Sofiane Zribi - Tunisie: Dix ans, Dix erreurs !
Par Sofiane Zribi - Décembre 2010- Janvier 2011 ont été des mois propices aux espoirs les plus fous, on pouvait rêver d’un pays débarrassé de la dictature, de la corruption, où règnerai le pouvoir d’une loi juste choisie par le peuple pour le peuple, où chacun pourrait espérer être ce qu’il souhaite être et devenir à la mesure de ses efforts. On rêvait d’un pays qui soudain se mettrai à avancer, plus rapide que jamais, sur la voie de la modernité, du progrès, de la science et de la justice sociale.
On rêvait d’un pays qui serait une sorte d’une Suisse au sein du monde africain, arabe, musulman, méditerranéen. On se voulait exemplaire et parfait. On se rêvait revivre avec une dignité retrouvée forçant le respect et l’admiration des autres. On se rêvait débarrassés de notre cupidité, de notre narcissisme, de notre castration, prêts à nous donner la main pour continuer à construire ce beau pays que nous lèguent nos ancêtres. Ceux-là mêmes qui n’ont connu que l’esclavage et la soumission.
C’était des mois fous, merveilleux, où l’adrénaline a coulé à flots. Bien sûr qu’on avait peur, peur que la machine économique si fragile qui a permis un début de prospérité sous Ben Ali ne s’agrippe, peur que nos rêves de liberté ne soient confisqués par ceux qui nom de leurs croyances, idéologies ou religions ne nous imposent une autre voie que celle de la liberté, peur que nos concitoyens si nombreux dans la misère, le chômage et l’exclusion ne se saisissent pas du sens profond de ce mouvement de l’histoire et sombrent dans l’anarchie, la violence et la gabegie.
Nous savons aujourd’hui, dix ans après que nos rêves furent des chimères et que nos peurs étaient justifiées. Loin de tout pessimisme inapproprié, il me semble important de souligner les erreurs commises et ce vers quoi nous devons œuvrer pour sortir de l’impasse où tous ensembles nous nous sommes engouffrés.
Erreur Numéro 1: Changer la constitution
La peur du retour vers la dictature a poussé une coalition hétéroclite de militants tant de gauche qu’islamistes à vouloir réduire le rôle et le pouvoir de l’institution présidentielle. La constitution de 1959, tant de fois remodelée sous Bourguiba (Présidence à vie) que sous Ben Ali (avantages considérables au président et sa famille, pouvoirs exorbitants entre les mains du président, contrôle étroit de la vie politique etc.), avait le mérite d’être à l’image du pays, structurante pour l’administration et efficace pour la chaine de commandement. Le Tunisien a vécu cinquante ans sous un régime paternaliste, central. Il a l’idée de l’état omnipotent et du respect des institutions qui s’y rattachent. Abolir la constitution de 1959 plutôt que de l’amender, réduire le rôle du président et diluer le pouvoir entre trois présidences a complètement dérouté le citoyen lambda, qui soudain s’est senti lâché et à la dérive sans véritable vision de son avenir et sans cadre structurant rassurant pour l’exercice de sa citoyenneté. A mon sens c’est la première erreur des acteurs politiques de la révolution Tunisienne, la plus grave et dont les impacts négatifs vont longtemps être ressentis dans l’avenir.
Erreur Numéro 2: L’Assemblée constituante
Les spécialistes en matière de droit constitutionnel ont pensé qu’un assemblée constituante élue serait la meilleure garante pour élaborer une constitution juste et appropriée pour notre pays. Bien évidemment ce sont des partis politiques rapidement constitués au lendemain de la révolution ou des opposants à Ben Ali, dont le parti Ennahdha qui se sont présentés à ce suffrage. L’assemblée constituante fut composée d’une majorité d’islamistes, et de bric à brac d’anciens opposants ou de nouveaux venus à la vie politique. Il y régnait une atmosphère de confusion et d’affrontement peu propice à la réflexion et à l’élaboration de ce qui serait le meilleur pour notre pays.
En d’autres termes, l’assemblée constituante a donné à des amateurs politiques, à des opposants forgés par des idéologies diverses et à des amateurs sans véritable vision le droit d’écrire le texte fondamental de la nouvelle république. C’est comme si on donnait à des joueurs le droit d’élaborer les règles du jeu avec lesquelles ils vont affronter leurs futurs adversaires. Les dès étaient dès le début pipées.
