Quand Bourguiba s'engageait à débarrasser les Tunisiens des islamistes
En feuilletant ces derniers jours les Mémoires de l'ancien secrétaire général de l'Ugtt, Taïeb Baccouche, je suis tombé sur une citation de Bourguiba qui m'a très vite interpellé.
On est au début des années 80. La gauche tenait le haut du pavé en Tunisie, comme ailleurs, alors que les islamistes sortaient à peine des limbes. Pourtant, Bourguiba s'en méfiait déjà. S'adressant (en français) à Mohamed Mzali qu'il venait de nommer Premier ministre, "le combattant suprême" lui tint ces propos sur les islamistes: "J'ai toujours aimé les défis. Voici mon prochain et dernier défi" : vous débarrasser d'eux"(1). Bourguiba est tout dans cette phrase. Homme des défis, visionnaire doté d'une formidable capacité d'anticipation, disciple des rationalistes de Descartes à Auguste Comte, il a été l'un des premiers à pressentir le danger que représentait l'islam politique pour le pays alors qu'il ne suscitait encore qu'une curiosité amusée.
Pour lui, un parti islamiste, c'est la négation de l'Etat national, un danger de tous les instants pour la cohésion nationale ; c'est une contre-société avec ses rites, sa logique interne. Bref, un parti pas comme les autres, parce qu'il prétend au monopole de la défense de l'islam, et des militants pas comme les autres non plus, parce que disciplinés plus que de raison et convaincus d'être investis d'une mission sacrée.
Lors des débats sur la composition des membres de la Cour Constitutionnelle à l'ARP, le PDL avait proposé un amendement prévoyant une parité hommes-femmes entre les membres. Sans surprise, le vote s'est soldé par un rejet franc de l'amendement conformément aux instructions d'Ennahdha.On a eu alors droit à un spectacle surréaliste. Des députées d'Ennahdha qui saluaient le vote contre la parité homme-femme par des applaudissements et des you you. Mais que ne ferait-on pas pour le parti. les militants d'Ennahdha sont inaccessibles au doute et sans faiblesse dans les convictions. C'est la dscipline, dites-vous. D'autres parleraient d'une servitude volontaire.
Octobre 2011. Ennahdha est au faîte de sa puissance alors que Les partis démocratiques-progressistes-modernistes qui s'étaient présentés en ordre dispersé sont battus à plate couture par les islamistes. A l'instar du défunt RCD, ils contrôlent désormais tous les rouages de l'Etat. Ils peuvent désormais gambader comme bon leur semble. Ils vont s'avérer de piètres politiciens.
En débarquant à Tunis après un long exil, le premier geste des dirigeants d'Ennahdha a été de gratifier leurs partisans en procédant à des recrutements massifs dans les administrations et les entreprises publiques, sans être regardants sur leur compétence, mais aussi en se livrant à la chasse aux sorcières, en vidant ces institutions de leurs cadres jugés trop proches de l'ancien régime. C'est la première bourde que les nouveaux maitres du pays ont commises. Elle ne sera pas la dernière. Depuis, notre pays est devenu le sanctuaire des prédicateurs les plus extrêmistes. Le terrorisme a fait son apparition. Quand on s'en émeut, on nous rassure aussitôt : Les groupes armés qui écument les hauteurs de Kasserine seraient des jeunes qui soignent leur cholestérol. On est dans le déni de réalité encore et toujours. En quelques mois, on est devenu le premier exportateur de terroristes, une "performance" Quand un attentat a lieu quelque part, la première réaction du Tunisien est "pourvu que l'auteur nd soit pas un Tunisien ". Sans préjudice du noyautage de l'appareil de l'Etat, des pressions sur les journalistes, des écoutes, du financement des chaînes de télévision illégales, des activités de l'appareil clandestin du parti islamiste qui ont largement concouru à l'aggravation de la situation dans le pays.
Alors que la Tunisie s'en allait à vau-l'eau, on se perdait dans les discussions subalternes sur l'dentité du pays.Toute à ses manoeuvres politiciennes et en dépit du bon sens, Ennahdha avait négligé l'essentiel, l'économie, pour donner du contenu à cette révolution, plongeant le pays dans les abysses d'une crise qui perdure jusqu'à nos jours. Ennahdha avait certes essayé de redresser la situation. En vain. Pour y réussir, il fallait avoir au moins deux qualités : la compétence et le patriotisme. ils n'en avaient ni l'une ni l'autre.
En 10 ans Ennahddha a détruit l'âme d'un pays, patiemment, méthodiquement, rréversiblement. Du passé, elle a fait table rase. Pourtant, elle avait tout le loisir de réformer, reconstruire. Elle a préféré déconstruire à tour de bras, sans doute, par atavisme. Néron avait brûlé Rome parce que le spectacle l'inspirait. L'emprereur romain avait l'excuse de la mythomanie, Ennahdha avait tout simplement atteint son niveau d'incompétence.
Bourguiba voulait nous débarrasser des islamistes. Comme il n'est plus là "pour relever le défi", on n'a plus que nos yeux pour pleurer. Avec cette classe politique dont le Bon Dieu nous a affligé, tous les désespoirs sont permis. Peut-être faudra-t-il invoquer maintenant la justice immanente pour qu'elle vienne à notre rescousse.
Hédi Béhi
(1) Taïeb Baccouche, "le président Habib Bourguiba, tel que je l'ai connu" (en arabe) Editions Leaders