Les changements climatiques, l’agriculture, la sécurité alimentaire et le développement rural en Tunisie
Par Ali Mhiri - L’urgence climatique est déclarée à l’échelle planétaire, dans tous les pays, à des degrés divers, pour maîtriser le réchauffement de la planète et atteindre l’objectif de la neutralité carbone vers 2050. Engagée dans ce processus, la Tunisie s’était mise à l’œuvre pour contribuer à atteindre cet objectif, dans tous les secteurs économiques, dont notamment celui de l’agriculture, en mettant en œuvre une stratégie nationale appropriée à son contexte aride, s’articulant autour de deux axes complémentaires de gestion des risques climatiques, à savoir:
1- L’atténuation des émissions des gaz à effet de serre (GES) moyennant de multiples réformes visant la décarbonations des modes de vie et
2- l’adaptation des populations menacées au regard des risques climatiques par le développement de leurs «capacités» à modifier leurs pratiques dans leurs environnements nouveaux, condition pour maintenir leurs niveaux de vie et assurer leurs sécurités.
Pour la Tunisie aride sur plus de 80 % de son territoire, survivant déjà à une pénurie hydrique structurelle très contraignante, les risques liés aux aléas climatiques projetés (lNM, 2017 et MARHP, 2020-2021 Etude des impacts des changements climatiques sur la sécurité alimentaire…), impacteront fortement les ressources en eau mobilisables et les performances de leurs usages agricoles. Par voie de conséquence, cela affectera directement la sécurité alimentaire et le développement rural. Face à ces menaces, la question qui s’impose avec insistance aux parties prenantes concernées serait la suivante: Y aurait-t-il encore une marge d’adaptation du secteur de l’agriculture, à une exacerbation de l’aridité, alors qu’il a déjà atteint ses limites de durabilité? Et dans tous les cas de figure, quels seraient les déterminants et les caractéristiques de toute nouvelle agriculture et de ses impacts prévisibles sur la sécurité alimentaire et le développement rural? C’est que les populations autochtones qui s’étaient succédées dans ce pays avaient développé, depuis la préhistoire, des modes de vie bien adaptés (habitation, habillement, diète, aménagement des terres, mobilisation de l’eau, sélection des espèces et variétés adaptées locales) aux contraintes de leur environnement aride, pour mener une vie sobre, économe, mais néanmoins très vulnérable aux à-coups climatiques. Dans toute tentative de répondre à cette interrogation, il importe de décrire au préalable: i- Le diagnostic de l’état actuel de ce secteur agricole, ii- Les mutations sociétales sur le long terme et le niveau de la demande sociale, à l’horizon temporel fixé, en droits citoyens et en biens et services attendus de l’ agriculture et des ressources naturelles, iii- Le profil de l’agriculture qui serait apte, non seulement à maintenir le niveau de vie actuel, jugé très insuffisant, mais à satisfaire lesdits droits et besoins futurs croissants iv- La capacité de cette agriculture à se soustraire aux facteurs limitant qui handicapent ses performances et à s’adapter, en plus, aux importantes incertitudes de péjorations climatiques sur le long terme et de la mondialisation…
L’agriculture tunisienne face aux changements climatiques, aux mutations sociétales et à la mondialisation
De nombreuses études avaient déjà fait l’état des lieux de notre agriculture depuis longtemps, mais dont les termes ne cessent d’empirer au fil du temps. Nous l’avions rappelé dans notre livre «l’agriculture tunisienne à la croisée des chemins. Quelle vision pour une agriculture durable?» Publié en 2018. Brièvement, ce secteur est très peu performant dans ses trois fonctions : économique (très faible valeur ajoutée, malgré un soutien substantiel de l’Etat), sociale (paupérisation des exploitants, de leurs salariés et de l’ensemble de la population rurale, émigration des jeunes…) et environnementale (coût très élevé de dégradation des ressources naturelles…). En bref, aucun des principaux systèmes de production (agriculture pluviale, agriculture irriguée, élevage, parcours steppiques et forêts) n’est durable, ils évoluent dans un cercle vicieux de régression les conduisant insidieusement à une «autophagie» annoncée. Ils sont très vulnérables et de plus en plus exposés à la pénurie hydrique. A l’exception de quelques cas de succès réalisés par ci, par là (sur moins de 5 % des terres cultivées). Et comme depuis toujours, le lourd fardeau de cette situation délétère, dont la principale cause est l’aléa pluviométrique, reste principalement le lot des producteurs, des consommateurs prolétaires et des populations rurales.
