Energie: la leçon qui vient du Texas
Par Mohamed Larbi Bouguerra - Non, ce n’est pas le Tiers Monde ni un pays en voie de développement : on est au Texas, aux Etats Unis et pourtant des gens ramassent de la neige dans des seaux dans la rue pour boire, se laver, nettoyer leur toilette. Quatre millions de maisons et des commerces dévastés par l’eau car les canalisations ont éclaté sous l’effet du gel.
Aucun doute : les Texans se souviendront de ces quatre jours de fin février où, tout à coup, les températures ont chuté à des niveaux dignes des pôles. : -8°C à Houston, -18°C à Dallas, -12°C à Austin…
Un tel froid polaire n’est pas absolument inconnu au Texas. De tels phénomènes météorologiques extrêmes sont repérés une fois par décennie affirment les spécialistes.
De gigantesques pannes d’électricité ont paralysé la distribution d’énergie (gaz et électricité) bien sûr mais aussi celle de l’eau potable ainsi que le fonctionnement des stations d’épuration des eaux usées, des hôpitaux et souvent le téléphone, les réseaux des télécoms ayant aussi été touchés.
Un géant de l’énergie défaillant
Le Texas, un Etat plus étendu que la France, est un géant de l’énergie. « Une fierté pour les élus conservateurs qui le gouvernent depuis trente ans écrit Médiapart (27 février 2021) qui écrit : « Premier producteur américain de pétrole brut, représentant à lui seul 41% de la production d’hydrocarbures des E.U en 2019, principal producteur d’énergie éolienne (28% de la production américaine) en outre leader sur le marché du gaz naturel, il a frôlé à quatre minutes près la défaillance de son réseau tout entier, ce qui aurait pu gravement endommager les infrastructures électriques sur place et engendrer plusieurs mois de panne. »
La presse parle de 70 décès au moins notamment par hypothermie ou par l’oxyde de carbone dans plusieurs Etats américains du centre et du sud. Dans la seule ville de Houston, 10 personnes ont succombé au froid glacial dans ce Texas où l’on compte un grand nombre de millionnaires – la plupart des magnats du pétrole.
Les Texans qui ont eu la chance de ne pas faire partie des 5 millions de citoyens condamnés à grelotter victimes des coupures intempestives ou des délestages durant de longues heures ont eu la mauvaise surprise de recevoir des factures d’électricité d’un montant astronomique pouvant atteindre les 16 000 dollars (près de 40 000 DT) pour seulement quelques jours d’éclairage et de consommation normale. Le mégawattheure, à 40 dollars en temps normal, a atteint 9000 dollars. Les fournisseurs les plus forts ont gagné 100 millions en quelques jours. Certains opérateurs – au Texas, on n’en compte pas moins de 220- ont magnanimement annoncé un « possible étalement » du paiement de ces douloureuses factures. De son côté, l’Etat texan a promis quelques aides et Washington des « mesures d’urgence ».
Mais le maire de Colorado City- qui a accusé ses administrés, frigorifiés jusqu’à la moelle par des températures négatives et qui se plaignaient du manque de chauffage, d’électricité et d’eau potable- d’être « le paresseux produit d’un gouvernement socialiste » ajoutant : « Je suis malade et fatigué de ces gens qui demandent l’aumône » et de prédire- socialisme darwinien- « seuls les plus forts survivront, les faibles périront. » (Lire Robert Reich, The Guardian, 21 février 2021). Le grand poète mexicain Octavio Paz (Prix Nobel de littérature) disait : « Le marché est sans conscience ni miséricorde. »
La loi de l’offre et de la demande
Durant la vague de froid, en vertu de l’application éhontée- y compris aux ménages- de la loi de l’offre et de la demande, la rareté de la denrée électricité a envoyé les prix à des hauteurs himalayennes. En effet, la loi 7 du Sénat de l’Etat du Texas, votée en 2002, est à l’origine de la dérégulation complète du marché. Cette loi, proposée au départ par la majorité républicaine, a profité d’un consensus bipartisan en faveur de la libéralisation et du free market (marché libre) donc d’élus démocrates. L’ancien gouverneur du Texas et président des Etats Unis, George W. Bush a été un des artisans du système afin de « réduire les prix ». Il a notamment supprimé le contrôle des prix de gros de l’électricité et ouvert un boulevard face à la dérégulation. Un conseil l’« Electric Reliability Council of Texas » (ERCT), qui avait la