Ammar Mahjoubi: L’«Histoire Auguste» et «la Vie de Septime Sévère»
Depuis Tacite et son livre sur la «Vie d’Agricola», qu’il écrivit en 98, la «grande histoire» narrative, celle de Salluste et de Tite Live, était en passe d’être condamnée ; si bien que lorsque Suétone «publia» ses «Vies des Douze Césars», dans la première moitié du IIe siècle, l’Histoire, à Rome, s’engagea franchement dans la voie de la biographie. C.Suetonius Tranquillus ne faisait, du reste, que suivre l’exemple contemporain du grec Plutarque, tout en l’enrichissant d’un souci d’érudition.
En matière de composition, on peut aisément résumer la méthode de ce genre biographique. Il suivait constamment les mêmes règles générales, conformément au modèle établi par les «Vies» de Suétone. De façon générale, la biographie commençait par la naissance du personnage, avec la date et le lieu, suivie par les indications nécessaires sur ses parents et sa famille, sur sa jeunesse et les détails de sa vie jusqu’à son accession au pouvoir. Elle se poursuivait par le récit du règne, selon des rubriques-tiroirs successives, sans aucun souci de chronologie, mais avec les particularités de chaque époque et de chaque empereur. Une attention particulière était accordée au portrait physique et moral, ainsi qu’à la vie privée. La «Vie» se terminait par les circonstances du décès.
Ce canevas était agrémenté d’anecdotes, amusantes souvent, parfois triviales, mais toujours appréciées par les lecteurs. Ces développements, que l’historien juge maintenant superflus, accordaient une importance particulière aux présages, apparus dès la naissance du personnage et annonciateurs précoces de son règne. Placés au début du récit, ces «omina imperii» étaient invariablement accompagnés à la fin par des «omina mortis» qui laissaient pressentir la mort prochaine. Pour certains règnes, Suétone utilisait des documents d’archives, publiques ou privées. Ces sources lui fournissaient aussi la matière de ses anecdotes, qui se référaient souvent à des commérages, des ragots ; et il lui arrivait même d’en rajouter, d’enjoliver et d’exagérer les péripéties. Il reproduisait parfois les documents utilisés, et d’autrefois, il se contentait de les citer.
L’Antiquité nous a légué aussi un autre recueil biographique d’empereurs romains, à la manière des «Douze Césars» de Suétone; mais c’est un ouvrage énigmatique, qui n’a cessé d’être discuté par les spécialistes, une centaine d’années durant. Ils lui ont arbitrairement attribué le nom d’ «Histoire Auguste» et désigné ses six auteurs avec la formule «Ecrivains de l’Histoire Auguste» (Scriptores Historiae Augustae). Mais nous ignorons le titre véritable de l’œuvre, lorsqu’elle avait été «publiée» à l’époque antique.
Alors que l’ouvrage de Suétone débute par la naissance de l’Empire, avec César et Auguste, pour se terminer par la biographie de Domitien, l’Histoire Auguste commence avec la Vie d’Hadrien et s’achève par la mort de Numérien, couvrant ainsi une période de cent soixante-huit ans, de 117 à 285, mais avec une lacune qui s’étend de 244 à 250. Trente vies s’échelonnent donc, non seulement celles des empereurs «légitimes», comme dans l’œuvre de Suétone, mais aussi bien leurs «corégents», associés à leur pouvoir de manière subordonnée, que les usurpateurs. Au début, chaque biographie ne concerne qu’un seul personnage, Hadrien par exemple ou Aelius César ; mais après l’époque sévérienne, chaque Vie peut réunir plusieurs empereurs appartenant à la famille, comme les deux Maximins, père et fils ou les trois Gordiens, père, fils et petit-fils. Les usurpateurs, qui ont régné peu de temps, sont réunis dans une biographie unique, avec pour chacun un chapitre particulier. Ce cas concerne les trente tyrans et les quatre usurpateurs. A l’intérieur de la fourchette chronologique, les titres des vies ne mentionnent pas Quintilien, qui régna pendant une courte période, après la mort de son frère, Claude le Gothique, en 270. A en croire la façon dont l’ouvrage nous est présenté, ses six auteurs, sans avoir travaillé en équipe, se seraient réparti la tâche. L’élaboration des biographies se serait étendue de la fin du IIIe siècle au début du IVe et l’œuvre aurait été achevée entre 324 et 332. Mais après de très longues controverses entre les spécialistes, l’œuvre, qui a été triturée en tous sens, est actuellement de mieux en mieux connue. Les recherches récentes ont montré que l’Histoire Auguste est postérieure à 360 et l’unicité de son auteur, un véritable mystificateur, a fini par s’imposer, après avoir été longtemps discutée.
