Tunisie: Assurer de bons résultats de santé publique par la campagne de vaccination contre la Covid-19
1. Une campagne dans les starting blocks
Par Dr Moncef Belhaj Yahia et Dr Abdelwahed El Abassi - Notre pays prépare activement la compagne de vaccination contre la Covid-19 sur la base d’une stratégie nationale et d’un plan de déploiement définis au mois de décembre 2020, mais appelés à évoluer en fonction des connaissances acquises. Les objectifs étant de diminuer le fardeau de la maladie en termes de formes graves et de mortalité, de maintenir les capacités du système de santé en protégeant les professionnels de santé, de réduire les conséquences psychiques, sociales et économiques négatives liées à cette pandémie. La vaccination est volontaire, l’inscription se faisant sur une plateforme centrale. Au-delà des conditions logistiques et opérationnelles, cruciales pour réussir la mise en œuvre, un certain nombre de choix stratégiques seront déterminants pour assurer des résultats de santé publique par la vaccination contre la Covid-19. C’est sur certains de ces choix que la présente réflexion va porter et faire des propositions pour assurer les résultats de santé publique escomptés.
2. Potentiel et limites de la vaccination dans la lutte contre la pandémie du SRAS Cov2
On peut rêver d’éradiquer le SRAS Cov2 par la vaccination à l’instar de ce qui a pu être fait, après des décades d’efforts, pour deux maladies (Variole, Polio en cours). Le rêve est permis mais en l’état actuel des connaissances et des expériences, Il est plus raisonnable de penser que la vaccination va contribuer à mieux contrôler la pandémie de la Covid-19 en bridant son potentiel épidémique et en réduisant considérablement l’incidence des formes graves et des décès.
Des incertitudes qui peuvent limiter les options. Les vaccins sont encore en cours de développement et obtiennent seulement des autorisations non définitives dans le cadre de procédures d’urgence. Nous avons certes plus de connaissances sur les effets indésirables à court terme, mais nous ignorons ceux qui pourraient survenir à moyen ou long terme. Si elle peut réduire la transmission, il se confirme que la vaccination ne la bloque pas comme le démontre l’évolution de la situation en Israël. Ce pays continue à avoir une incidence très élevée avec plus de cinq mille nouveaux cas / jour au début du mois de mars avec près de 40% de la population vaccinée. L’apparition des variants (virus mutants ayant une contagiosité et ou une virulence plus forte) semble constituer un défi pour les vaccins en cours d’utilisation même s’il est très probable que les recherches et ajustements permettront à terme de surmonter ce problème.
Des convergences fortes rassurent sur les capacités des différents vaccins à réduire considérablement l’incidence des formes graves de la CoVid-19. Ces dernières affectent principalement les personnes âgées et celles présentant des comorbidités associées. Ceci apparaît clairement aussi bien en Israël qu’en Grande Bretagne avec des besoins d’hospitalisation drastiquement réduits pour les personnes âgées (réduction de 80% des hospitalisations après quatre semaines de la vaccination chez les personnes de plus de 80 ans en Grande Bretagne). Au-delà des controverses, il est généralement admis que les effets indésirables immédiats ou de court terme sont rares et similaires à ceux observés avec d’autres vaccins.
La disponibilité mondiale de vaccins constitue une contrainte majeure durant au moins le premier semestre voire toute l’année 2021, la demande mondiale étant si forte et les capacités de production étant encore limitées. La vaccination se fait à flux tendu de la production vers l’utilisation sans stocks préexistants. La montée en puissance organisationnelle et opérationnelle de la vaccination à travers le monde peut rendre encore plus aiguë la crise de disponibilité et affecter les objectifs à court terme d’autant qu’aucun pays ne connaît avec précision le besoin réel de vaccination compte tenu du niveau d’immunité naturelle acquise après la deuxième vague en cours.