D’après l’étude du MARHP susmentionnée, les principaux impacts des perturbations climatiques s’expriment, dans une dynamique d’aridification croissante touchant les différents étages bioclimatiques, par: i- Une réduction substantielle des deux composantes des ressources hydriques mobilisables, eau verte(pluies valorisées directement par les cultures et les formations végétales naturelles) et eau bleue (eau d’irrigation), suite à une baisse notable de la pluviométrie, entrainant un glissement du quota d’eau per capita de 366 m3 d’eau renouvelable /habitant/an actuellement à 200m3 en 2050 et 150 m3 en 2100), ii- Une dégradation de la productivité de différents systèmes de culture (effondrement de l’oléiculture, importante baisse des productions céréalières, réduction des superficies irriguées, intensification de la surexploitation des forêts et parcours, réduction de la production fourragère, désertification) iii- Une importante réduction de la contribution de l’agriculture à la sécurité alimentaire du pays iv- Un désinvestissement dans le secteur agricole conduisant à une désagricolisation du milieu rural avec les perturbations sociales qui s’ensuivent. De plus, les impacts prévisibles des aléas climatiques se conjuguent à deux autres sources d’aggravation de la déstabilisation de ce secteur: i- les mutations sociétales du milieu rural qui s’expriment par une aspiration affirmée et légitime des exploitants agricoles, de leurs ménages et ceux de leurs salariés à une vie digne et stable. ii- les incertitudes du marché que la mondialisation des échanges en produits et intrants agricoles ne cesse d’accroître.
Une urgence existentielle devrait être déclarée
Au vu de ces risques, il y a lieu de déclarer pour la Tunisie d’aujourd’hui et de demain, non seulement l’urgence climatique, mais une urgence existentielle. Car, en l’absence d’une nouvelle vision de l’avenir de ce secteur et sa traduction en une politique agricole susceptible d’assurer pleinement les fonctions qui sont les siennes sur le long terme, les tunisiens courraient le risque d’être plus nombreux à avoir soif, à avoir faim, et à ne point jouir d’une vie digne tant clamée et réclamée en 2011.
Pour un redéploiement de l’agriculture: une nouvelle vision
Sur la base des quatre déterminants décrits précédemment, il y aurait trois principales options de réponse, parmi d’autres, à l’interrogation relative à l’avenir de l’agriculture tunisienne et ses capacités d’adaptation aux dérèglements climatiques.
i- Option 1: Notre agriculture actuelle qui a atteint ses limites est inapte à s’adapter aux risques élevés (endogènes et exogènes) décrits plus haut : on la négligerait alors, disent certains, au profit d’autres secteurs économiques innovants plus rentables et pourvoyeurs de nouveaux métiers. La sécurité alimentaire serait assurée par des importations appropriées. De notre point de vue, cette option est irrecevable pour diverses raisons d’ordres politique et géopolitique.
ii- Option 2: L’adaptation incrémentale: Il s’agit de laisser le secteur évoluer au gré des aptitudes des producteurs à exploiter les gisements d’incréments de productivité des facteurs de production (capital, travail, ressources naturelles), et de les valoriser au mieux. Cette option est tout à fait valable pour les systèmes irrigués comportant encore de grands gisements de productivité et les systèmes pluviaux rationnels des grandes cultures dans les zones du subhumide et du semi-aride supérieur. Leurs performances actuelles pourraient être doublées, voire triplées. Quant aux systèmes pluviaux qui couvrent environ 90% des terres cultivées, leurs marges de gain de productivité, lorsqu’elles existent, sont trop faibles pour être en mesure de les viabiliser. Sans parler des lourdes réformes de diverses natures (institutionnelle, juridique, financière, foncière…) à mettre en œuvre au préalable.
iii- Une option volontariste d’évolution par adaptation aux divers risques, dont ceux liés aux aléas climatiques. Elle mise sur la mutation de notre agriculture actuelle en une autre beaucoup plus performante, inclusive et durable, diversifiée, intégrée, propre, en mesure de rétribuer équitablement les différents acteurs des chaines de valeurs, dont en premier lieu l’exploitant agricole et ses salariés, valorisant au mieux nos ressources naturelles et nos avantages comparatifs pour en faire la colonne vertébrale du développement rural intégré. Elle est basée sur un nouveau paradigme de rupture et de transformation des systèmes pluviaux, en deux étapes.
• La première consiste en une rupture avec la contrainte de l’aléa pluviométrique avec pour objectif l’augmentation des rendements mais aussi et surtout leur stabilisation à un niveau de référence, celui considéré comme un bon rendement du système pluvial, au niveau local. Ainsi, Il n’y aura plus de mauvaises récoltes pour cause de déficit pluviométrique.
