Tunisie: Donner des perspectives à la jeunesse de vivre et travailler au pays
Par Mohamed Hedi Zaiem - L’appel pathétique, qui constitue le titre de cet article, n’a pas été prononcé par le président de la République, ni par le chef du gouvernement, ni par le président de l’ARP, mais par des centaines de personnalités du monde de la culture, de la politique et de la recherche, écrivains, cinéastes, politiques, universitaires…originaires de dix-neuf pays, dans une tribune publiée dans un grand média international. Nos politiques ont mieux à faire: jouer aux chaises musicales.
Sont-ils autistes au point que des «étrangers» sont devenus plus sensibles qu’eux à nos vrais drames. Il faut se l’avouer, la Révolution a failli sur presque tous ses objectifs dont essentiellement la lutte contre l’exclusion sous toutes ses formes. Beaucoup attendent «une deuxième révolution», certains, pour des motifs non avoués, y contribuent activement et n’y voient que le sang et les émeutes. Saurons-nous trouver suffisamment de génie pour reproduire un autre «miracle à la tunisienne» en redonnant aux jeunes des raisons d’y croire et d’espérer pas seulement par des discours – désormais sans aucune portée - mais par la mise en place de processus participatifs nouveaux et inventifs ?
Les jeunes demandent du respect
Il y a cinq ans je publiais dans ces colonnes un papier intitulé «Donnez le pouvoir aux Jeunes. Immédiatement !»
Disons-le tout de suite. Donner le pouvoir aux jeunes ne signifie pas qu’il faille nommer quelques «jeunes premiers» aux plus hautes responsabilités. Nous en avons vu, et nous avons été très déçus.
Les jeunes ont besoin de respect, pour tous et pas seulement pour quelques «jeunes premiers» parmi eux. La dignité (al karama), qui a été au cœur des revendications de la Révolution, ne signifie pas seulement un emploi. Les jeunes ont besoin de se sentir exister et d’être des acteurs de leur devenir et de celui du pays. Les jeunes ont aussi besoin de croire en quelque chose. Nous ne leur offrons sur ce plan aucune alternative réelle, cédant la place à des organisations terroristes ou des charlatans qui, qu’on le veuille ou non, le font, et le font si bien quand il y a de riches pourvoyeurs de fonds derrière. Et allez demander à comprendre les résultats des derniers sondages d’opinion.
D’abord, les jeunes nous disent «Ôte-toi de là que je m’y mette !». Malheureusement, dans l’esprit d’une large fraction de notre jeunesse, nos dirigeants, et par extension nos institutions (gouvernement, parlement, organes d’information, faiseurs d’opinions…) se sont non seulement avérés «incapables», mais parfois «malpropres», toutes tendances confondues, y compris ceux qu’une partie du peuple a plébiscités parce qu’ils les supposaient faisant partie de «ceux qui craignent Dieu». Ni les chapelles blanches ni les chapelles rouges n’ont été suffisantes pour garantir des dirigeants honnêtes, et encore moins compétents.
Si cette «karama» ne leur est pas due, ils la chercheront en se bardant de ceintures de cartouches, d’une kalachnikov ou d’une simple machette. Pour l’instant, la grande masse d’entre eux la trouvent dans les «confréries» de supporters de leurs clubs de football préférés, seules structures d’appartenance qui leur restent où ils trouvent encore chaleur, défoulement et protection. Mais jusqu’où cela tiendra-t-il ?