Ces incertitudes et contraintes limitent la possibilité de contrôler effectivement et rapidement la pandémie. Par conséquent, le respect des gestes barrières et la poursuite des mesures de contrôle doivent encore se faire dans la durée et en relation avec les exigences de la situation. Par contre le principe de cibler et protéger, aussi rapidement que possible, les groupes les plus vulnérables aux complications de la Covid-19, est fortement conforté si l’on cherche à maximiser rapidement les résultats de santé publique. La stratégie nationale prend cette direction à l’instar de ce qui a été recommandé par le groupe international des experts en immunisation auprès de l’OMS. Mais se donne-t-elle les moyens pour en assurer les résultats ?
3. Adapter la stratégie compte tenu des contraintes et des incertitudes
Il semble pour le moins hypothétique de réaliser l’immunité de groupe à court et à moyen termes par la vaccination d’autant que les vaccins utilisés ne semblent pas bloquer la transmission d’une part et considérant la contrainte que constitue la disponibilité des vaccins d’autre part. Dans ces conditions et dans un contexte de vaccination à flux tendu (cad de la production au vaccinateur sans stocks disponibles) et de forte demande internationale, il est plus que jamais juste, équitable et efficient de commencer aussi rapidement que possible et exclusivement avec les groupes prioritaires si on vise un effet important sur la morbidité et la mortalité par la Covid-19. Le rapport avantages/ risques escompté de la vaccination de ces groupes est à priori très favorable en dépit des incertitudes. Toutefois les résultats attendus ne deviendront effectifs et mesurables que si les groupes vulnérables et à risque sont bien identifiés et adéquatement couverts par la vaccination. Dans ce cas de figure la virulence de fait du SRAS CoV2 s’en trouvera fortement bridée au point de ne plus constituer un grave problème de santé publique. Une telle approche se construit en faisant des choix avisés de l’utilisation des vaccins durant au moins le premier semestre voir la majeure partie de l’année 2021.
4. Profils des plus vulnérables aux complications de la Covid19
Sur la base des données nationales et internationales, la stratégie nationale de vaccination contre la Covid-19 définit très bien les groupes les plus vulnérables.Trois groupes doivent être mis en exergue pour l’impact positif majeur que leur couverture vaccinale adéquate pourrait voir sur la réduction de la morbidité et la mortalité attribuée à la Covid-19:
• Les personnes âgées constituent de très loin le groupe de population des personnes le plus vulnérable contribuant à la très grande majorité des décès attribués à la Covid-19. Près de 85% de la mortalité attribuée à la Covid-19 dans notre pays est survenue chez des personnes âgées de plus de 60 ans et seulement 2% chez les moins de 40 ans. La mortalité attribuée à la Covid-19 pour les moins de 40 ans est entre 0 et 5 pour cent mille personnes. Elle passe entre 100 et 464 pour cent mille personnes pour les plus de 60 ans (à la date du 25 décembre ONMNE). En Europe durant le 1ère vague plus de 96% de la mortalité est survenue chez de personnes âgées de plus de 70 ans.
• La comorbidité constitue une condition de vulnérabilité aggravante pour les personnes âgées. Pour les moins de 60 ans elle constitue un facteur de risque important mais sans commune mesure avec celui de l’âge. Les comorbidités qui pèsent le plus sur la mortalité par la Covid-19 sont surtout les maladies cardiovasculaires, le diabète et la condition d’obésité eu égard à leur prévalence importante dans la population. Mais d’autres comorbidités doivent être considérées comme le stipule la stratégie nationale
• Le personnel de santé exposé à un grand risque d’infection et dont la disponibilité est cruciale pour la continuité des services de santé ainsi que pour le dépistage et la prise en charge des patients Covid-19
L’identification des personnes âgées, la plus décisive, est relativement facile à faire (état civil, CIN et travail de proximité). Le nombre des personnes de plus de 60 ans est estimé à près de 1450 000 personnes (INS). Plus complexe mais faisable sera l’identification des personnes âgées de moins de 60 ans avec une comorbidité connue. La contribution des filières de soins et de suivi de ces patients sera précieuse pour leur mobilisation effective.
