L’édito de Taoufik Habaieb: Partir!
La Tunisie est divisée, au moins, en trois. Ceux qui veulent partir, ceux qui refusent de déguerpir et ceux qui n’espèrent que voir le pays repartir. Sur le point d’imploser, la société est en souffrance, le régime aux abois et l’État en déliquescence.
Lâcher les amarres et tout quitter devient le rêve le plus largement partagé. «L’ailleurs» est-il toujours le meilleur ? Peu importe, l’essentiel est de fuir ce quotidien qui consume. Prendre le large s’érige en acte de salut. Il n’y a pas que des jeunes, sans diplôme, chômeurs, pauvres et célibataires qui se trouvent contraints à s’y résoudre…
Le nouveau profil du migrant tunisien, régulier ou clandestin, a changé. Partir se conçoit désormais aussi en projet de couple, bébés et enfants compris, pour des diplômés issus de la classe moyenne, ayant déjà un emploi, un logement, une voiture... Médecins, ingénieurs, juristes et autres financiers, ils sont par milliers en mode d’expatriation. Les voies diffèrent selon la bonne étoile des candidats, la fuite des compétences est au bout des comptes.
Rien ne saurait les dissuader, les retenir. A les écouter, ils ont entièrement raison. Au lieu d’assister béatement à ce drainage extensif de nos meilleures ressources humaines, les autorités tunisiennes doivent négocier avec les pays d’accueil comment organiser ces flux et les sécuriser. Un corridor officiel est à ouvrir.
Autant la sève de la Tunisie n’a hâte que de partir, autant les médiocres refusent de déguerpir. Chevillés aux concessions arrachées, ils ne penseront guère à reconnaître leur incompétence et se retirer. Sortant leurs griffes, ils persistent à jouir jusqu’au bout des avantages et des fastes de leurs fonctions. Aucun ne démissionnera, quelles que soient les charges qui l’accablent.
Tous se cramponnent à leurs sièges. Non pas pour assumer leurs responsabilités et exercer leur mandat, mais pour se mettre à l’abri de toute poursuite, et s’enrichir davantage. Rares sont les gens intègres, désintéressés. Les élus fonctionnent déjà à l’horizon des prochaines élections de l’automne 2024. La montée du populisme, couplée à la puissance des financements occultes à lever et l’emprise des médias et des réseaux sociaux à rallier, ne favorisera que les plus illuminés. Déjà trois ans encore à tirer d’ici 2024, sans que pour autant pointe en 2025 l’aube de lendemains meilleurs.
Et pourtant, la Tunisie doit repartir. Tôt ou tard, la pandémie de Covid finira par s’étioler, et la crise économique et financière par amorcer sa remontée. Le système politique insuffisant et défaillant ne résistera plus longtemps à l’impératif de sa révision. L’islam politique perd du terrain. Les partis politiques n’auront plus le même poids qu’hier. La société civile gagne en richesse, variété et vigueur. Les Tunisiens sont déterminés à rebondir et n’attendent qu’un signal fort pour se redresser.
C’est au creux de la vague que se prépare la remontée. Embourbés dans la gestion calamiteuse du quotidien, les pouvoirs publics restent dans un traitement erratique, étriqué, incapables de regarder les perspectives nouvelles qui n’attendent qu’à être forgées. Le prochain plan quinquennal de développement économique et social : personne n’en parle. Les études prospectives sont à l’arrêt. La pensée est figée au sein de la classe dirigeante.
Faire redémarrer la Tunisie est impératif. Réfléchir aux leviers de la reprise pour les activer est urgent. Paver la voie à la relance est crucial. Comment doter le pays d’une vision nouvelle, et s’assigner une ambition légitime, réaliste et réalisable? Ni le gouvernement actuel, ni les députés de l’ARP, ni les partis et organisations nationales ne sauraient y parvenir dans la conjoncture qui prévaut. Leurs priorités ne sont pas celles des Tunisiens et de la Tunisie. A chacun son propre agenda, ses propres échéances.
De nouvelles forces doivent émerger. Seule une forte dynamique de redressement national, portée par la société civile, le milieu des affaires et les intellectuels, sera en mesure de faire changer de cap. Les délais sont courts, les pressions fortes, les lobbys puissants et le désenchantement général. Et pourtant, il faut garder foi et agir.
Ceux qui veulent partir sont libres de leur décision. Ceux qui doivent déguerpir sont à évincer. Mais la Tunisie doit repartir.
Taoufik Habaieb
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