Tahar Belkhodja: Bechir Ben Yahmed, un parcours pathétique
Le Covid nous poursuit. Notre ami Ben Yahmed vient de le subir. Si Béchir n’en mourra pas, du moins pour ceux qui l’ont côtoyé. J’en ai eu le privilège et l’honneur dès 1955, j’étais secrétaire général de l’Uget, les étudiants appréciaient son indépendance d’esprit et son intégrité intellectuelle.
Notre alliance personnelle se consolida depuis mon entretien insolite avec le Général de Gaulle lors de ce fameux dîner à l’Elysée le 1er février 1961. La dextérité de Si Béchir nous a permis d’élucider subtilement les écueils, et d’arriver à bon port à Rambouillet, le 27 février 1961, lors de son entretien avec Bourguiba.
Le tête-à-tête entre les deux Chefs d’Etat a duré cinq heures et leur a permis d’aborder allègrement les objectifs et les stratégies des uns et des autres. Le substrat n’en sera pas pour autant dévoilé. C’était du clair-obscur. Désemparé, Si Béchir tempêtait et ses éditos devenaient de plus en plus incisifs.
Les problèmes restaient latents:
Primo: de Gaulle demeurait obsédé par « sa France » qui devait accéder tantôt au club atomique. Secundo : il restait « fixé » sur le Sahara, inventorié depuis 1830.
Bourguiba, quant à lui, était obnubilé par la borne 233, marquant nos frontières au Sud avec l’Algérie qui pouvait ouvrir à la Tunisie des perspectives vitales, politiques et économiques. Le problème algérien attendra la fin de la guerre.
Cependant, les Etas-Unis et la France consentaient volontairement à évacuer leurs bases au Maroc, tout en sachant l’acuité du problème de Bizerte. La France rechignait encore pour reconnaître notre souveraineté, et s’accorder sur l’évacuation.
Assidu de Masmoudi, Ben Yahmed réussit à impliquer ou du moins à intéresser l’intelligentsia de Paris et en particulier Jean Daniel, le patron des médias ; Jean Lacouture, le politologue; Jean Rous, l’ami de la Tunisie ; Alain Savary, le messager de Mendes France auprès de Bourguiba à l’île de Groix, Roger Stéphane et Jean Pierre Sérini les médiatiques ; le père Gauthier, du Monde, etc. Le réseau politique comprenait Chevalier à l’Elysée, Gilet et Gorse aux Affaires étrangères… Tout ce gotha formait la garde rapprochée pro-tunisienne, et nous étions tous préoccupés par l’évolution de la guerre en Algérie.
Début juillet 1961, le prolongement de la piste à la base de Sidi Ahmed pour les avions supersoniques fut le casus belli, ou du moins le prétexte providentiel pour l’envoi de 6 000 destouriens à Bizerte. L’ambiance était électrique. Il fallait calmer le jeu.
Le 7 juillet 1961, j’accompagnais à l’Elysée l’envoyé spécial du président Bourguiba. Nous fûmes reçus «cavalièrement» par le Général qui parcourut le message rédigé in extenso par Ben Yahmed. Nous proposions de faire évoluer la base vers un chantier naval en coopération avec la France. La réponse nous fut donnée « verbalement » par le chargé d’affaires français à Tunis. Bourguiba s’en offusqua. Ben Yahmed était mortifié. L’ambiance politique pourrissait. La pression populaire à Bizerte s’amplifiait. Les responsables politiques des deux pays semblaient dépassés.
Le communiqué du Conseil des ministres français stipula : «Les conversations ne peuvent se dérouler dans une atmosphère de troubles et de manifestations !»
L’amour-propre et le ressentiment entrèrent en jeu des deux côtés. Bahi Ladgham révéla quelques années plus tard qu’il n’a pas été consulté pour l’envoi des militants à Bizerte. Le vice-amiral Amman fut empêché de rejoindre son ambassade à Tunis. C’était une bévue, elle fut «réparée» le lendemain, mais le mal était fait.
Le secrétaire général de l’ONU est contrôlé, le coffre de sa voiture est fouillé. L’ONU exprima son dépit, on lui avait déjà rejeté sa demande de visite de la base.
Le 20 juillet 1961, des contingents de l’armée française en Algérie étaient parachutés à Bizerte. On s’installa dans la violence. Ce fut la débâcle suivie de l’hécatombe. Le vrai bilan rapporté officiellement par l’Amiral était de 27 tués du côté français et de 700 du côté tunisien, contrairement aux allégations.
Le 23 juillet 1961, les relations diplomatiques sont rompues. Jean Daniel était au «front» accompagné de son ami Ben Yahmed. Il fut blessé, puis hospitalisé à Bizerte. Il écrira plus tard : «Bourguiba comme de Gaulle devaient très vite prouver que l’avenir peut être impunément injurié, que le sang sèche vite, et que le sort des peuples se réduit souvent aux caprices des héros».
Le 5 septembre, de Gaulle proclama que la souveraineté de la Tunisie sur Bizerte n’était pas contestée. Bourguiba occulta les autres critiques acerbes sur la gestion de la crise par les Tunisiens. Ben Yahmed et Masmoudi se disent fortement contrariés. Jeune Afrique fait paraître un pamphlet titré : «le Pouvoir personnel». Bourguiba réagit, Ben Yahmed démissionne, Masmoudi le rejoint. La Tunisie attendra 1963 pour l’évacuation totale de Bizerte.
Bechir écrira dans son «Ce Que Je Crois» du 11 avril 2000 : « Bourguiba se prit pour moi d’une affection dont il ne s'est départi jamais, même lorsque nos chemins ont divergé…Je lui voue une admiration que sa mort n’interrompt pas…il aurait été un grand révolutionnaire méconnu. La taille de son pays, ses moyens…ses subtiles tactiques l’ont empêché d’avoir le rayonnement qu’appelait son génie politique.».
Tahar Belkhodja
Ancien ambassadeur,
ancien ministre
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