Tunisie: La mendicité entre tolérance et interdiction
Par Ridha Bergaoui - Dans les rues commerçantes des grandes villes, aux ronds points, aux feux rouges, devant les mosquées, les distributeurs de billets, les supérettes, dans le métro … partout, on est abordé et harcelé par des personnes, de tout âge, mal habillées et mal coiffées, qui demandent l’aumône.
La crise sanitaire, l’augmentation du chômage et la détérioration du pouvoir d’achat risquent d’aggraver la situation et d’entrainer une explosion du nombre des mendiants. Le décrochage scolaire et l’approche des vacances poussent de nombreux jeunes vers la rue et la mendicité pour arrondir le revenu des familles nécessiteuses.
Mendicité et mendicité déguisée
On estime, au niveau national, le nombre de mendiants à plus d’un million de personnes dont 600 000 enfants. Ces mendiants exercent surtout dans la capitale Tunis et les grandes villes Sfax, Sousse… Prés de la moitié de l’effectif est constituée par des mendiants permanents, l’autre moitié représente des mendiants qui exercent d’une façon occasionnelle.
A ce chiffre s’ajoutent de nombreuses familles de nationalité syrienne en difficulté, qui demandent de l’aide dans de nombreux ronds-points.
La mendicité peut prendre plusieurs formes. Elle peut être : permanente ou occasionnelle, ceux qui sont vraiment dans le besoin et les simulateurs, les professionnels de la mendicité et les amateurs, mendicité organisée ou en solitaire…
A part la demande directe d’aumône, la mendicité peut prendre de nombreux autres aspects de mendicité déguisée. C’est le cas de ces bonhommes, armés d’un gros bâton menaçant, qui font la loi dans les places et les rues et gèrent, d’une façon anarchique, les aires de parking et de stationnement, en contrepartie d’un tarif qu’ils décident d’eux même. Certaines personnes vous proposent un paquet de papier mouchoir, ou des chewing- gums pour une pièce de monnaie. Il y a également ceux qui, au feu rouge, se jettent, sans vous demander votre avis, sur votre véhicule pour laver, en quelques secondes avec une vielle éponge humide, le pare-brise et que vous devez monnayer juste avant le retour du feu vert. Certains autres font semblant de souffrir d’un handicap physique et mettent en valeur des parties de leur corps qui semblent endommagées pour apitoyer les passants. De nombreux enfants et même des bébés sont utilisés pour s’attirer la sympathie et l’empathie des passants et les pousser à donner de l’aumône.
Devant les gares et les stations du métro, des gens vous abordent en racontant qu’ils ont besoin d’un complément pour acheter un billet pour rentrer, ou un médicament dont ils ont besoin ou toute autre excuse. Des personnes d’un certain âge, l’air très digne, munies d’un carnet de reçus vous demandent de participer, moyennant quelques pièces de 1 dinar, à la construction ou l’aménagement d’une mosquée.
Durant le mois du Ramadan, le nombre de mendiants, postés surtout devant les mosquées, se multiplie d’une façon exponentielle surtout à l’approche des fêtes de l’Aïd pour récupérer la Zakaat-el fitr.
Des enfants de tous âges se tiennent aux ronds-points. Ils vous demandent directement de l’aumône ou proposent de vous vendre un tas d’article, généralement de la camelote « made in china », allant des lunettes de soleil d’imitation, aux articles de cuisine, des jouets ou des outils de bricolage.
Face aux mendiants
Une grande partie des Tunisiens pense que les mendiants jouent souvent la comédie. Ce sont des simulateurs qui mendient non pas par besoin mais parce que la mendicité est un business très lucratif qui rapporte beaucoup d’argent. Les médias ont rapporté, à plusieurs reprises, le cas de mendiants millionnaires qui disposent de grosses fortunes.
On parle même de gangs mafieux bien organisés. Des véhicules déposent, le matin de bonne heure, des mendiants dans des endroits stratégiques de la capitale et les récupèrent avec leur butin à la fin de la journée. Ces mendiants sont parfois accompagnés de bébés loués à la journée.
Face à un mendiant le tunisien a quatre possibilités:
• Il donne de l’argent parce qu’il a été convaincu par le discours du mendiant, qu’il le plaint et qu’il veut l’aider et faire preuve de générosité et de solidarité. Il donne également pour qu’on arrête de le harceler et l’importuner
• Ne donne rien parce qu’il pense que tous les mendiants sont des arnaqueurs
• Donne de temps en temps selon que le mendiant lui semble sympathique et mérite qu’on lui apporte de l’aide
• Changer de trottoir pour ne pas rencontrer le mendiant en face et éviter ainsi le problème.
Du métier de mendiant
Quoique le montant donné aux mendiants soit généralement faible et dépasse rarement, en temps normal, un dinar, toutefois le montant ramassé à la fin de la journée peut être assez consistant. Toutefois, il est très peu probable que cette activité soit aussi lucrative qu’on le prétende. Les chiffres relatifs au revenu que peut procurer la mendicité sont certainement exagérés, fantaisistes. Les mendiants qui deviennent millionnaires n’existent certainement nulle part.
Le mendiant peut être considéré comme un travailleur indépendant à plein temps qui doit bosser pour ramasser le maximum d’argent. Mendier est un métier très dur. Sur le plan physique il est très épuisant.
Travailler huit à dix heures sans interruption tous les jours est pénible. Durant tout ce temps, il faut rester debout ou marcher et faire plusieurs allers et retours de l’avenu exposé au soleil et la chaleur l’été, le froid et la pluie en hiver.
