L’Antiquité tunisienne revisitée par Samir Aounallah
Par Véronique Brouquier-Reddé - De la fondation d’Utique à la chute de Carthage : dix-huit siècles d’histoire (1101 avant J.-C. — 698 après J.-C.), voici un ouvrage d’histoire qui explore, de manière rigoureuse et didactique, sous la plume de Samir Aounallah, les différentes facettes du passé de la Tunisie du début de l’Antiquité jusqu’à la conquête musulmane. Une histoire complexe qui s’inscrit dans un territoire dépassant les frontières actuelles de ce pays, traversé au nord par la Maj(a)rda et l’oued Miliane et occupé au sud par les steppes et le désert. Il fut le théâtre de plusieurs civilisations qui ont choisi, selon les siècles, différentes capitales : Utique, Carthage, Zama, Sousse ou Sbeïtla.
Le livre embrasse une période longue de 1 800 ans, ponctuée de fondations de cités célèbres (1101 Utique, 814 Carthage), de batailles et destructions immémoriales (défaite de Zama en 202, destruction de Carthage en 146, bataille de Thapsus, prise de Carthage par les Vandales en 439, prise de Carthage par les Arabes en 698), qui l’ont façonnée. Ce passé nous est familier grâce aux témoignages textuels variés qui nous sont parvenus d’historiens, d’hommes politiques, philosophes, poètes, agronomes ou religieux, païens ou chrétiens, carthaginois, africains, latins ou grecs. Les documents épigraphiques, si nombreux en Tunisie, sont une source inestimable pour connaître la vie municipale, les noms et les statuts des cités, les évergètes, les cultes, les habitants, etc.
D’autres informations émanent de cette étonnante densité urbaine qui atteste l’importance et la richesse de cette région occupée par des villes telles que Carthage, Kerkouane, Dougga et El-Jem, inscrites sur la liste du Patrimoine mondial de l’Unesco, et par d’autres dont la plupart des toponymes latins ont été identifiés malgré le processus de translittération : Aïn Tounga, Béja, Boughrara, Chemtou, El-Jem, El-Krib, Hammam Darragi, Henchir Douamis, Jebel Oust, Haïdra, Henchir el-Kasbat, Zama, Kasserine, Kbour Klib, Kélibia, Kerkouane, Ksar Ghilane, Makthar, Mdeïna, Nabeul, Sbeïtla, Sousse, etc. Les recherches sur le terrain progressent, les opérations d’archéologie préventive sont réalisées non seulement à Carthage mais sur l’ensemble du territoire ; les artefacts, de mieux en mieux étudiés et datés, précisent la chronologie.
Les civilisations qui prirent forme dans ce pays ont marqué non seulement son passé mais aussi celui du nord de l’Afrique et du Bassin méditerranéen. L’une des cultures préhistoriques, le Capsien, est l’éponyme d’un des sites tunisiens. Pendant la Protohistoire, la Libye couvrait l’ensemble du Maghreb, et ses habitants - les Libyens - utilisaient l’écriture libyque et sont principalement connus par leurs monuments funéraires (dolmens, tumuli et haouanet). L’histoire de ce territoire est liée à celle de la Méditerranée dès l’expansion phénicienne et les fondations de colonies qu’elle établit à Utique, Carthage, Sousse, Bizerte, Henchir Botria…
La légendaire Carthage, cité-Etat qui exerce son hégémonie sur la rive sud du Bassin méditerranéen et sur l’intérieur du pays, crée la civilisation punique avec sa propre langue, le punique, tout en utilisant le grec dans les opérations commerciales, ses institutions dont le sufétat, et sa monnaie. Ses relations avec la Phénicie, la Sicile, la Grèce, Rome, la Libye et la Maurétanie l’ont profondément influencée. Son espace se réduit au gré des trois guerres puniques contre les Romains, de ses alliances ou mésalliances avec les Numides et les autres cités. La Numidie des Massyles, située à l’ouest et au sud-ouest de Carthage, adopte le punique et le néopunique mais conserve l’usage du libyque comme le démontrent les célèbres dédicaces bilingues libyco-puniques de Dougga. Les maqdès (temples, mémoriaux), les mausolées turriformes, les monuments circulaires (bazinas) révèlent une architecture originale, profondément marquée par les influences punique et grecque.
Sous la République romaine et l’Empire, les institutions et les statuts des villes et des habitants ont été modifiés, le latin devient la langue officielle, de même les villes et les édifices publics et privés s’approprient les innovations techniques et formelles du conquérant tout en gardant leurs spécificités locales, créant ainsi des œuvres dont l’originalité et la beauté font l’admiration des visiteurs des sites et des musées tunisiens. L’agriculture et l’arboriculture, initiées à l’époque carthaginoise, se développent comme en témoigne la création des domaines impériaux gérés par les lois agraires (lex Manciana, lex Hadriana). Les produits renommés de l’Africa s’exportent très loin : les céréales, l’huile, le vin, les salaisons, les bêtes sauvages, le marbre de Chemtou, le savon d’Utique, l’encens et les parfums… En contrepartie, la vaisselle de luxe afflue de toute la Méditerranée. À partir du IIIe siècle, le polythéisme africo-romain qui mêlait l’héritage de Rome et de la Grèce aux croyances venues de Carthage et du monde berbère, évolue progressivement vers le monothéisme chrétien. La prise de Carthage en 698 par les Arabes, annonciatrice de l’avènement d’une nouvelle ère, sonna définitivement la fin de la présence des Byzantins qui avaient chassé les Vandales, et par là même la fin de l’Antiquité.
Samir Aounallah retrace, à la manière d’une promenade dans le temps et dans l’espace, l’histoire antique de la Tunisie, en évoquant les changements de statut (royaume numide, province romaine), de nom et de limites géographiques de celle qui fut l’ancienne Libye, la Numidie massyle, l’Africa, l’Africa vetus et l’Africa nova, l’Afrique proconsulaire, la Numidie (militaire), la Byzacène, la Zeugitane, la Tripolitaine. Elle est habitée selon les régions et les époques, de Libyens, Afri, Carthaginois, Puniques, Libyphéniciens, Numides massyles, Romains. Les plus illustres d’entre eux sont entrés dans l’histoire : Élissa/Didon, Sophonisbe, les frères Philènes, Hannon, Tacfarinas, Hannibal, Hiarbas, Syphax, Massinissa, Micipsa, Jugurtha, Juba I, mais encore Apulée, Augustin, Corippe, Cyprien, Magon, Tertullien et bien d’autres. Samir Aounallah met son savoir d’historien à la portée de tous, en donnant la possibilité d’approfondir les différents aspects des brillantes civilisations qu’a connues la Tunisie dans l’Antiquité. Cet ouvrage, magnifiquement illustré, fait également œuvre de référence pour les étudiants et les chercheurs..
L’Antiquité tunisienne
De la fondation d’Utique à la chute de Carthage
Dix-huit siècles d’histoire (1101 avant J.-C. - 698 après J.-C.) de Samir Aounallah
Editions Nirvana, 2021
Véronique Brouquier-Reddé
AOrOc, UMR 8546
(CNRS-ENS-PSL, Paris)