charge de gérer le réseau, n’a plus eu le moindre pouvoir pour investir dans la modernisation ou l’entretien des équipements et de l’infrastructure. Il a été réduit à surveiller le respect des règles de la concurrence entre les 220 prestataires. Mais cet organisme, lors de ces jours polaires, a permis que les opulents centres-villes de Houston, Dallas, San Antonio et d’Austin aient constamment du courant et brillent du feu de toutes leurs vitrines de luxe alors qu’il condamnait au même moment les circonscriptions (precints) moins riches de ces cités à l’obscurité totale et au froid glacial. Les Texans pauvres habitent pour la plupart dans des maisons insalubres et mal isolées. Les très pauvres ont recours aux tentes, aux caravanes ou campent dans leur voiture. Tous ces Américains ont gravement souffert du froid et certains en sont même morts. (The Guardian, 21 février 2021). Les riches, par contre, ont des générateurs qui peuvent pallier aux coupures. Ils peuvent recourir à de luxueux hôtels si nécessaire ou partir au soleil de Cancún au Mexique comme l’a fait le sénateur républicain -élu en 2013- Ted Cruz avec sa famille car son domicile de Houston serait devenu « un réfrigérateur » prétend son épouse, laissant ses électeurs à leurs graves problèmes du quotidien. Face au scandale, il a dû revenir, la queue basse, dans sa circonscription à Houston !
La concurrence que surveille ERCT fait baisser les prix, en principe. Mais la fameuse main invisible du marché, chère à Adam Smith, censée réguler les prix pour servir, en dernier ressort, le bien commun, n’a agi qu’en faveur des 220 entreprises texanes productrices d’électricité et de leurs actionnaires. « Poussant au bout la logique de la déréglementation, le Texas a créé un marché totalement libre avec aujourd’hui, des millions d’Américains privés d’énergie mais aussi d’eau courante, de factures mensuelles d’électricité de plusieurs milliers de dollars pour bon nombre de particuliers » est obligé d’admettre le journal Les Echos (23 février 2021) qui défend une ligne éditoriale favorable à l'économie de marché. Pourtant, le président français M. Emmanuel Macron affirmait devant l’OIT à Genève le 11 juin 2019 : « Quelque chose ne fonctionne plus dans ce capitalisme qui profite de plus en plus à quelques-uns. Je ne veux plus que nous considérions que le sujet d’ajustement économique de la dette prévaut sur les droits sociaux. »
Dans leur course folle à la compétitivité, les opérateurs texans ont fait l’impasse sur les investissements de maintenance de base. Résultat : lors de ces journées polaires de février, leurs installations sont tombées en panne, comme par effet domino, les unes après les autres, faute de systèmes antigel et en absence de possibilité de déclencher la moindre procédure de fourniture alternative d’électricité. A cause du froid, plus d’un tiers de la production électrique s’effondrait. «Les puits de gaz naturel ont gelé, les gazoducs ont gelé, tout comme les éoliennes. Quant aux centrales nucléaires, certaines ont dû être déconnectées. » (Médiapart, 27 février 2021). De plus, le modèle décentralisé texan a en effet rendu impossible tout transfert d’électricité venant d’autres régions du pays contribuant ainsi au désastre. Ce fonctionnement en vase clos devait « faire la démonstration de l’efficacité et de la supériorité du modèle texan dérégulé » note James K. Galbraith, économiste hétérodoxe à l’Université de Houston. Dénigrant les services publics comme autant «d’ébauches de socialisme », les dirigeants texans ont été prisonniers du dogme libre-échangiste. Ils ont oublié une particularité essentielle des réseaux électriques : «veiller en permanence à garantir les moyens d’assurer en toute circonstance l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité » ajoute le Pr Galbraith. (Odile Tan, « La glaciation du modèle énergétique libéral», l’Humanité, 1er mars 2021, p. 3).
C’est cette orientation économique biaisée, idéologique que certains organismes financiers internationaux et des agences de notation veulent imposer à bien des pays émergents car ils rejettent la notion de bien commun et ne jurent que par l’entreprise privée.
Pour nous Tunisiens, la leçon qui vient du désastre texan est claire : les entreprises nationales doivent rester propriété de la Nation.
Mohamed Larbi Bouguerra