Tunisie: Un pays ingouvernable ou «irréformé»?
Par Habib Touhami - D'après l’INS, la Tunisie compte actuellement un peu moins de 12 millions d’habitants (les Tunisiens sont évidemment plus nombreux: plus de 13 millions avec la diaspora). Si l’on excluait les nouveau-nés, les enfants en bas âge, les fous, les débiles congénitaux, les séniles avérés et les résidents étrangers, la population du pays pourrait bien compter dans ses rangs un peu plus de huit millions de «muftis» et d’imams, de spécialistes en sécurité et contre-terrorisme, de stratèges militaires, de politologues, de diplomates, de juristes constitutionnels et autres, d’économistes, d’économètres, de statisticiens, d’analystes financiers, de démographes, de sociologues, d’historiens, de savants en médecine et en virologie, etc. C’est du moins ce que la vox populi croit et que les médias nationaux laissent entendre. Depuis le 14 janvier 2011, tout un chacun pense pouvoir donner un avis éclairé sur tout. Cela va de la balance des paiements aux espèces menacées, de la dérive des continents à la périodicité des glaciations.
Dans ce charivari où plus personne n’est vraiment écouté, plus personne n’est cru, il n’existe aucune chance pour que la démocratie tunisienne puisse fonctionner «normalement». Il est heureux que la parole ait été enfin libérée après des décennies de castration.
Toutefois, la démocratie est très exactement le contraire du chahut permanent et de l‘irresponsabilité partagée. La liberté d’expression n’est pas utilisée en Tunisie pour éclairer des esprits trop longtemps asséchés, mais pour satisfaire de bas instincts trop longtemps refoulés. Les outrances verbales et les contre-vérités débitées dans la rue, les réseaux sociaux et les médias sont si redondantes et aliénantes que la société tunisienne s’est retrouvée sous la coupe de l’incrédibilité institutionnalisée. Nulle démocratie ne peut vivre ou survivre dans ces conditions.
Un tel environnement ne pouvait que conduire à la multiplication des transgressions. Peu de citoyens remplissent leur rôle avec conscience et moins encore accomplissent leur devoir avec rigueur. Pour tous, «l’enfer, c’est les autres». Le trouble des esprits et des âmes est tel que des professionnels indispensables à la marche du pays désertent leur champ naturel d’action et de compétence pour faire du politique, pensant, à tort, qu’ils seraient bien plus utiles ailleurs. D’autres fuient la patrie, sans regret ou remords. La saignée pour la Nation est double, terrible même. Entre-temps, tous les responsables politiques sont indistinctement traités de vendus et de salauds, à croire que la légion des prétendants se compose ou de cyniques ou de stupides. Ainsi, aucun gouvernement n’aura la crédibilité nécessaire pour agir et pour négocier avec l’étranger et les institutions financières internationales sans sacrifier les intérêts vitaux du pays et la dignité des Tunisiens. Voilà où nous en sommes et voilà où nous conduit l’intempérance des êtres.
La Tunisie est devenue un pays ingouvernable dit-on, c’est-à-dire un pays qui ne peut plus être gouverné par des moyens licites ou démocratiques. C’est à quoi une majorité de Tunisiens s’est finalement résolue en appelant de ses vœux le rétablissement du régime autoritaire. Certes, l’«ingouvernabilité» du pays résulte, en première lecture, des institutions et du mode de scrutin aux législatives, mais c’est vite oublier que le régime autoritaire n’a rien réglé jadis des problèmes ayant conduit à la «révolution»: déséquilibres régionaux et sectoriels, chômage, répartition inéquitable des richesses et de la charge fiscale, rendement inversé de la redistribution et des transferts sociaux, corruption, domestication de l’État et de l’administration, etc. Aucun de ces problèmes n’a trouvé de solution depuis le 14 Janvier 2011, ni même un début de solution.
S’il en est ainsi, c’est parce que le ver était dans le fruit dès le départ. Ceux qui se sont mobilisés pour abattre le régime précédent comme ceux qui ont joué du désarroi général pour accaparer le pouvoir n’ont jamais voulu que les choses changent vraiment. Un changement des hommes leur suffisait (des institutions aussi dans la mesure où elles favorisent leurs desseins). Leur but n’était en aucun cas de remettre en cause les privilèges abusivement conquis, ni d’agir contre les blocages socioéconomiques et culturels qui persistaient, mais d’acquérir des privilèges et des places à leur tour. C’est pourquoi au changement des hommes n’a pas succédé le changement des choses comme il est attendu après une vraie «révolution». La «révolution» tunisienne a été enterrée vivante à la naissance par ceux-là mêmes qui en font le plus commerce.
Il est impératif que l’on prenne enfin conscience qu’un changement des institutions et du mode de scrutin aux législatives ne suffit pas à sortir le pays de l’ornière. Le présent l’atteste et l’avenir le prouvera si besoin est. La problématique tunisienne est en effet d’une toute autre nature, d’une toute autre dimension. Au conformisme socioéconomique d’antan s’est ajoutée une formidable régression des structures mentales et des comportements sociaux, résultat de la situation générale et de l’islamisation insidieuse de la société. Sur ce plan, l’autoritarisme et la démocratie ont montré les mêmes limites, les mêmes carences. De ce fait, le choix n’est pas entre la dictature et la démocratie comme on le pérore béatement, puisque tout retour à la dictature doit être formellement exclu, mais entre l’immobilisme et le mouvement, et dans la mesure où l’ingouvernabilité du pays réside objectivement dans son incapacité à s’autoréformer, c’est précisément ce verrou qu’il faut faire sauter en premier.
Habib Touhami