Tunisie : Le dépérissement de la règle de droit
Par Habib Ayadi - Les Tunisiens estiment que la IIème République fonctionne très mal. La désaffection à l’égard du régime est devenue le bonheur des opportunistes, devant une chambre « humiliée » et un Président de la République omniprésent.
La scène politique actuelle est dominée par des personnages politiques inconciliables. D’un côté des Tunisiens pour lesquels servir le pays est un honneur et une obligation ; alors que d’autres sont soit indifférents soit résignés. Cela nous renvoie à la pertinente formule du doyen J. Carbonnier : « la théorie de non-droit, entendu comme un retrait du droit ». Les gens heureux vivent comme si le droit n’existe pas, comme si la pression sociale, politique et juridique n’existe que dans la tête des malades et des bouffons du Roi et de la politique.
I- Un pays où la Constitution est dévoyée
Le droit constitutionnel écrivait Georges Burdeau, grand professeur du droit constitutionnel, « au sens strict du terme définit les règles juridiques auxquelles devraient se plier la vie politique. La règle constitutionnelle n’a qu’une valeur normative, elle constitue elle aussi une donnée de faits. Et d’ajouter, les règles relatives au statut du pouvoir se ramènent à ceci : « d’une part, l’autorité des organes de l’Etat ne peut s’exercer valablement qu’en vertu d’un acte d’investiture accompli conformément à la Constitution ; d’autre part, les gouvernements ne peuvent remplir leur attribution et mettre en œuvre la puissance étatique que suivant les formes et conditions prévues par la Constitution et les lois ».
Il en résulte que contrairement aux idées avancées, le président de la République est un serviteur de la Constitution et ne peut être constituant. Il ne peut par simple interprétation créer des obligations nouvelles.
L’article 89 de la Constitution dispose que « Le chef du gouvernement et les membres de gouvernement prêtent serment devant le président ».
C’est donc tous les membres collectivement qui se présentent devant le Président. Il ne lui appartient pas de décomposer la coalition du gouvernement. La décomposition de la coalition gouvernementale est contraire à l’article 89. C’est pour le Président une obligation et selon le droit administratif une compétence liée.
L’Etat tunisien, incarnation du pouvoir et de la cohésion du groupe social est réduit à un Etat sans vision et incapable d’appliquer la loi comme une règle obligatoire et génératrice de l’ordre pour devenir un moyen solidaire de la politique.
II-Quand une assemblée du peuple brade ses pouvoirs
La Constituante a rejeté le régime présidentiel suspecté de favoriser le pouvoir personnel contre un simple régime parlementaire rationalisé. On va donc converger tout naturellement vers une Constitution qui a dévolue l’exercice du pouvoir aux partis politiques, comme les seuls aptes à l’exercice du pouvoir puisqu’ils assurent les attentes des citoyens.
L’observation du régime démocratique et surtout parlementaire nous enseigne que le chef du gouvernement est celui dont le parti a gagné les élections. C’est lui qui aura la confiance de l’assemblée, en même temps que la légitimité et l’autorité pour diriger la politique du pays et pour mettre en exécution ses engagements électoraux.
Pour notre pays, ce n’est pas de cette manière que les choses se passent. Dans les faits et sous l’Assemblée précédente, un véritable bouleversement dans la distribution des pouvoirs s’est produit, dans la mesure où le Chef du gouvernement, auquel la Constitution accorde des pouvoirs étendus (art. 91) s’est effacé au profit du président de la République.
En l’absence d’une campagne électorale réellement démocratique, et en l’absence d’un chef de parti disposant d’un véritable programme de gouvernement, et jouissant d’un charisme et d’une solide autorité, c’est le président de la République qui, en toute liberté et à deux reprises, va choisir les chefs de gouvernement.
Ne devant rien à aucun parti, mais ne s’étant imposés ni par leurs compétences en matière économique, financière ou sociale, mais par la seule volonté du président, les chefs de gouvernement, hommes de circonstance et non de programme, tirent dès lors leur légitimité du seul référent présidentiel, véritable centre de gravité du pouvoir, et sont incapables de s’écarter de son champ d’attraction.
Pourtant, c’est bien connu, la réalité se venge quand éclatent une ou plusieurs crises et que la concentration du pouvoir devient insupportable.
Humiliée par un exécutif omniprésent et subissant les erreurs commises par la chambre précédente, qui a abandonné certains de ses pouvoirs constitutionnels au Président de la République et n’a pas été capable de désigner les membres de la Cour constitutionnelle, le chef de l’Etat s’est considéré comme le seul interprète de la Constitution, et celui à qui revient la désignation du chef de gouvernement.
En l’absence d’une Assemblée du peuple puissante, responsable et compétente, et ayant un lien direct avec le citoyen, lorsque le chef du gouvernement a voulu reprendre les pouvoirs qui lui sont reconnus par la Constitution (art. 91), il s’est heurté à la résistance du Président de la République.
Telles sont les conséquences d’un mode de scrutin où les députés ne sont pas élus directement par le peuple, mais désignés par les chefs de partis selon le mode de la représentation proportionnelle.
Telles sont les conséquences d’une classe politique de plus en plus émiettée et qui ne semble pas vouloir débattre que sur des enjeux et des questions mineures.
Habib Ayadi
Professeur émérite à la Faculté des Sciences Juridiques,
politiques et sociales de Tunis 2