Une République, deux Tunisie
Par Mahmoud Anis Bettaieb - L’idée de cet article est née à la lecture du titre de l’ouvrage de l’ancien président de la République Mohamed Ennaceur, « Deux Républiques, une Tunisie ». Le titre en lui-même est accrocheur, évocateur mais suffisamment clair sur le sens des mots.
Lors d’une entrevue de l’auteur du livre avec l’actuel président de la République Kais Said, les deux présidents, c’est en tout cas, le titre que chacun a donné à l’autre, il a été souligné avec insistance que la Tunisie est une et indivisible et qu’elle le restera.
Nos propos ne s’insèrent pas dans ce débat que nous partageons pleinement, il n’existe qu’une seule et unique Tunisie au sens juridique et politique du terme. Il n’existe qu’une seule République tunisienne en d’autres termes. Mais il est incontestable qu’il existe plusieurs Tunisie au sens social du terme. D’ailleurs ce n’est point l’apanage de la Tunisie. Il existe dans les Etats plusieurs facettes, plusieurs catégories de sa population qui peuvent constituer, si les gouvernants ne leur accordent pas l’attention nécessaire, un vrai danger pour l’unité du pays.
Nombreux sont les Etats qui ont vécu ou qui vivent des tendances sécessionnistes, rappelons-nous l’épisode sécessionniste de la catalogne, il y’a à peine 4 ans.
La Tunisie était par le passé une terre tribale. Bourguiba et l’Etat de l’indépendance ont fait en sorte de «supprimer» cette tendance et de bâtir un seul Etat. Mais a-t-on réussi à le faire ? Est-ce que l’on est sûr que l’appartenance tribale a disparue ou du moins qu’elle est moins importante que l’appartenance à l’Etat nation ?
Il n’est pas rare d’entendre des gens se présenter comme appartenant à telle ou telle tribu (remplacé souvent par un nom de famille), alors que cela n’a aucun sens s’il n’existait qu’une seule Tunisie.
Il n’est pas rare non plus que les journalistes, les politiques, les débatteurs des plateaux télé et autres intervenants médiatiques et politiques présentent une personne tunisienne comme étant issus de telle ou telle tribu pour en déduire des conséquences tenants à cette appartenance. Les pourparlers pour la résolution de certains problèmes d’ordre sociale ou politique se font d’ailleurs par l’intermédiaire des « vieux des villages », à savoir les représentants des tribus.
Il existe deux Tunisie, parce qu’il n’y a pas d’égalité de genres. Les hommes et les femmes ne sont pas du tout égaux en droit et en devoir. Ce n’est pas uniquement la femme qui n’est pas l’égal de l’homme, mais ce dernier se trouve souvent traité différemment ce qui crée des tensions de couples, de familles et de sociétés. Qu’avons-nous fait de notre cher code du statut personnel qui est figé dans le temps depuis 1956 ? Des concepts de chef de famille, de l’homme banquier de la famille… n’ont plus lieu d’être aujourd’hui et doivent absolument être revus.
Il existe deux Tunisie. Celle des riches et celles des pauvres. Celle de ceux qui circulent uniquement de leur voiture et celle de ceux qui ne connaissent que le transport en commun. Souvent les deux ne voient les paysages que de haut. Celui de leur voiture tout terrain pour les uns, celui des bus et des métros, voire des cabines arrières des camions de transport d’ouvriers et d’ouvrières.
Il existe deux tunisiens. Celle des politiques et celle du peuple. Les premiers sont occupés à brasser de l’air, les seconds essayant de trouver de l’air pour respirer.
Il existe deux Tunisie. Celle des travailleurs dans le secteur informel qui ne sont assujettis ni à l’impôt, ni aux obligations sociales ni à aucune autre contrainte, et celle des travailleurs du secteur formel qui croulent sous les obligations et sous les charges.
Il existe deux Tunisie géographiquement parlant. Celle des régions intérieures et celles des régions côtières. On dit que la mémoire collective est courte. C’est peut-être pour cela que la mémoire tunisienne a oublié que c’est là, l’une des raisons essentielles ayant allumé la brèche de la révolution de 2011.
C’est peut-être cet oubli collectif qui explique l’absence de concrétisation du principe de discrimination régionale positive. Ah oui, parlons de discrimination.
N’existe-t-il pas deux Tunisie, celle des personnes en bonne santé et celle des handicapés. Qu’avons-nous fait pour nos tunisiens souffrants de handicaps ? L’article 48 de la constitution tunisienne prévoit clairement que « L’État protège les personnes handicapées contre toute discrimination ». La réalité est tout autre.
N’existe-t-il pas deux Tunisie pour les enfants, et donc pour toute la génération futur ? Celle de ceux poursuivants des études, et celles de ceux qui ont quitté ou pas du tout fréquentés l’école mais plutôt les feux rouges et les ronds-points des grandes villes ou encore celle de ceux fréquentant les bancs de l’école publique, et celle de ceux fréquentant les salons des écoles privées.
Les Tunisiens de l’étranger et les tunisiens de « l’intérieur » ne sont pas traités de la même façon. Techniquement les premiers sont avantagés (importation en franchise de droits, facilités,…), mais la réalité est tout autre. Elle est surtout plus complexe et difficile à appréhender.
Les exemples de discrimination sont foisonnants et il est inutile d’en essayer d’en faire le tour dans le cadre restreint d’un article. Il est par contre important de souligner la dangerosité de cette « fracture » de ce sentiment d’une discrimination qui ne faiblit pas.
Il faudra au plus vite y remédier. Faute de quoi le prix à payer sera encore plus cher que ce que nous payons actuellement. Et comme l’a écrit E. Burke “Un Etat sans les moyens de changer se prive des moyens de se conserver.”. Et la Tunisie manque cruellement de moyens et de volonté de changer …
Dr. Mahmoud Anis Bettaieb