Le désert des politiques publiques d’insertion des jeunes
Le ministre de la Jeunesse, des Sports et de l’Insertion professionnelle, que je n’avais jamais connu auparavant, m’avait proposé de l’aider à trouver des solutions à la question de l’insertion des jeunes. J’avais décliné gentiment l’offre de faire partie de son cabinet, mais j’ai accepté de collaborer avec lui, et me suis mis de manière quasi-informelle au travail sans demander à être rémunéré. Je n’étais pas désintéressé, car ce qui m’intéressait, c’était de travailler sur un projet auquel je crois beaucoup, et qui constitue mon principal sujet de réflexion depuis quelques mois. Mon parcours académique et plusieurs années d’expérience administrative sur différents terrains m’ont convaincu de la fécondité du mariage entre les deux. J’ai beaucoup travaillé et écrit sur ce qu’on appelle l’Economie sociale et solidaire (ESS) et je savais que je gagnerais beaucoup en contribuant au cœur du terrain à la mettre en œuvre. En quelques semaines, j’ai étudié de manière approfondie tous les documents disponibles, tenu nombre de réunions avec les hauts cadres du ministère et animé avec eux de très fructueux débats. De ce cadre, la seule chose dont je rendrai compte est leur extrême dévouement et… leur grande détresse. C’est vrai que le paradoxe de ce ministère « sinistré » est le fort taux de rotation des ministres, à opposer à la quasi-permanence des politiques dont les évaluations rigoureuses ont prouvé les échecs. Il est vrai que chaque ministre qui débarque vient avec ses « programmes », qui ne font que reproduire - sous des appellations nouvelles, et toujours pompeuses - les mêmes vieilles recettes.
Ma grande déception est venue de certains travaux qui se réduisent in fine à une liste d’incantations et de vœux pieux. Ce que je peux vous affirmer, c’est que dans ce domaine, on est encore en plein désert… intellectuel, et on n’a pas avancé d’un iota.
L’autre sujet qui a mobilisé nos réflexions est l’ESS. Celle-ci est devenue malheureusement une mode, et cela fait « chic » de l’invoquer à tout-va. Les propos convenus soutiennent que l’ESS va permettre de créer des emplois et de résoudre le problème du secteur informel, sans dire comment. Une loi a été votée il y a quelques mois. La propagande officielle y a vu une réalisation importante qui va ouvrir la voie au développement de ce secteur, et certains observateurs plus ou moins avertis y ont vu beaucoup de défauts, parfois majeurs. Pour ma part, je pense que cette loi constituera un handicap très lourd pour le secteur qui se réduira au démonstratif et au développement d’un petit secteur à finalité sociale (au sens de l’assistance) soutenu par, et tributaire de, l’assistance de l’Etat et de la mansuétude de bailleurs étrangers, ce qui en limitera considérablement la portée.
Pour faire bref, l’ESS est un troisième secteur à côté des secteurs privé et public. C’est en fait une autre mode d’entreprendre. Tel qu’il est envisagé par cette loi, ce nouveau mode ne comporte aucune incitation particulière et n’octroie en fait aucun avantage qui rende l’investissement dans ce secteur préférable à l’investissement dans le cadre du secteur privé habituel, et si j’étais jeune et que j’avais l’intention de lancer un projet, je ne le ferais jamais le cadre de cette loi. La raison en est simple. Il s’agit d’une loi qui impose un grand nombre de restrictions réelles au niveau du comportement de l’entrepreneur en échange d’un ensemble de «privilèges» mineurs sinon totalement virtuels ou déjà existants, dans le cadre normal de l’investissement. Au passage, vous voyez déjà là les errements de ceux qui croient qu’il puisse attirer les «entrepreneurs» du secteur informel !
Certains défauts de cette loi ne peuvent pas être rattrapés au niveau des textes d’application que le gouvernement a déjà commencé à sortir, et j’étais très gêné de dire au ministre qu’une loi qui vient d’être votée devrait en fait être totalement revue.
Ce que nous voulons aussi rapidement montrer ci-dessous, c’est comment l’ESS constitue aujourd’hui une des voies les plus prometteuses pour ceux qui veulent donner des perspectives à la jeunesse tunisienne et les moyens de se réaliser et les aider à sortir d’une détresse insupportable, et que la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver.
L’Economie sociale et solidaire, une voie prometteuse pour les jeunes promoteurs
L’espace d’un article est trop étroit pour développer cette proposition, et nous nous limiterons à donner l’esquisse d’un ou deux aspects.
Devant la permanence du chômage en général, celui des jeunes et des diplômés en particulier, plusieurs options dominent le paysage des débats et des propositions.
Certains voient dans la technologie et «l’économie du savoir» la seule issue au problème du chômage des jeunes, et en particulier les diplômés d’entre eux. Nous avons eu l’occasion ailleurs de montrer qu’il s’agit d’un leurre. Il est possible de montrer que si ces technologies sont maintenant là, qu’elles s’imposent à nous, il est aussi illusoire de penser que nous pouvons nous en passer, que de croire qu’elles peuvent résoudre nos problèmes en matière de croissance et de développement. Par ailleurs, les études menées par des organismes internationaux comme l’OIT montrent que le progrès technologique se traduit inéluctablement par une destruction nette d’emplois.