Ce découplage des systèmes pluviaux de l’aléa pluviométrique sera assuré par le comblement du déficit pluviométrique mensuel par rapport à la pluviométrie moyenne locale par des Irrigations Complémentaires Déficitaires (ICD) qui, très économes en eau, auraient en conséquence une efficacité hydrique supérieure qui se traduirait par un gain de productivité physique et d’efficience économique. Evidemment, l’application de ce paradigme nécessitera la mobilisation d’une nouvelle ressource en eau non conventionnelle de qualité, en adoptant le nexus «énergies renouvelables-eau-agriculture». Dans cette perspective, le recours au traitement des eaux usées et dessalement des eaux souterraines saumâtres et l’eau de mer nous paraît tout indiqué, en dépit de leurs coûts encore élevés, mais en baisse rapide. La cherté relative de cette eau sera compensée par leur haute valorisation économique. Cette première étape assure la sauvegarde des systèmes en vigueur et leur ouvre de grandes perspectives d’intensification dans une seconde étape. Il serait utile de rappeler que le concept de rupture n’est pas nouveau dans l’histoire universelle de l’agriculture, loin s’en faut. Plusieurs ruptures avaient été à l’origine des grands progrès d’amélioration de la productivité des ressources naturelles et du travail, dont les plus décisives étaient: i-la sédentarisation des population nomades, avec leur passage de la «cueillette, chasse, pêche» à l’agriculture et la domestication des animaux, ii- l’irrigation dans les zones arides par la domestication des crues saisonnières des cours d’eau et leur épandage sur les terres des plaines des grands fleuves (Mésopotamie, vallée du Nil, de l’Indus et Gange…) et même des oueds en Tunisie centrale, la serriculture et finalement les cultures en milieu contrôlé (cultures hors sol…).
• La deuxième étape de cette adaptation réside dans la transformation de ces systèmes pluviaux, une fois stabilisés et mis à l’abri de l’aléa pluviométrique, en systèmes de polycultures plus efficients, à plusieurs paliers d’intensification raisonnée (voir figure ci-dessus) par diversification, densification, intégration des cultures fourragères et de l’élevage, conversion en système biologique ou écologique, allongement des chaines de valeurs…).
A terme, le bilan global de ces deux étapes devrait se traduire par l’instauration de systèmes durablement plus performants, décartonnés, inclusifs assurant plus d’emplois. Ils seront, de surcroît, suffisamment souples pour s’adapter aux incertitudes de la mondialisation et aux défis des mutations sociales et l’impératif de la conservation des ressources naturelles.
A titre d’exemple, cette option d’évolution par rupture et transformation est aisément applicable en oléiculture pluviale située au Sud de la Dorsale (sur 1,5 millions ha). Le premier résultat de cette rupture est la stabilisation des rendements à l’échelle de l’exploitation; Elle pourrait conduire à une production nationale en huile d’olive, en année de fructification, à une fourchette de production de 300 000 à 500 000 tonnes d’huile/an, en fonction des performances des oliveraies du Nord. L’itinéraire de transformation de ce système serait balisé par: i- La conversion de la monoculture d’olivier en systèmes intégrés de polyculture et «d’élevage en bergerie», par l’exploitation du sol intercalaire (cultures fourragères, fruitières et autres…, transformation et conditionnement de nouveaux produits de terroirs labellisés) ii- La conversion du système conventionnel en système biologique ou écologique, iii- le rallongement des chaînes de valeurs de la filière oléicole, ainsi que celles à créer, à l’échelle de l’exploitation ou du terroir par des produits à hautes valeurs ajoutées. Quant aux besoins nets en eau pour assurer les ICD, ils évolueraient entre de 200 m3/ha/an pour le premier palier (sauvegarde des oliviers) à 1000m3/ha/an pour l’ensemble du système diversifié, avec une valorisation économique très élevée (jusqu’à 10 fois, et même plus, la marge brute des oliveraies conventionnelles). Il importe de reconnaître qu’empiriquement, les premières initiatives prises dans cette orientation reviennent au génie paysan du Sahel tunisien, il y a plus de 50 ans, dans une démarche progressive de développement des cultures maraîchères de primeur dans l’espace intercalaire des oliveraies, assurant un bilan économique largement positif, en recourant parfois l’eau de la SONEDE. L’option de rupture que nous préconisons ici se propose de croiser ce savoir faire paysan avec celui des ‘’Jnens’’ strictement pluviaux, séculaires et largement répandus dans le Sud-est (Sfax-Kerkenna-Jerba…). Elle vise, à terme, la transformation de la majeure partie des forêts de monoculture d’olivier des zones arides (un noyau dur de 1 million ha) du Centre et du Sud du pays en ‘’oasis pluviales’’ où l’olivier restera la culture structurante de base, à l’instar du palmier dans les ‘’oasis traditionnelles’’ conduites en étages.
