Habib Mellakh: J’accuse … !
Je n’ai pas l’habitude d’exagérer. J’accuse le gouvernement et sa « ceinture politique » actuelle d’avoir contribué à laisser le virus circuler librement, non pas tellement en raison du manque de moyens (on peut toujours œuvrer pour avoir le maximum de moyens possible grâce à une bonne stratégie, à la mobilisation des citoyens, à une bonne diplomatie) mais à cause de leur soumission aux lobbys. Pas seulement à cause de l’ampleur de la pandémie mais de leur incompétence et de leur manque d’imagination. Non à cause de la seule faiblesse de l’État, attestée par de nombreux faits, mais pour leurs considérations politiciennes qui les poussent à adopter une politique de deux poids et deux mesures. Selon que vous êtes nanti ou pauvre, riche ou laissé pour compte, puissant ou faible, partisan ou adversaire, on fermera les yeux sur vos abus ou on réprimera vos infractions et même vos revendications légitimes. L’État a montré qu’il était capable de faire respecter ses décisions chaque fois qu’il l’a voulu.
Nos griefs et nos doléances jamais satisfaites
Nous ne leur avons pas demandé, dès le départ de le seconde vague meurtrière - vous vous souvenez des articles publiés sur Leaders, pendant et après l’été 2020 ? - de décréter un confinement général qui aurait été, nous le savions, préjudiciable à une économie en crise. Nous avions demandé en vain la stricte application des mesurettes prises que l’État était incapable de mettre en œuvre pour les raisons précitées. Nous avions demandé sans succès et dans le but de capitaliser les acquis du confinement général du printemps 2020, qu’on mette sur le marché les masques nécessaires à la réduction de la propagation du virus et une campagne de sensibilisation au port du masque. Ce fut un vœu pieux dû à l’absence d’anticipation de la part de l’État et au retard enregistré dans la production du masque non médical. Ce retard était dû au scandale provoqué par l’affaire du conflit d’intérêt et des irrégularités ayant entaché une transaction de gré à gré pour l’achat de masques, conclue par le ministre de l’Industrie du gouvernement Fakhfakh avec un député, patron d’une usine de confections de masques non médicaux.
Nous avons vainement attendu une communication d’un bon niveau pour alerter les Tunisiens sur la gravité de la maladie et ses conséquences désastreuses. Nous avons sollicité, sans succès, dès le mois de septembre 2020, le gouvernement pour qu’il élabore, à l’image de nombreux pays, une stratégie de vaccination et un programme d’achat de vaccins. Il a préféré temporiser en avançant qu’il n’était pas sûr de la qualité et de l’efficacité des vaccins qui allaient être mis sur le marché (sic!) et a décidé d’attendre que les vaccins produits aient leur autorisation de mise sur le marché. Cela a entraîné la pénurie des vaccins chez nous et l’énorme retard que nous accusons aujourd’hui dans la vaccination des citoyens. Mais cédant à une lubie, il a fait une campagne pour pousser les Tunisiens à se faire vacciner contre la grippe sans mettre à la disposition des officines le nombre de vaccins suffisant pour satisfaire la demande.
Il n'est pas facile de prendre la décision appropriée dans le contexte actuel d’une pandémie désastreuse. L’observance stricte du protocole sanitaire n'est pas toujours chose aisée parce que ce respect scrupuleux est difficile à obtenir des Tunisiens. L'être humain, ne supportant pas l'isolement, est en quête continuelle du divertissement au sens pascalien du terme. Il a toujours tendance à avoir un comportement grégaire et à mimer le comportement de désinvolture et de déni communément répandu. Il assimile souvent la stricte observance des gestes barrières, avec son lot de gestes répétitifs, le lavage fréquent des mains, l’utilisation répétée du gel hydro-alcoolique, le changement impératif des masques souillés, à des troubles obsessionnels compulsifs mal vus et au mieux à une discipline drastique difficile à suivre, voire impossible à respecter quand on n’en a pas les moyens. Le Tunisien a tendance à considérer la distanciation physique et son corollaire, le renoncement aux poignées de main, aux embrassades et aux accolades comme un manquement aux règles de bienséance et une autocensure incompatible avec le caractère chaleureux du méditerranéen qu’il est. Mais le gouvernement n’a rien fait pour persuader de la nécessité de cette stricte observance à cause d'une communication défaillante et pour ne pas avoir mis à disposition suffisamment de moyens pour ce faire. Il a par là même contribué, pour ces raisons et les raisons précitées, à la libre circulation du virus et à la banalisation de la maladie, appelant les citoyens à cohabiter avec elle sans chercher à les en prémunir. L’opposition n’a pas été en reste, elle qui a appelé, autant que les formations politiques au pouvoir, les citoyens à participer à des manifestations en pleine pandémie.