D’autres considèrent que l’emploi salarié n’est plus en mesure de répondre aux demandes d’emploi et que la solution résiderait dans le développement de l’entrepreneuriat chez les jeunes. Les autorités ont mis en place depuis longtemps des mécanismes et des politiques visant à développer l’entrepreneuriat, Mais les résultats ont été décevants et le taux d’échec très élevé. Certains y voient un problème «culturel » qui est l’absence de « culture entrepreneuriale» chez nos jeunes.
Et nous avons vu se déployer une armada de programmes de formation à cet effet. Nous pensons que la question «culturelle» est marginale. Par contre, l’expérience concrète montre qu’il est en général illusoire de demander à un jeune de se lancer de manière isolée. Il y a d’abord la question de l’identification du projet. Un des gros problèmes pour le jeune entrepreneur est de trouver une activité où il y aura une demande solvable. Allez demander aux responsables de la Banque tunisienne de solidarité les problèmes rencontrés par les jeunes promoteurs pour identifier un projet viable et le nombre de projets qui ont capoté à cause de cela, et vous comprendrez que la disponibilité du financement – même si elle est contraignante pour beaucoup d’investisseurs - n’est qu’une condition nécessaire et très loin d’être suffisante pour la réalisation et la survie d’un projet, comme en témoigne le taux élevé de mortalité des projets individuels. L’avenir de l’entrepreneuriat est dans des projets collectifs. Et c’est là que l’ESS peut apporter quelque chose.
Un jour, un collègue professeur d’économie, commentant un de mes posts, a écrit : «Il faut que les gens comprennent que le marché de l’emploi est étroit en Tunisie», ce qui veut dire qu’il ne peut pas y avoir du travail pour tout le monde. Il a dans une certaine mesure raison. Le marché est étroit si l’on se restreint aux activités qui « intéressent le capital», c’est-à-dire qui permettent le profit et surtout le surprofit. Il y a énormément de besoins non satisfaits et dont la main-d’œuvre nécessaire (toutes qualifications confondues) dépasserait l’excédent de l’offre existante de travail.
D’abord pour nous, le domaine privilégié de déploiement de l’ESS est celui des services fondamentaux: éducation, santé, transports collectifs, culture et loisirs. C’est aussi probablement une des meilleures entrées pour les activités liées à la préservation de l’environnement.
L’ESS élargit le marché du travail en répondant à des besoins habituellement satisfaits par les structures publiques. Ces secteurs connaissent depuis plusieurs années une détérioration (sinon une défaillance totale) de leurs prestations et une fuite vers le secteur privé non accessible à la majorité des catégories sociales. En répondant à des besoins existants, l’ESS n’a plus de problème d’identification des projets. En ne faisant pas du profit son principal objectif, l’ESS peut rendre ses services accessibles à des catégories sociales et des régions n’ayant pas les moyens d’attirer le secteur privé et de bénéficier de ses prestations.
Plusieurs observateurs considèrent à juste titre que les situations de rente constituent l’une des principales barrières à l’entrée pour les nouveaux entrepreneurs et les plus jeunes parmi eux. Nous prétendons et pouvons montrer que l’ESS peut constituer un des moyens les plus efficaces pour lutter contre les situations de rente.
L’ESS est-elle la seule voie pour réconcilier les jeunes avec la démocratie?
Dix ans d’effervescence ont changé beaucoup de choses et parfois dans le bon sens. Mais de ladite «transition démocratique», nous n’avons non seulement rien réalisé, mais peut-être régressé. Dix ans après la révolution, il est un fait qu’il faut reconnaître : l’image de la démocratie, au moins telle qu’elle est matérialisée aujourd’hui, a été très altérée chez les jeunes par la dérive qu’ils observent chez les représentants de la classe politique et l’invasion de la sphère politique par les affairistes de tous bords. Ce qui est sûr, c’est que la démocratie ne constitue plus pour nos jeunes un projet mobilisateur. Pire, les idéologies fascisantes et populistes fleurissent dans le rejet de la démocratie, et les hommes et les partis politiques qui les représentent en font un aspect mobilisateur, et se retrouvent en tête des intentions de vote.