Plutôt que d’offrir aux corps constitués (Magistrats, avocats, médecins, architectes, agriculteurs, syndicats, patrons, Enseignants, Etudiants, Jeunesse, artisans…) et aux représentants de la société civile (qui sont l’émanation même et le miroir du peuple Tunisien) la possibilitéd’élaborer et de définir les articles de la constitution, les politiciens de la post révolution ont préféré s’octroyer ce privilège pour eux-mêmes afin de définir la constitution qui correspond à leurs visions et non à celle du peuple dans son immense majorité. Il aura fallu le blocage de l’Assemblée au Bardo et un sit-in de plusieurs semaines des forces progressistes et de la société civile en 2014 pour que le pire soit évité de justesse.
Erreur N°3: La Tolérance face à l’extrémisme
Alors que sous le régime précédent, une sévérité inhumaine pesait sur les détenus accusés d’appartenance à la mouvance islamiste et plus particulièrement ceux accusés de terrorisme ; la loi d’amnistie a permis la relaxe des prisonniers plus ou moins politiques parmi lesquels figurent des personnes condamnées pour actes de terrorisme (Alors que Béji Caïd Essebsi était premier ministre), sans aucune garantie future pour s’assurer de leur non-retour à la violence. Ces derniers, une fois libres, ont vite fait de se constituer en mouvements radicaux et ont largement pesé sur Ennahdha, premier parti au pouvoir, avant que le divorce ne soit mollement annoncé après les évènements de l’ambassade américaine du 14 Septembre 2012.
Erreur N°4: La Politique Etrangère
Hier, pays reconnu et respecté, aujourd’hui la Tunisie est à peine présente dans les forums internationaux. Après la révolution, elle a capté toutes les lumières et suscité tous les intérêts. Aujourd’hui, en dehors de son espace arabo-Méditerranéen, on s’intéresse peu à ce drôle de pays, désargenté, désorganisé, fainéant et têtu.
La faute revient au premier lieu à ses multiples gouvernants et présidents, qui mis à part Feu Béji Caied Essebsi, fort d’une grande expérience, tous les autres ont failli à leur mission : Celle de ramener la Tunisie au cœur des débats et faire d’elle une étape incontournable pour tout ce qui touche à la région : Terrorisme, crise libyenne, crise du Sahara occidental, crises du monde arabe, développement et investissement en Afrique, relations interafricaines, crise des immigrés… Elle se permet même le luxe d’être absente ou mal représentée lors des grands forums africains, européens et autres.
Erreur N°5: L’enseignement
La Tunisie post révolutionnaire n’a pas donné à l’enseignement la place qu’il mérite comme ferment et moteur de la construction du Tunisien de demain. Des enseignants mal formés sont recrutés pour former une jeunesse déboussolée par la crise des valeurs. Les syndicats dictent leurs lois à des ministres éphémères qui n’ont même pas le temps de préparer des programmes. C’est un constat amer, l’école publique ne forme plus l’élite et la masse des diplômés n’est pas d’un niveau dont on peut être fier. Ceci a largement poussé les parents qui le peuvent à inscrire leurs enfants dans les écoles privées et les envoyer une fois le baccalauréat en poche à l’étranger. La Tunisie se retrouve privée du service de son élite et récupère une jeunesse semi-alphabétisée incapable de faire face aux défis du lendemain.
Erreur N°6: La Santé
Là aussi le constat est amer. L’hôpital fut longtemps en Tunisie le lieu de l’excellence et les services de médecine locaux rivalisaient toute proportion étant égale avec ce qu’on voyait de meilleur ailleurs. Doucement, l’élite des médecins, fut entrainée vers le secteur privé, vidant peu à peu les CHU de leurs têtes pensantes. La révolution va voir apparaitre un nouvel acteur au sein de l’hôpital que sont les syndicats qui arrivent d’une manière ou d’une autre à mettre l’administration sous leurs dictats. Vol de matériel, vol de médicaments, ristourne, détournement de malades, mauvaise hygiène, absentéisme sont devenus les maux quotidiens des chefs de services. Alors que les jeunes médecins à peine formés, ne pensent qu’à partir (Allemagne, France, Suisse, Belgique, Canada, Pays du Golfe…). L’hôpital se vide, s’enlaidit, s’encrasse, perd de son humanité et de sa technique. Un long enlisement sans fin que même des ministres bien conscients de la situation ( Exemple : le conflit entre le ministre Said Aidi et les syndicats à propos de la situation de l’EPS Habib Bourguiba à Sfax) n’arrivent plus à endiguer faute de moyens et d’audace.