Un comité scientifique-alibi
J’accuse le gouvernement d’avoir utilisé le comité scientifique comme un alibi pour justifier les mesurettes qu’il prenait en faisant accroire qu’elles étaient suggérées par ledit comité et j’accuse le dit comité, invisible, sans visage et dont plusieurs membres ont la double casquette d’expert et de haut fonctionnaire de la Santé, d’avoir joué le jeu, communiquant par l’entremise des représentants du gouvernement qui rendaient compte de ses propositions sans que personne ne relève cette bizarrerie. Le comité n’a pas de site Web. Il n’a publié aucun procès-verbal et son porte-parole, nommé il ya quelques mois, n’a jamais rendu compte de ses travaux au public, préférant, comme plusieurs autres membres de ce comité, s’exprimer, au micro de plusieurs journalistes, non pour les informer des suggestions du comité mais pour parler en leur nom personnel et d’une manière générale de la covid-19. Certains de ces experts ont même justifié les choix politiques du gouvernement alors qu’ils n’étaient censés donner que leur avis scientifique.
Le gouvernement a voulu laisser, chez le public et dans les médias, la fausse impression confortée par certains membres du comité scientifique et rarement infirmée par d’autres experts, qu’il entérinait les propositions des académiciens. Ainsi, il a probablement contribué à la baisse de la vigilance de nombreux Tunisiens qui font confiance aux blouses blanches qu’ils croyaient à l’origine des mesurettes prises par le gouvernement, considérées comme la preuve du contrôle de la situation sanitaire. Ce n’est que le 29 juin dernier que nous avons appris par le biais de Nissaf Ben Aleya, porte-parole du ministère de la Santé, et non par l’intermédiaire de Jalila Ben Khelil, porte-parole du comité scientifique, que ce dernier avait proposé un confinement général que la Commission nationale de prévention et de lutte contre les catastrophes et de l’organisation des secours, présidée par le chef du gouvernement, a rejeté.
Jalila Ben Khelil n’est intervenue que quelques jours plus tard sur les colonnes du quotidien Al Maghrib, dans sa livraison du 3 juillet, pour remettre les pendules à l’heure à la suite des informations publiées dans les médias selon lesquelles le comité scientifique a proposé un confinement général de 6 semaines. Le porte-parole a souligné que le comité n’avait recommandé qu’un confinement général de 25 jours dans le but de rompre la chaîne des contaminations et de diminuer la pression sur les hôpitaux. Elle a ajouté que la déclaration de Nissaf Ben Aleya, selon laquelle un confinement général de 6 semaines était indispensable pour parvenir à « zéro covid » ou en d’autres termes pour casser, durablement, quand il est bien appliqué, la propagation de la covid comme attesté par les résultats probants lors de la première vague, était à l’origine de cette méprise. Le gouvernement est dans son rôle quand il prend les décisions qu’il juge appropriées en tenant compte des paramètres économiques, sociaux, psychologiques et sociologiques .Mais il y a une conjoncture où la seule voix des médecins, académiciens et praticiens doit être entendue. Le gouvernement oublie aussi que, contrairement aux médecins qui n’ont qu’une obligation de moyens, il a une obligation de moyens et de résultats. Le comité scientifique doit, lui aussi, jouer pleinement son rôle de conseiller et assumer ses responsabilités en informant le public de ses propositions.
En gérant d’une manière très approximative la crise sanitaire actuelle, le gouvernement persévère dans ses atermoiements et ses errements comme le montre les récentes mesures inapplicables de confinement général ou ciblé dans certaines délégations, revues avant leur expiration dans le Grand Tunis et remplacées par un bouclage total.
Nous sommes nombreux à ressentir une tristesse infinie et un sentiment d’impuissance face à l’hécatombe, face à ces erreurs grossières et ces louvoiements et en raison également du déni de nos compatriotes. L'année Covid est une année terrible pour tout le monde. De très nombreux Tunisiens ont été immolés à l’autel de l’incompétence et de l’incurie gouvernementale. Nous avons tous perdu des êtres qui nous sont chers. De nombreux gouvernorats et délégations sont sinistrés et le pire est à venir avec la ville de Sfax fêtant en grande pompe le sacre de son équipe en coupe de Tunisie et les mariages célébrés avec une affluence record dans un but d'ostentation impudique de la richesse ou d'un bonheur éphémère qui ignorent superbement les grands risques liés à ces rassemblements.