Comme conséquence, les jeunes tendent à se retrouver dans des formes de «comités populaires» dont les «tansiqyats» à la Kamour sont un modèle. Ces comités ne revendiquent pas la participation mais une part d’un hypothétique gâteau que certains mouvements politiques ont inventé et utilisé (l’argent du sel et du pétrole, par exemple !). Au lieu d’être une force de création à laquelle l’Etat doit apporter appui et moyens, ils sont une forme «appendicitale» de la société d’assistance à laquelle la Tunisie a été nourrie depuis le milieu des années soixante-dix du siècle dernier, et où le poste d’emploi n’est plus une contribution à la création de la richesse mais une simple position pour revendiquer une part d’un gâteau qui se rétrécit de jour en jour.
On ne peut aussi que signaler notre échec à réconcilier le jeune avec l’Etat et ses représentants en uniforme. Un jeune ne pèse pas grand-chose devant le moindre représentant des forces de l’ordre, surtout s’il est chômeur et démuni, et ce sentiment n’a fait qu’augmenter après la recrudescence de la violence policière observée ces dernières semaines.
L’ESS constitue-t-elle une de nos dernières chances d’enrayer cette dégénérescence?
La loi de juin 2020 organisant l’ESS revêt malheureusement une orientation très bureaucratique, contraire à l’esprit d’un secteur qui se veut être un modèle de gestion démocratique, pas seulement au niveau de chacune des entreprises, mais au niveau de la gouvernance du secteur lui-même. En réponse, nous revendiquons simplement qu’il ne faut pas y aller par quatre chemins, nous proposons que le secteur de l’ESS soit livré aux jeunes, organisés en «comités de l’emploi et de l’ESS» démocratiquement élus.
Une mise en œuvre de l’ESS nécessite en effet la mise en place de structures spécifiques destinées à :
• Mobiliser les jeunes autour du projet;
• Identifier les activités à développer;
• Identifier et former les jeunes promoteurs de l’ESS ;
• Accompagner les jeunes dans toutes les étapes : mobilisation des fonds, démarches…
• Assurer le suivi et le contrôle.
Beaucoup de compétences sont nécessaires et notre rôle ne sera que de les encadrer et les suivre. Imaginez la fierté d’un jeune qui aura désormais un «statut» dans sa communauté et parmi ses pairs, qui se sentira contribuer à créer des emplois et rendre des services à la société. Un jeune qui devient «quelqu’un»!
Les ressources publiques dépensées sans aucun rendement réel dans la multitude de programmes destinés à masquer et maquiller nos échecs seront plus que suffisantes pour financer ce projet. Les bailleurs de fonds étrangers seront ravis de pouvoir discuter avec un partenaire qui a une vision et un projet. Ce projet jouera un rôle central et fédérateur de tous les instruments existants: tous les instruments des politiques actives de l’emploi, les canaux et programmes de financement (aussi bien intérieur qu’extérieur) et aussi la formation professionnelle.
Ce que nous avons dit ci-dessus n’est qu’une esquisse rapide de quelques aspects d’un travail très minutieux que nous menons et qui occupera l’espace d’un ouvrage à venir, consacré à l’ESS, et dont l’objectif est d’étayer la thèse que ce secteur n’est pas un simple lieu réduit de la bienfaisance sociale, mais une nouvelle voie qui a tous les moyens de la pérennité, et qui constitue à notre avis une opportunité énorme qui a toutes les chances d’être gaspillée. La concrétisation sera tributaire d’un réexamen du cadre juridique actuel et donc une refonte totale de la loi fraîchement votée. Qui en aura le courage ? Et si courage il a, lui en donnera-t-on jamais l’opportunité? Car l’ESS dérange beaucoup d’intérêts en place et menace beaucoup de lobbies et les plus inattendus parmi eux, au point que par moments, je pense que cette loi a enterré l’affaire en même temps qu’elle lui a donné la vie.
Mohamed Hedi Zaiem
(*) Ceci est le troisième article d’une série consacrée au bilan des dix années post-révolution, mais surtout aux orientations futures. Il devait venir plus tard, mais les circonstances nous ont incités à l’avancer.
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