnels de l’archéologie. Il y a les autorités locales et la société civile avec lesquels il faudra désormais compter pour réussir les actions patrimoniales projetées. Cela parait évident intellectuellement parlant mais dans les faits, la donne est encore loin d’être acquise. Il faut en effet que les responsables admettent que l’on ne peut protéger et encore moins valoriser un patrimoine sans l’implication – et parfois même l’assentiment - des concernés eux-mêmes. La réussite sur ce plan est donc tributaire de la participation citoyenne car la valorisation est aussi un acte de développement culturel territorial.
Cependant, le patrimoine n’est pas que monumental. Aujourd’hui, il existe une véritable illimitation patrimoniale. Les patrimoines sont devenus pluriels, matériel, immatériel, naturel, archéologique, industriel, de proximité… autant d’héritages que nous devons préserver et qui nécessitent eux aussi d’être valorisés, les uns tout autant que les autres. Allons-nous pouvoir le faire ? Saurons-nous le faire, sachant le retard pris dans l’étude et l’inventaire de tous ces avoirs ? Là aussi, l’optimisme peut être de mise, sachant les compétences dont dispose le pays - pour peu qu’on sache les mobiliser. Mais, ce qui immanquablement fait défaut, ce sont les moyens, l’argent, le nerf de l’action. De ce point de vue, il importe que les décideurs sachent que le budget actuel de la culture, dans son ensemble, suffit à peine à l’entretien du seul patrimoine. Qu’attendons-nous pour chercher des solutions ? Elles existent. Il faut les tenter. On a certes bien fait de légiférer sur le mécénat culturel en l’adoptant dans la loi complémentaire des finances de 2014 mais, insuffisamment médiatisé, ce dispositif est resté d’un apport fort mineur. La question du financement du patrimoine doit être réellement débattue. Sans moyens adéquats, nous valoriserons peu et sauvegardons encore moins !
La valorisation, c’est aussi une affaire d’outils. Ceux-ci, comme la notion même du patrimoine, ont beaucoup évolué ces derniers temps. La nouveauté est du côté des technologies numériques. La numérisation et les applications qui en découlent peuvent profiter au patrimoine en en augmentant l’attractivité et en le rendant davantage accessible au consommateur, citoyen ou touriste. Elles peuvent aussi, par l’intermédiaire de l’imagerie en 3D en faciliter la restitution, la reproduction, la documentation et la modélisation. De tels savoirs, ne nous sont pas étrangers et il convient de les mettre massivement au service des projets de valorisation que nous souhaitons engager. Il faut en effet numériser davantage de monuments, de pièces archéologiques et de pratiques culturelles qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Les quelques expériences de valorisation accomplies ou en cours par le biais de la réalité virtuelle et augmentée au musée du Bardo ainsi qu’au musée de Sousse sont fort concluantes. Idem aussi pour diverses opérations de reconstitution de monuments- à l’exemple du temple des eaux de Zaghouan, du nymphée de Dougga…- ainsi que de visite virtuelle des grands sites de Carthage, de Sbeitla et de Dougga… Vaste et porteur le domaine du numérique a déjà donné lieu à l’éclosion de multiples Start-up spécialisées et il est à espérer que l’investissement dans ce secteur de l’économie culturelle grandisse davantage.
L’optimisme reste donc de volonté. Toutefois, quelquefois, pour ne pas dire souvent, alors que les compétences existent, c’est la bonne gouvernance qui semble faire défaut ! La valorisation, il faut le dire, est une affaire de gestion et non de dénomination. Ces derniers temps, on a vu proliférer les gestes de mauvaise gouvernance et d’incompétence affectant des sites qu’on croyait intouchables, protégés par l’Etat, les uns au national, par classement, les autres, à l’international, par inscription sur la liste du patrimoine mondial. Le cas de Carthage en est un triste exemple. Idem aussi pour les ksour qui sont pour la plupart en déficit de restauration. Ils ne sont pas les seuls. Les monuments historiques en perdition, hélas, se comptent par dizaines. Les musées ne sont pas mieux lotis. C’est ainsi qu’on en a vu fermer quelques uns, le plus illustre étant celui national de Carthage totalement soustrait à la visite depuis 2018. Le Bardo, quant à lui, n’est pas au mieux de son rendement avec des salles en attente d’exploitation et des « réglages » qui tardent à venir. Aussi, ces derniers temps, faisant dans le spectaculaire, priorisant ce qui n’était pas prioritaire, on a multiplié les annonces d’actions à l’international et on a occulté les urgences auxquelles, hélas, nous rechignons de plus en plus à faire face. Pour l’heure donc, valoriser c’est aussi remobiliser et rassembler les forces pour pouvoir corriger les déviations, limiter les dégâts et ne pas céder aux difficultés. Sommes-nous réellement prêts à retrousser nos manches ?
Abdellatif Mrabet