Ce point de rupture et de transformation matérialisé par l’adoption du nexus ‘’énergies renouvelables –eau- agriculture’’ devrait constituer un nouveau tournant décisif dans la politique de l’eau, en Tunisie durant ce siècle, pour satisfaire tous les usages, y compris ceux de l’agriculture pluviale menacée d’un délitement prévisible. Ce tournant devrait être à la hauteur des grands tournants de l’hydraulique tunisienne qui avaient jalonné l’histoire du pays (hydraulique romaine, arabe, française, et tunisienne depuis l’indépendance), dont le tout dernier, concrétisé par les multiples ouvrages de mobilisation et de transfert de l’eau réalisés en exécution des trois Plans Directeurs des Eaux du Nord, du Centre et du Sud, depuis 1980. A ce propos, les équipes classiques gestionnaires des ressources en eau (hydrologues, hydrauliciens, hydrogéologues…) devraient s’adjoindre dorénavant de nouveaux profils de spécialistes dans les domaines des énergies renouvelables, de dessalement et de traitement des eaux.
Mais l’on ne peut éluder la question du coût de production de cette eau dessalée qui est actuellement supérieur à ceux des eaux conventionnelles. Dans les régions arides fortement exposées à une aggravation de leur pénurie d’eau, il nous paraît aisé de comprendre que le conglomérat des questions de l’eau et de son usage agricole pour assurer la sécurité alimentaire et du développement des populations rurales (environ 30% de la population totale) est dominé par la dimension sociale, en plus de l’exigence de la souveraineté nationale. Par conséquent, la problématique du prix d’allocation de l’eau dessalée devrait trouver sa réponse, non dans les méthodes classiques de rentabilité de leur usage au niveau de l’exploitation agricole, mais en tenant compte de tous les biens et services rendus sur toute la trajectoire des impacts positifs qui jalonnent la chaîne «agriculture- sécurité alimentaire nationale- paix sociale- conservation des ressources naturelles- stabilisation des populations rurales sur leurs terroirs et autres effets d’entrainement…». Les économistes affirment disposer des outils nécessaires pour faire cette analyse économique globale, dans une approche d’optimisation multi-objectifs, par arbitrage, pour satisfaire la dimension sociale de l’usage de l’eau agricole sans compromettre son efficience économique.
En conséquence, partant de cette vision volontariste, il reviendra aux futurs décideurs de bien comprendre que dans notre pays en cours d’aridification exacerbée, qu’à côté de l’amélioration de la gestion des ressources déjà mobilisées, le dessalement de l’eau devrait être considéré comme une nécessité vitale pour satisfaire les besoins croissants de tous les usages. Faut-il rappeler la déclaration de B. Cyrulnik, à la suite des investissements colossaux consacrés à la gestion de la pandémie du Covid-19, particulièrement dans les pays riches «pour la première fois dans l’histoire de l’humanité on fait passer la vie des individus avant l’économie». Pour la plupart des tunisiens, qu’y a-t-il de plus vital que l’eau et ses multiples usages? Dans cette orientation, l’avenir de l’eau, de l’agriculture et de ses services devrait être exprimé en termes de maîtrise des technologies des énergies renouvelables et de dessalement des eaux d’une part, et de la solidarité nationale en matière de prise en charge des coûts y afférents, d’autre part.
Telle qu’elle vient d’être développée, et pour qu’elle ne reste pas comme une vue de l’esprit, cette vision a été mise à l’essai, certes à petite échelle auprès d’un exploitant et par lui-même dans le Sud tunisien, avec des résultats positifs, sur tous les plans ayant dépassé de l’avis de nombreux évaluateurs toutes les prévisions, montrant par là toute sa pertinence et son bien-fondé.
Ne serait-il pas temps, aujourd’hui, pour nos décideurs de tous bords, de prendre à bras le corps cette question vitale des risques climatiques et leurs impacts sur l’agriculture, la sécurité alimentaire et le développement rural? Il leur suffirait d’exploiter, à travers une lecture croisée, les trois études en cours de finalisation au MARHP («Le Code de eaux», «l’eau 2050» et «Etude des impacts des changements climatiques sur la sécurité alimentaire…» pour en dégager, en connaissance de cause, une vision holistique spécifique à la Tunisie, embrassant la problématique de l’eau en relation avec les objectifs ambitieux s’inscrivant dans la ligne du développement durable.
L’établissement d’un ‘’Plan Directeur de Dessalement des eaux saumâtres et marines’’ pourrait être le premier pas sur la voie de la rupture avec les risques climatiques au profit des générations futures.
Ali Mhiri
Ancien Professeur à l’INAT
Auteur du livre ‘’L’agriculture tunisienne à la croisée des chemins. Quelle vision pour une agriculture durable?‘’