La tache la plus importante pour le mendiant qui démarre est de bien choisir et limiter l’espace qu’il va exploiter. Une rue commerçante avec beaucoup de passants, de préférence des femmes des classes aisées, et là où il y a peu de concurrents. Il doit arrêter sa stratégie et son discours pour attirer et convaincre le maximum de passants.
Tendre la main n’est pas facile. Il est difficile de supporter le regard des gens : du mépris, du dégout, de l’ignorance… Affronter ce regard et ce comportement hostile tout en faisant le gentil, n’est pas à la portée de n’importe qui. Mendier est synonyme pour la plupart d’entre nous de déshonneur et de perte de dignité.
Le mendiant est également exposé au harcèlement des pouvoir publics et des propriétaires des magasins du quartier.
Finalement le métier de mendiant n’est pas aussi simple qu’on le croit. Il demande certaines compétences physiques, morales et de communication. Ce n’est certainement pas facile d’être un bon mendiant qui gagnera bien sa vie.
Interdire ou tolérer la mendicité
L’étal de la misère et la pauvreté par les mendiants n’est pas à l’avantage des gouvernants et reflète une situation sociale détériorée et un manquement à des obligations de soutien et protection sociale. La plupart des gouvernants essayent donc de cacher et d’interdire la mendicité.
Les mendiants peuvent également représenter une certaine menace pour le citoyen. Ils peuvent le harceler, l’importuner, le gêner lors de sa promenade ou ses courses.
De nombreux pays interdisent la mendicité dans les endroits publics. Il est interdit d’apitoyer ou d’effrayer les passants et le mendiant est passible d’une peine de prison. Dans certains pays, les mendiants sont ramassés et ramenés dans leurs villages d’origine.
Certains pensent que ce n’est pas la mendicité qui est gênante mais le nombre de mendiants. La mendicité devient insupportable si on se trouve confronté à des mendiants de nombreuses fois de suite. C’est donc la densité ou la population de mendiants qu’il faut contrôler afin qu’ils ne deviennent pas vraiment gênants.
Par ailleurs, tout le monde s’accorde pour dire qu’il faut absolument interdire l’exploitation des enfants pour la mendicité. Et que la place normale des enfants c’est l’école ou les centres de formation.
En Tunisie le code pénal interdit la mendicité. Le mendiant s’expose à un emprisonnement de 6 mois. La peine est double surtout si le mendiant emploi un enfant de moins de 18 ans ou s’il est porteur de faux certificats ou de fausses pièces d’identité. La peine est doublée si la mendicité se fait dans le cadre de groupes organisé.
Le travail des mineurs et son exposition à la mendicité sont rudement sanctionnés (article 20 de la loi 95-92 du 09 novembre 1995 relative au code de protection de l’enfant).
Mendicité et pauvreté
On ne choisit certainement pas de devenir mendiant. Le mendiant est exposé à de nombreuses souffrances physiques et morales. Ce n’est certainement pas l’argent facile qui pousse la plupart d’entre eux à tendre la main. C’est surtout la misère, la pauvreté et le besoin qui poussent les gens à la mendicité.
Pour lutter contre la mendicité et débarrasser les villes des mendiants, il ne sert à rien d’interdire la mendicité et faire la guerre aux mendiants. Il s’agit plutôt de combattre la pauvreté et non les pauvres.
D’après l’INS, la Tunisie comptait en 2015 plus de 1,700 million de personnes au dessous du seuil de pauvreté avec un revenu inférieur à 2 dollars/j (soit environ 7 dinars et 2555 dinars/an). Parmi ces personnes 0,5 million vivent en extrême pauvreté (moins de 4 dinars/j). Ces chiffres sont certainement obsolètes et la situation est beaucoup plus grave suite à la crise sanitaire de la covid-19 et ses conséquences désastreuses aux niveaux économique et social.
Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que le nombre de mendiants connaisse une véritable explosion dans les prochains jours surtout que la situation ne semble pas s’améliorer et que les mesures de soutien aux classes déshéritées et pauvres sont très limitées compte tenu des difficultés financières que connait le pays.
Pour conclure
On ne choisit pas d’être mendiant et de tendre la main pour demander l’aumône. Les mendiants sont généralement des gens malheureux qui effectuent une activité épuisante et dégradante. Il ne faut pas les diaboliser et penser qu’on peut devenir millionnaire en mendiant ou qu’ils ont choisi l’argent facile. La mendicité c’est le dernier recours de ceux qui n’ont plus rien pour assurer leur quotidien.
Il ne sert à rien d’utiliser la répression et faire la guerre aux mendiants. Il s’agit plutôt de combattre la pauvreté qui pousse ces gens à mendier.
Lutter contre la pauvreté suppose un soutien matériel et financier des pouvoirs publics, aux couches sociales fragiles. Il suppose également la création de l’emploi pour les jeunes et la réduction du chômage. Garantir du travail honnête aux jeunes permet de leur assurer la dignité et de les éloigner de la délinquance. Lutter contre l’abandon et le décrochage scolaire est de nature de limiter le travail des enfants.
Société civile et associations doivent collaborer avec les pouvoirs publics pour aider ces gens en cette période très difficile. Le simple citoyen également peut participer en prenant des initiatives pour venir en aide et faire preuve de générosité et de solidarité citoyenne.
Ridha Bergaoui
Professeur universitaire