Etudiants des établissements privés vs étudiants des établissements publics : deux poids, deux mesures
Par Ridha Bergaoui - Selon les données du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (MESRS), pour l’année universitaire 2018-2019, le nombre total des étudiants était de 267 154 réparti en 233 692 dans les établissements publics et 33 462 dans les établissements privés.
Quoiqu’à priori rien ne permette de différencier un étudiant d’un établissement public d’un autre inscrit dans un établissement privé, pourtant sur les papiers officiels certaines différences existent.
Etudiant d’un établissement public vs étudiant du privé
Pour un étudiant du secteur privé, tout document délivré par son établissement ne devient officiel qu’après passage par la Direction de l’Enseignement Supérieur Privé et des Equivalence (DESPE) du MESRS. C’est le cas par exemple de l’attestation de présence où il est indispensable d’opposer un timbre fiscal de cinq dinars au verso de l’attestation, la déposer à la DESPE et revenir le lendemain ou plus tard la récupérer. Ce passage permet de certifier que la signature figurant dans votre document est bien celle du Directeur de l’Etablissement Privé concerné. Bien sûr cette démarche n’est nullement nécessaire pour les étudiants du public.
Si vous êtes étudiant d’un établissement d’un enseignement supérieur privé (EESPri), votre carte d’identité ainsi que votre passeport porteront désormais, en guise de profession, « étudiant dans un établissement privé » à la place d’ « étudiant » tout court.
A part ces petits détails, portés sur vos documents officiels d’identité et qui vont vous accompagner durant la durée de vos études, à la fin de votre scolarité, pour être reconnus, votre diplôme n’est valable qu’après passage par la commission d’équivalence de la DESPE.
Du problème des équivalences
En effet, pour accéder à la fonction publique ou pour s’inscrire à l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens par exemple, les porteurs d’un diplôme étranger ou d’un établissement d’enseignement supérieur privé tunisien (EESPri) doivent présenter à la DESRE une demande d’équivalence accompagnée de tout un dossier portant de nombreux justificatifs nécessaires.
Le dossier est examiné par la DESPE et les équivalences sont accordées par la commission sectorielle d’équivalence concernée par le diplôme. Ceux qui n’ont pas leur équivalence peuvent présenter un recours auprès de la commission nationale d’équivalence qui décide du devenir de la demande d’équivalence et fait des propositions à l’intéressé.
Pour l’année universitaire 2017-2018, le nombre d’établissements privés était de 74 institutions qui ont permis en juin 2018 de délivrer 7 741 diplômes. Pour faire reconnaitre leurs diplômes, tout ce beau monde doit s’adresser à la DESPE pour demander l’équivalence du diplôme.
Ajoutez en plus quelques centaines de diplômés des pays étrangers et vous imaginez la masse colossale, de mobilisation, réunions, travail et énergie, consacrée à la DESPE rien que pour ce problème d’équivalence.
Une ségrégation injustifiée et ridicule
Au fait pourquoi cette discrimination entre étudiant du public et étudiant du privé ? Quel intérêt de spécifier sur des documents d’identité officiels qu’il s’agit d’un étudiant d’un établissement privé ? Ces derniers ne sont –ils pas des étudiants à part entière ? Sont-ils considérés par nos officiels, des étudiants de second choix ?
Pour quoi faire certifier l’attestation de présence émanant d’un EESPri par la DESPE ? Est-ce dire qu’il est plus facile de falsifier une attestation émanant d’un établissement privé que celle d’un établissement public ?
Enfin cette question d’équivalence, n’est-il pas temps d’abandonner ces pratiques anciennes d’autant d’une part que le MESRS est l’autorité de tutelle et de contrôle de tous les EESPri en activité dans le pays. Le MESRS publie chaque année dans le guide d’orientation, la liste de ces établissements reconnus et conformes à la réglementation en vigueur. Pourquoi alors exiger que les diplômés obtenus passent par les commissions d’équivalence ?
D’autre part, le MESRS accorde annuellement des bourses d’étude à plus d’une centaine d’étudiants, et en propose plusieurs offertes par les pays amis, pour poursuivre leurs études à l’étranger. Ces étudiants diplômés doivent également, à leur retour, présenter au MESRS un dossier d’équivalence des diplômes des établissements dans lesquels les étudiants boursiers ont été autorisés par ce même ministère à s’inscrire.
Tout cela ne représente-t-il pas des complications bureaucratiques auxquelles malheureusement notre administration et nos cols blancs-cravates tiennent absolument rien que pour embêter le citoyen et lui compliquer la vie conformément à l’adage : « pourquoi faire simple alors qu’on peut faire compliquer ?».
Des textes qui datent du siècle dernier
L’enseignement privé est régi par un ensemble de textes qui datent de plus de 20 ans. Il s’agit de la loi n° 2000-73 du 25 juillet 2000 relative à l’enseignement supérieur privé ainsi qu’un ensemble de décrets d’application qui datent du mois de septembre de la même année.
Malgré les bouleversements et les mutations socio-économiques graves et importantes qu’a connu notre pays, force est de constater que ces textes n’ont connu que très peu de modifications et continuent à être appliqués rigoureusement.
Les textes relatifs à l’équivalence des diplômes sont encore plus anciens et datent de 1996 et ne font aucunement mention aux diplômés de l’enseignement supérieur privé mais plutôt de l’équivalence des diplômes et titres délivrés par des établissements étrangers aux diplômes tunisiens (allant du baccalauréat au doctorat et l’habilitation universitaire). Il s’agit du décret n°96-518 du 25 mars 1996 et deux arrêtés d’application publiés la même année. Les procédures d’équivalence ont été étendues, en l’année 2000, aux diplômés des EESPri.
