L’édito de Taoufik Habaieb: De Msaken à Rambouillet
Scène d’horreur aux lourdes conséquences. Ecouteurs aux oreilles, branchés sur son smartphone, relayant des "anachids" apologiques du jihad, Jamel Gorchene s’engouffre derrière Stéphanie Monfermé, agente administrative de police, lorsqu’elle entre au commissariat de Rambouillet. L’enserrant d’un bras, la plaquant contre une vitre du sas, il lui porte deux coups de couteau, criant Allah Akbar. Mortelle, la lame de 22 cm s’enfoncera dans l’abdomen, puis dans la gorge. L’assassin est abattu de deux coups de feu.
Nous sommes un vendredi, le 11ème jour du ramadan. Jamel, 36 ans, originaire de Msaken, ne pouvait en ignorer la symbolique. Comme Mohamed Lahouiej Bouhlel, auteur de la tuerie de Nice, le 14 juillet 2016, natif lui aussi de Msaken, ou Brahim Aissaoui, originaire du Centre et habitant à Sfax, qui avait tué trois personnes à la basilique Notre-Dame de Nice, le jour du mouled, le 29 octobre dernier. Gilles Kepel n’a pas manqué de le relever.
«Rigoriste et dépressif, Tunisien, migrant clandestin pendant 10 ans, récemment régularisé». Le portrait hâtivement dressé de Jamel Gorchène ravive des préjugés nourris par des faits récents survenus à Nice. Migration clandestine, régularisations, radicalisation religieuse et laxisme contre le terrorisme sont immédiatement décriés en France, pointant du doigt le président Macron et son gouvernement. Si depuis l’élection de Macron en 2017, 36 attentats ont été déjoués, 14 ont été subis, faisant 25 morts.
Sans discernement, migration et terrorisme sont liés. L’islam constituera le troisième angle de la problématique ainsi posée. Le sentiment d’insécurité, réel ou attisé, enregistre un nouveau rebond, se plaçant en deuxième position des préoccupations des Français (70%), après la santé et l’éducation. La question sécuritaire bouleverse déjà l’élection présidentielle du printemps prochain, en 2022. La droite et l’extrême-droite s’en emparent...
Pour les Tunisiens de France, l’assassinat de Rambouillet pèsera de tout son poids. «Les attentats répétitifs pourraient provoquer une contre-violence et développer en réaction une violence à l’égard des mosquées ou des musulmans qui se démarquent par leur habillement. » Yadh Ben Achour le souligne à chaud dans une récente interview au Point, et n’exclut pas ce risque, en confirmation de ce qu'il avait écrit il y a quelques années dans son livre "Tunisie. Une révolution en pays d'Islam" (Cérès)
Dresser les gens les uns contre les autres constituera un dérapage majeur. Désigner des Arabes et plus largement des Musulmans (avec des Africains) comme source potentielle de risques sécuritaires, qu’il s’agisse de délinquance ou de terrorisme, ne sera pas sans conséquence.
Un coût d’arrêt préjudiciable est prévisible. Bloquer les régularisations (30.000 par an, expulser tous les sans-papiers (plus de 600.000 au moins), et renforcer les restrictions d’entrée sur le territoire français (octroi de visa, de bourse, etc.) sont fortement réclamés par la droite. Quadriller aussi les associations, écoles, mosquées et autres lieux de culte musulmans.
Les Tunisiens de France - plus d’un million - en pâtiront. Des dizaines de milliers de médecins, techniciens, infirmiers et autres soignants se déploient en première ligne dans la lutte contre le Covid. Des centaines d’autres milliers œuvrent dans divers secteurs d’activité. Ils sont chercheurs, ingénieurs, avocats, financiers, commerçants, corps de métier dans le bâtiment, artisans et chefs d’entreprise qui contribuent à la richesse de la France. Tous aiment ce pays qui les a accueillis, comme ils aiment leur Tunisie d’origine. Des égarés comme Jamel ne sauraient cependant effacer leurs mérites, souiller leurs parcours.
Formaté par la haine et l’obscurantisme, manipulé par les sirènes du jihad, le terroriste de Rambouillet ne nous ressemble pas. Ni aux Tunisiens, ni à la Tunisie, ni à l’Islam. Fanatisé en loup solitaire « du jihad d'atmosphère », pour reprendre la formule de Gilles Kepel dans son dernier livre "Le Prophèt et la pandémie" (Gallimard), sans besoin de commandement, ni de logistique, ni d’arme à feu, il aura suffi d'un smartphone et d’un couteau pour commettre son forfait forfait. En plein ramadan, comme si ce mois de piété et de tolérance ne l'avait pas dissuadé de commettre son geste macabre.
Le drame de Rambouillet laissera sur les relations tuniso-françaises des traces pas faciles à gommer. Les communiqués d’indignation et les expressions de compassion ne suffiront pas pour panser des plaies aussi profondes. Agir ensemble contre le terrorisme, en s’attaquant à ses racines, est plus que jamais nécessaire. Sécurité et développement vont de pair.
Taoufik Habaieb