Un gouvernement impuissant malgré la pression de la société civile
J’ai publié sur Leaders une dizaine d'articles sur la situation épidémiologique dans le pays qui constituent la chronique d'une catastrophe annoncée. De nombreux experts ont tiré, dans les médias, la sonnette d’alarme. Mais le gouvernement a toujours été aux abonnés absents. N'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre!
Le collectif de la société civile, composé d’une quarantaine d’ONG et d’associations dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme, a publié, à l'initiative de l'Association Tunisienne de Défense des Valeurs Universitaires, depuis le début de la pandémie, plusieurs communiqués et une lettre ouverte appelant le Président de la république et le président du gouvernement à prendre les mesures appropriées pour la circonscrire. Mais la société civile compte pour du beurre aux yeux des gouvernants, incapables de trouver les fonds pour indemniser les travailleurs qui se retrouvent au chômage et les entreprises pénalisées qui auront à souffrir des mesures drastiques de la lutte contre la pandémie et qui ne prennent en considération que la pression des lobbys économiques et politiques. Ni le président du gouvernement ni le Président de la république n’ont réagi à cette lettre ouverte.
Le président de la République peut mieux faire
Ce dernier a tenté au cours des derniers mois de contribuer à la lutte contre la pandémie mais la querelle des deux têtes de l’exécutif au sujet de leurs prérogatives respectives, dans laquelle ils se sont investis, souvent au détriment de la lutte contre la pandémie qui n’est pas toujours apparue comme leur priorité absolue, semble avoir limité le champ d’action du Président de la république que les dispositions constitutionnelles restreignent par ailleurs. Ces restrictions semblent l’avoir confiné dans un rôle de redresseurs de torts, beaucoup plus soucieux d’asséner des critiques acerbes de que de passer à l’action. Mais il n’a pas épuisé le champ du possible dans cette lutte. Je citerai en exemple et sans prétendre à l’exhaustivité la non-convocation du conseil de sécurité nationale, pourtant appelée de tous ses vœux par le collectif de la société civile précitée, la non-adhésion à la proposition formulée par tout un pan de la classe politique et de la société civile et par plusieurs sommités médicales d’une loi d’urgence sanitaire et enfin le non-recours à un appel solennel à l’aide internationale. L'Inde l'a fait, il y a peu, quand elle a manqué d'oxygène et cela lui a permis de dépasser la crise. La Tunisie l'a fait lors des inondations exceptionnelles de septembre 1969 qui ont fait moins de 400 morts et la situation a été maîtrisée au bout de quelques jours.
L’élite ne donne pas le bon exemple
Ce qui m'attriste aussi, c'est le dénide réalité des Tunisiens et pas uniquement les moins instruits. J'ai vu des enseignants, des médecins, des ingénieurs, des architectes, indisciplinés et irrespectueux des gestes barrières, prenant des risques énormes pour eux-mêmes et pour les leurs et n'ayant pas peur de se couvrir de ridicule en défendant la théorie du complot. Les plus hauts responsables de l’Etats violent à l'envi le protocole sanitaire. Leur vigilance aurait permis d’éviter des milliers de morts parce qu’elle aurait montré la bonne voie aux Tunisiens. La pandémie a également mis a nu la dégradation de notre enseignement, attestée, entre autres, par le niveau de connaissances des jeunes qui se dégrade d'année en année. Un enseignement qui ne forme ni des têtes bien pleines, ni des têtes bien faites et qui ne cultive plus l'esprit critique.
Le gouvernement diffère continuellement l’annonce d’un confinement général devenu inéluctable et le président de la république s’y oppose. Plusieurs experts indépendants, la société civile et plusieurs hommes politiques, peu sensibles aux considérations électoralistes, l’appellent aujourd’hui de tous leurs vœux. Les données épidémiologiques catastrophiques l’imposent au vu de la présence de plusieurs variants à propagation exponentielle qui alimentent la vague déferlant sur notre pays et qui annoncent un tsunami plus ravageur que l’actuelle vague et susceptible de faucher un nombre plus élevé de vies humaines. De nombreux médecins, qui dirigent dans les hôpitaux de Tunisie, des services covid, viennent de lancer un appel de détresse en raison de la sursaturation des hôpitaux et du risque d’effondrement du système sanitaire. Nous payerons très cher, aussi bien sur le plan sanitaire que sur le plan économique, un autre ajournement du confinement général.
Nos gouvernants portent, face à la société, à la justice et à l’Histoire, une lourde responsabilité à cause de leur négligence et de leur focalisation sur les luttes pour le pouvoir alors qu’il y a péril en la demeure. Ils ne seront probablement pas sanctionnés par les électeurs lors des prochaines échéances électorales mais ils seront sévèrement jugés par le tribunal de l’Histoire.
Habib Mellakh