5. La problématique d'acquisition des vaccins
A la date du 5 mars 2021, la vaccination n'a pas encore commencé dans notre pays, alors que des pays voisins sont déjà à un stade avancé. Le Maroc a commencé sa campagne de vaccination le 28 janvier 2021 et a déjà vacciné près de 4 millions de personnes. L'acquisition des vaccins peut se faire de 2 manières, soit en s'inscrivant dans des initiatives collectives comme Covax et ou l'initiative de l'Union Africaine, soit en procédant à des achats directs. La Tunisie impliquée tôt dans l'initiative Covax, semble n’avoir bouclé son dossier que tardivement et n'a pas encore reçu la quantité de vaccins programmés pour le mois de février, à savoir 93,600 doses du vaccin Pfizer-BioNTech et 592,800 doses du vaccin Astra-Zeneca. Les raisons de ce retard n'ont pas été clairement expliquées, alors que plusieurs pays africains, dont le niveau de préparation pour la vaccination n’était pas aussi avancé que le nôtre, ont commencé à recevoir des quantités significatives de vaccin de l'initiative Covax. Concernant les achats directs, la Tunisie a signé un contrat de réservation avec Pfizer-BioNTech dès le mois de janvier pour 2 millions de doses à livrer au deuxième trimestre 2021, un vaccin qui pose des problèmes de logistique contraignants et est particulièrement coûteux mais n'a pas été suffisamment diligentée pour acquérir d'autres vaccins posant moins de problèmes de logistique et moins coûteux. Une impression d’improvisation se dégage sans balises claires et publiques délimitant le ou les vaccins qui conviennent le mieux pour notre pays dans une perspective de résultats de santé publique. Il n’est jamais trop tard pour mettre au clair ce dossier et limiter ainsi de possibles interférences de groupes d’intérêts.
6. Les défis à relever pour assurer des résultats de santé publique courant 2021
Les bons résultats en termes de santé publique durant l’année 2021 ne seront pas assurés sans un focus déterminé sur les groupes vulnérables aux complications de la Covid-19 d’une part et le maintien du respect des gestes barrière dans la durée d’autre part. Les défis suivants doivent être considérés à cette fin:
• Assurer une communication transparente sur tout ce qui concerne la vaccination, son importance mais aussi ses limites, afin d’éviter un relâchement dans le respect des gestes barrière aussitôt les vaccins arrivés. Les données concernant l'acquisition et le coût des vaccins, le respect des priorités, les difficultés d'organisation de la campagne de vaccination, les effets indésirables etc… doivent être rendues publiques et actualisés. C'est le seul moyen d'avoir la confiance des citoyens et de limiter l'intervention des querelles politiciennes
• Fixer des objectifs spécifiques ambitieux de couverture des groupes vulnérables et se donner les moyens pour les réaliser le plus rapidement possible par une mobilisation sociale ciblée. Il s’agit de mobiliser effectivement les groupes à risque prioritaires pour l’inscription et pour se faire vacciner. Il ne faudrait pas refaire l’erreur, de la première phase de la pandémie, d’une centralisation par une plateforme qui occulte ou marginalise la contribution locale encore essentielle de la première ligne. Ceci ne doit pas empêcher cela! Il doit être possible de mobiliser et articuler tous les moyens afin d’augmenter l’efficacité de santé publique de la vaccination. Compléter les listes par un effort local (Centres de Santé de Base en particulier) et par le biais des institutions concernées (CNAM en particulier) visant à considérer les personnes des groupes vulnérables et à risques non inscrites. Cet exercice est crucial pour appréhender les effectifs réels des cibles envisagées et mieux orienter les efforts pour leur mobilisation. On évitera ainsi une dispersion des efforts et un ‘’gaspillage’’ de vaccins utilisés chez des personnes non à risque laissant les plus vulnérables non couverts et exposés aux graves complications durant les mois à venir et lors d’une 3ème Vague attendue.
• Notre pays dispose depuis plus de quarante ans d'un circuit de vaccination fonctionnel qu'il faut utiliser en étendant rapidement la possibilité de vacciner aux Centres de Santé de Base et aux médecins de famille avec les vaccins dont la gestion logistique est ordinaire. Il est possible de le faire sur la base de listes validées et selon des dispositions à développer. Cette campagne est probablement le début d’un processus de vaccination périodique. Construisons sur nos points forts et modernisons tout en préservant l’atout précieux de la proximité.
Dr Moncef Belhaj Yahia et Dr Abdelwahed El Abassi