Erreur N°7: L’économie
Il semble que le cas Tunisie est aujourd’hui une matière d’enseignement et un exemple illustratif qui figure dans tous les programmes des écoles de gestion : Comment détruire l’économie d’un pays : En recrutant en masse des personnes sur des postes inutiles et en les payant à ne rien faire ! Année après années la balance commerciale de la Tunisie s’enfonce dans le négatif, la productivité de son administration et ses entreprises publiques plonge vers le bas, son endettement arrive à des taux records, sa note souveraine est abaissée année après année, et le plus étonnant est que tous les gouvernements successifs ont contribué à cette politique et à ce désastreux résultat.
Il va de soi pour un observateur indépendant, que ça sera cette erreur qui coulera les espoirs de liberté soulevé par la révolution et fera le lit de la dictature.
Erreur N°8: La place accordée à nos relations avec la Turquie
Historiquement, la Tunisie fur conquise par les ottomans pour quelques siècles et nos relations avec notre grande sœur qu’est la Turquie se sont beaucoup développés sous Bourguiba qui voyait en Kamel Ataturk son alter égo et la Turquie laïque un modèle à suivre. Mais la Turquie a bien changé et comme la Tunisie, elle a vu arriver au pouvoir l’extrême droite islamiste. Nos relations économiques et politiquesétaient équilibrées, mais le pouvoir Tunisien de la post révolution sous Moncef Marzouki surtout, a trouvé bon de se laisser inféodés à la houlette Turque. La balance commerciale Tunisienne s’est soudainement déséquilibrée en faveur de la Turquie d’une façon dramatique, alors que cette puissance dirigeait en sous-main ses agents locaux pour ses intérêts économiques mais aussi géostratégiques. C’est ainsi, que des milliers de jihadistes Tunisiens ont traversé la Turquie pour rejoindre la Syrie et l’Iraq alors que d’autres faisaient en toute impunité le va et vient entre Istamboul et Tunis.
Erreur N°9: La Jeunesse
Elle est abandonnée ni plus ni moins. Point de programmes, point de vision et point d’encadrement. Le pompeux ministère de la jeunesse et des sports devrait s’appelait le ministère du football. La raréfaction progressive des ressources fait que plus rien n’est entreprit pour encadrer, occuper, cultiver, éduquer, préparer une jeunesse pourtant riche en rêves et demandeuse de défis. L’état Tunisien, dans sa grande déliquescence laisse de côté l’avenir du pays. Rien d’étonnant de voir la marginalisation, la toxicomanie, l’alcoolisme et la délinquance se développer. Internet permet aux jeunes de sortir des horizons étroits de leurs pays-prison. Les jeunes ne vivent pas pour rester en Tunisie mais attendent l’heure pour partir ailleurs. Loin des ces têtes imbéciles qui polluent la télévision, loin de ces discours lénifiants et de ces disputes de lingère que leur offre quotidiennement le parlement.
Pour d’autres jeunes, c’est la voie de l’extrémisme qu’ils entrevoient grande ouverte et ne manquent pas de s’y aventurer.
Erreur N° 10: La Justice
Il n’y a pas de démocratie véritable sans justice libre et indépendante. Néanmoins, une majorité de citoyens n’ont pas ce sentiment. La Justice soumise à Ben Ali durant la dictature aurait tout simplement changé de maître. Les personnages ont changé mais les habitudes perdurent.
La justice transitionnelle n’a pas abouti à une véritable thérapie des blessures du passé et il aura fallu dix ans pour publier la liste des blessés et martyrs de la révolution. Alors, que nombre de personnalités de l’ancien régime, sont encore poursuivis. La contre bande continue à être un sport que pratique une poignée de protégés.
Le citoyen lambda est de jour en jour de plus en plus choqué de voir les magistrats faire grève ou de voir les deux têtes du pouvoir législatif s’envoyer des missives accusatrices. Le dernier carré de ce qui restait de l’état est en train de sombrer.
Conclusion
Une à une les institutions de l’état sont entrain de se détricoter, de s’étioler et de sombrer. L’état lui-même est devenu fragile et inefficace. La parole gouvernementale a peu de poids sans parler de la parole politique qui n’est même plus entendue. Cette situation ne peut mener qu’à un effondrement général de toute la Tunisie et prépare le lit à l’avènement d’une dictature qui taillera dans la chair vivante pour rétablir l’ordre et un semblant de prospérité.
Dans ce marasme général, notre armée est restée à l’écart des élucubrations des politiques. C’est la garante de notre indépendance et notre souveraineté. C’est la seule institution qui reste debout quand toutes les autres sont à genoux.
Sofiane Zribi