Une nouvelle approche de la recherche scientifique en Tunisie : les recherches terrain
Par Hazem Ben Aissa - Le monde change, le paysage socio-économique évolue, l’entreprise se transforme et la recherche en sciences sociales en Tunisie reste figée. Elle est figée dans ses résultats, ses méthodes et son apport à l’économie nationale. Paradoxalement, la recherche scientifique représente, aujourd’hui et plus que jamais, un facteur déterminant de création de richesse et de développement économique. Le rôle de l’université ne se limite plus à diffuser les sciences et les connaissances, il doit s’élargir en développant des activités de recherche scientifique qui favorisent et encouragent l’esprit d’initiative des étudiants et des chercheurs en termes d’innovation et de création, notamment dans le domaine des sciences de gestion.
Il y a deux façons de concevoir le rapport de la recherche à la réalité des organisations et donc à la pratique. La première et c’est la perspective dominante en Tunisie qui consiste à adopter une posture détachée par rapport à son terrain d’étude et en conséquence par rapport aux enjeux socio-économiques en gage de scientificité. Cette perspective dominante est symptomatique d’un malaise de la recherche scientifique en Tunisie. La seconde posture consiste à s’impliquer davantage par rapport à son objet de recherche et sur le terrain en apportant une plus value au monde organisationnel et donc en étant au diapason avec les divers enjeux socio-économiques. Cette posture pragmatique est sporadique dans les universités spécialisées en sciences sociales en Tunisie qui semblent aujourd’hui quelque peu hermétiques au monde de l’entreprise et à ses enjeux et difficultés dans le quotidien.
Les docteurs chômeurs reflet de la crise de la recherche en Tunisie
Le sit-in des docteurs chômeurs est le constat d’un échec de la recherche scientifique en Tunisie, par ses méthodes, sa production et sa légitimité. La recherche en Tunisie est orientée vers des considérations quantitatives, de ranking et d’impact factor, loin des préoccupations de l’entreprise et donc de l’environnement socio-économique. La bibliométrie et le souci des classements poussent à reproduire des schémas de recherche fermés et coupés de la réalité socio-économique. On a en effet mis au point une méthode facile à mettre en œuvre. Elle consiste à tester des hypothèses en envoyant des questionnaires à des organisations puis à les traiter avec des méthodes statistiques.
Dans cette première perspective, les chercheurs préfèrent travailler sur des matériaux «froids» (données existantes, statistiques, rapports) sans lien direct avec la pratique. Cette extériorité est problématique dès lors que les chercheurs étudient des matériaux « chauds », c’est-à-dire des problèmes et des enjeux d’actualité pour les entreprises. Dans ce cas-là, les sources accessibles viennent généralement à manquer. Des formes d’interactions avec le terrain sont alors inévitables sous la forme, a minima d’entretiens et parfois d’observations. La croyance d’une scientificité accrue pousse les chercheurs à adopter une position de neutralité vis-à-vis du terrain d’étude et d’éviter toute interférence avec.
La recherche de terrain comme nouvelle démarche de création de connaissances utiles
La deuxième perspective s’appuie sur une relation plus engagée envers le terrain. Elle se structure autour d’une démarche de recherche-intervention. Cette démarche s’appuie sur une immersion dans l’organisation en vue de conduire une intervention, c’est-à-dire d’accompagner ou de susciter une transformation des organisations. Fondamentalement, une recherche de terrain permet une connaissance plus approfondie du changement et du développement à l'intérieur des organisations, une identification des facteurs de causalité et des variables critiques et peut générer de nouvelles théories ou, du moins, de nouvelles propositions théoriques. L'intérêt des études de terrain se voit renforcé aujourd'hui par la discussion théorique des observations effectuées. C'est cette "reconnaissance de dynamiques d'interaction entre théorie et observations" qui leur permet de prétendre à la construction, même modeste, de théories.
La recherche-intervention fait froncer encore de nombreux sourcils dans le milieu académique en Tunisie. Manque de rigueur, opportunisme méthodologique, défaut de scientificité, impossibilité de généraliser… Pourtant, la recherche-intervention permet ce que d’autres démarches ne permettent pas : produire des connaissances scientifiques pour et par la transformation des situations de travail. Les connaissances produites par la personne qui s’engage dans une telle activité de recherche sont manifestement utiles au milieu organisationnel à la condition que cette personne s’investisse dans une démarche réflexive vigoureuse.
Les conventions d’entreprise et le besoin d’un dispositif juridique
La mise en place de la deuxième façon de faire la recherche se heurte à l’absence d’un cadre juridique qui permet de soutenir ce type de perspective. Elle se heurte aussi à ce malaise inhérent à la recherche en Tunisie et caractérisée par cette rupture avec la réalité socio-économique. Pour remédier à l’inexistence d’un dispositif juridique, nous avons procédé en tant qu’enseignant-chercheur à l’université de Tunis à signer des conventions d’entreprise pour formaliser la relation contractuelle entre l’université et les entreprises partenaires. Des conventions qui ne sont viables et qui ne reposent que sur la confiance et la conviction des partenaires en cette nouvelle démarche de la recherche, compte tenu du vide juridique.
Plusieurs conventions ont alors été signées depuis deux ans entre l’ESSEC de Tunis et plusieurs entreprises (Neoxam, Sofia, Vneuron, SPX, OneTech) qui soutiennent et encadrent les recherches de terrain. Ces partenariats établis permettent aujourd’hui de développer des connaissances utiles aux entreprises partenaires avec des contributions à l’avancement de la recherche scientifique. Elles permettent également et en conséquence une forte employabilité de nos futurs docteurs.
Une réforme globale de l’enseignement supérieur tournée vers l’employabilité des jeunes
À l’heure où l’on débat de l’employabilité des jeunes et des docteurs, et où l’on pose (encore et toujours !) l’objectivité scientifique comme une norme fondamentale dans notre métier, la recherche-intervention semble être une pratique différente, ouverte sur la société et ses enjeux ainsi que sur la place que peuvent y occuper les chercheurs scientifiques. Cette recherche/terrain ouvre la voie, d’une part au développement de connaissances utiles et pratiques pour les entreprises et d’autre part à l’accès à l’employabilité pour les jeunes chercheurs.
Cet appel à la mise en place de recherches connectées aux enjeux d’aujourd’hui se voit aussi étendue à l’enseignement supérieur. L’enseignement en sciences sociales est focalisé à une transmission de savoirs techniques décalés de la réalité des organisations. Il produit chaque année des diplômés chômeurs dont les connaissances acquises ne sont pas utiles aux organisations. Il est alors plus qu’urgent de réformer notre système d’enseignement et de se rapprocher des organisations en termes de méthodes et de pratiques d’enseignement. Cela peut se faire avec la mise en place des formations en alternance qui permettent de faciliter la construction des compétences qui conjuguent savoirs formalisés transmis en milieu académique, d’une part, et connaissances implicites qu’on ne peut acquérir qu’en situation de travail, d’autre part. Cette alternance semble être la solution pour l’employabilité des jeunes en Tunisie. En effet, l’alternance est en mesure de former ces jeunes parce qu’il s’agit du seul système de formation qui permet d’associer réellement les savoirs acquis en université et les apprentissages expérientiels acquis sur le terrain.
Hazem Ben Aissa,
Universitaire – RITM Université Paris-Saclay,
Diplômé de l’Ecole Polytechnique de Tunisie,
Docteur de l’Ecole des Mines de Paris.
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