L'édito de Taoufik Habaieb: Epuisement
L'assitude, fatigue, morosité. Les Tunisiens risquent de perdre leur capacité de résilience. L’épidémie n’a fait que prolonger et aggraver les autres crises, mettre au jour l’impréparation et l’incompétence des dirigeants, révéler la fragilité des piliers sur lesquels on pourrait s’accrocher.
Le tarissement des caisses de l’Etat s’accompagne de la déliquescence des institutions et l’érosion du lien social. Le sentiment d’union nationale, de solidarité et le rapport à l’autre s’affaiblissent en nous tous. Chacun dans son îlot, la douleur du présent, la crainte du pire…
Nous voilà conduits là où nous ne voulons pas aller. Saint-Just avait pourtant mis en garde contre cette force des choses qui, aujourd’hui, force nos destinées.
Condamnés à vivre avec, tous se demandent si le salut viendrait d’un homme fort ou d’un système démocratique ?. A l’heure des essais en tous genres dans ce grand laboratoire qu’est devenu le pays, personne ne s’est résolu au mode effectif d’implication des Tunisiens dans la décision.
L’homme-miracle relève des chimères. Il n’existe pas. Inutile de chercher à l’inventer. Point de providence. Il va falloir s’y résoudre, une fois pour toutes.
Ni vision, ni programme, le débat est, en plus, confisqué. La responsabilité, en répondre à qui et répondre de quoi, perd tout son sens. Parler n’est plus agir. Les politiques sont dans la surenchère du verbe et l’impuissance de l’action, dans l’impunité d’un scrutin électoral imminent. Les Tunisiens sont traités en mineurs, maintenus à l’écart, entretenus par les fourberies du buzz, sous-estimés dans leurs jugements, peu craints quant à leurs réactions décisives.
Conservatisme et repli sur soi deviennent évidents. L’absence de repères et la perte de confiance créent de nouveaux affects, de nouvelles humeurs, de nouveaux comportements. Distanciation devient synonyme de désintégration et, surtout, d’individualisme.
L’émancipation finira pourtant par se réaliser. Penser par soi-même, surprendre son entendement et s’en servir avec audace, si chers à Kant, seront encore loin de se réaliser. Mais le besoin créera la fonction.
Comment reprendre confiance ? Les institutions font montre d’impuissance. La sagesse escomptée des gouvernants tarde à s’exprimer. L’administration publique attend ses nouveaux ministres. Les services publics se dégradent de jour en jour.
Pourtant, les chemins de l’espoir existent. Ils sont difficiles, exigent détermination et sacrifices. Sans garanties d’aboutissement. Ne pas s’y atteler serait suicidaire. Les prérequis pour emprunter la voie du salut consistent en un changement de la classe politique, une nouvelle conception de la chose publique et une pratique rénovée du pouvoir. Si la classe politique actuelle n’accepte guère de quitter la scène, elle y sera contrainte, au plus tard lors des prochaines échéances électorales, en 2024.
Seule une réforme du système politique, à commencer par la loi électorale, ouvrira la voie à cette indispensable relève. D’ores et déjà, il n’appartient qu’aux Tunisiens de s’y engager. L’appropriation de la démocratie souffre d’un déficit pédagogique quant à la maîtrise de ses leviers. L’éducation civique, jusque-là totalement absente, sera nécessaire. L’invention d’un nouveau mode de gouvernance, fondé sur la redevabilité, servira de principe fondamental. L’impunité, source de tous les abus, pire ennemi de la démocratie, est à proscrire.
L’épuisement assèche tout. Sauf les valeurs. La lassitude s’empare de tous. Sauf des bonnes volontés. La morosité affecte l’esprit. Sauf l’âme. Les Tunisiens ne sauraient se laisser abattre. Point de fatalité. Rebondir est à notre portée... Si on y œuvre.
«Coache-toi, toi-même !».
Taoufik Habaieb