Depuis, l’enseignement supérieur privé a connu de nombreuses mutations
Les textes relatifs à l’ESPri datent du temps où il était très marginal, chaotique et mal structuré. C’était un enseignement de seconde chance pour certains étudiants qui n’ont pas réussi à l’université. Depuis le secteur a beaucoup évolué et a connu de nombreuses mutations aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif.
De nos jours, certains établissements privés dispensent les mêmes formations que de prestigieux partenaires implantés à l’étranger. Dans certaines écoles, l’enseignement se fait en anglais et des possibilités de double diplomation ou d’alternance et de mobilité ont été créées. Des pôles d’excellence sont apparus et l’entrée à ces institutions se fait désormais après un sérieux examen du dossier et un concours d’accès. De nombreux établissements privés ont reçu des accréditations et des certifications d’organismes internationaux.
Des EESPri travaillent en étroite collaboration avec des grands groupes de sociétés, d’entreprises et de professionnels qui participent activement à la formation des étudiants et les prennent en charge pour les stages, les projets de fin d’études et facilitent leur insertion dans le milieu professionnel.
Les diplômés de certains établissements privés, surtout en informatique, digitalisation et télecom, sont très recherchés sur le marché de l’emploi aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger.
Malgré des frais de scolarité relativement élevés, ces établissements jouissent d’une bonne réputation et sont très demandés par surtout les étudiants mal orientés, ceux qui n’ont pas eu la spécialité qu’ils souhaitaient ou ceux qui désirent se spécialiser dans un domaine à employabilité élevée. Ils sont également très sollicités par des étudiants africains qui ne peuvent poursuivre leurs études en Europe soit pour des raisons de coûts élevés de la scolarité soit pour des contraintes de visa.
Le secteur de l’enseignement privé s’adapte, innove et se renouvelle constamment. La crise de la covid-19 l’a bien démontré. Alors que l’enseignement public peine à assurer un cours minima à distance, l’enseignement supérieur privé a mis rapidement en place des plateformes d’enseignement et des cours de niveau très satisfaisant. L’année s’est bien déroulée, malgré le couvre feu et le confinement répétitif, le programme a été achevé et l’année universitaire s’est bien déroulée.
Le secteur privé connait très peu de perturbations, de contestations et d’arrêts de cours. Ce qui n’est pas le cas dans le secteur public où la contestation est facile et les arrêts des cours tout à fait courants et fréquents. Il n’y qu’à voir cet année ce qui s’est passé à l’Institut des Sciences Humaines de Tunis où les examens, pour des milliers d’étudiants, ont dû être suspendus et reportés de nombreuses fois à cause d’un conflit personnel entre le directeur et une étudiante représentante de l’UGET au sein de l’établissement.
Repenser la gouvernance de l’enseignement supérieur
Compte tenu des changements technologiques, de la révolution du numérique et des mutations socio-économiques que connait notre pays, il est nécessaire de repenser tout l’enseignement supérieur dans son ensemble avec ses deux volets public et privé. L’enseignement supérieur privé ne doit plus être marginalisé et considéré comme un secteur inférieur ou secondaire mais plutôt comme partenaire et complémentaire au secteur public.
Comme pour tous les secteurs économiques, l’administration doit être un moteur de la croissance et de la création des richesses. Son rôle n’est pas de bloquer et de freiner les initiatives ou innovations mais au contraire, elle doit les provoquer, les motiver et les promouvoir. L’administration doit évoluer avec les changements et s’adapter. Elle doit profiter de la vague de la digitalisation pour simplifier les procédures et faciliter les services à distance, en ligne.
Plutôt que de jouer le policier maniaque, qui voit avec méfiance tout ce qui émane du secteur privé et cherche la petite bête, le MESRS doit s’investir dans l’encadrement et la promotion des EESPri qui rendent des services importants aussi bien aux étudiants qu’à tout le pays. Il doit œuvrer pour l’épanouissement du secteur et faciliter l’accueil des étudiants étrangers qui feront le rayonnement et la réputation de notre pays. Ces étrangers dont les effectifs ne cessent de diminuer en raison de l’instabilité politique du pays, des contraintes administratives dissuasives et compliquées. Il doit accompagner tous les établissements du supérieur dans une démarche qualité afin d’atteindre les standards internationaux acceptables.
Dans le cas présent
Il faut revoir l’ensemble des textes qui régissent l’enseignement supérieur privé, les actualiser et les mettre à niveau compte tenu des avancées technologiques et numériques actuelles et très probables à court terme.
Il faut penser à l’unicité du système de l’enseignement supérieur et abolir la ségrégation entre public et privé soulevés précédemment dans les documents officiels et d’identité.
Il serait plus raisonnable et plus cohérent de reconnaitre directement les diplômes des sortants des établissements reconnus par le MESRS et limiter les demandes d’équivalence uniquement pour ceux des établissements non reconnus.
En Tunisie, on se plait à garder nos vieilles méthodes et nos vieilles habitudes. A l’âge du numérique, de la digitalisation et d’Internet, notre administration continue à travailler d’une façon archaïque et dépassée en utilisant encore le papier et le stylo à bille. Elle ne cesse d’exiger à outrance, pour tout service demandé par le citoyen, la copie conforme, la signature légalisée, l’extrait de naissance, la copie de la CIN… et plein d’autres paperesses, sans parler du réseau en panne et de la fameuse phrase typiquement de chez nous : « revenez demain ». Nos jeunes n’ont plus qu’une idée en tête : quitter ce pays et ses systèmes archaïques, aliénants et d’un autre âge.
Il est encore temps de se ressaisir faute de quoi, il sera trop tard et la Tunisie ne pourra plus jamais rattraper son retard.
Ridha Bergaoui
Professeur universitaire