Parmi les biographies de l’Histoire Auguste, celle de Septime Sévère, le fondateur de la dynastie sévérienne, fournit des renseignements vérifiés et généralement exacts, bien qu’entachés de quelques confusions. On sait qu’il naquit le 11 avril 145 et que son règne s’étendit du 9 avril 198 jusqu’en février 211, durant un peu moins de dix-huit ans. Sa famille était originaire de Lepcis Magna, le port principal de la Tripolitaine, au Sud-Est de la province d’Afrique ; et elle était constituée de deux branches issues du même ancêtre, qui s’appelait Septimius Macer et était l’arrière-grand-père de l’empereur ; alors que l’H.A. le présente comme le grand-père. Dans la seconde moitié du Ier siècle, cet ancêtre avait quitté Lepcis (ou Leptis), s’était installé à Véies, cité étrusque proche de Rome, et avait accédé à l’ordre équestre, second ordre nobiliaire après l’ordre sénatorial. L’un de ses fils portait le même nom que l’empereur (L(ucius) Septimius Severus) et était donc son grand-père ; il revint à Lepcis Magna et y exerça les plus hautes charges municipales en 110, sous le règne de Trajan, alors que la cité avait obtenu le statut et le rang convoités de colonie romaine. Du côté maternel, le grand-père s’appelait Fulvius Pius et appartenait également à la catégorie des notables de la vieille cité portuaire du Sud-Est de la province depuis l’époque punique.
L’autre branche issue de l’ancêtre Macer était le rameau le plus riche de la famille. Elle s’était illustrée par deux de ses descendants, P(ublius) Septimius Aper et C(aius) Septimius Severus. Ils avaient obtenu le laticlave, la bande pourpre sur la toge des patriciens, qui signifiait leur appartenance à l’ordre sénatorial. Tous deux parcoururent une carrière estimable; Aper fut consul suffect en 158 et Sévérus en 160. Ce dernier devint proconsul d’Afrique en 174 -175 et choisit son petit cousin, le futur empereur, comme l’un des légats qui l’assistaient dans sa tâche ; toujours en relation avec ce cousin C.Septimius Severus l’avait ensuite patronné pour lui faire obtenir le laticlave vers 170. Membre de l’Assemblée sénatoriale, il put alors parcourir une carrière régulière, jusqu’à sa nomination comme légat de la IVe légion Scythique, qui était alors cantonnée non pas à Marseille, comme le prétend l’Histoire Auguste, mais en Syrie. Le futur empereur fut cependant disgracié en 182 et eut ainsi le loisir avec un séjour à Athènes de parfaire, trois années durant, la culture qu’il avait acquise à Leptis, où il avait commencé ses études dans les deux langues, le latin et le grec.
En 185, le futur empereur reprit le cours normal de sa carrière sénatoriale, en gouvernant la province de Lyonnaise ; et c’est vers cette date qu’il épousa Julia Domna, une princesse belle, riche et cultivée, issue de la famille des grands prêtres du culte de Baal, dans la cité syrienne d’Emèse, aujourd’hui Homs. Proconsul de Sicile en 189 et consul suffect en 190, il fut désigné en 191 au gouvernement de la province de Pannonie supérieure et se trouva, de la sorte, à la tête d’une armée puissante, composée de trois légions, sept cohortes auxiliaires et cinq ailes de cavalerie. En mars 193, l’élimination par la garde prétorienne de Pertinax, qui n’était à la tête de l’Empire que depuis quatre-vingt-sept jours, rouvrit une compétition pour le trône impérial, qui avait déjà commencé dès 192 par l’assassinat du fils de Marc Aurèle, l’empereur Commode. Les trois grandes armées des frontières, celle d’Orient sous le commandement de Pescennius Niger, ainsi que celles de Bretagne et du Danube, commandées respectivement par Clodius Albinus et Septime Sévère, proclamèrent chacune l’avènement, à la tête de l’Empire, de leurs chefs. La victoire échut finalement aux puissantes forces du Danube et aux mérites personnels de leur commandant, l(ucius) Septimius Severus, qui fut proclamé empereur par ses troupes, le 9 avril 193, à l’âge de quarante-huit ans.
Arrivé à Rome le 9 juin, Septime Sévère se posa en héritier de Pertinax, qui fut divinisé et dont il ajouta le nom à ses propres surnoms. Le récit du règne, dans le texte de l’Histoire Auguste est exact, dans ses grandes lignes, avec cependant quelques confusions, ainsi que ce désordre chronologique, fréquent déjà dans les biographies de Suétone. La lutte contre les deux principaux compétiteurs occupa les premières années de l’Empereur. Pescennius Niger, qui gouvernait la Syrie, avait été reconnu Auguste par les provinces orientales et avait reçu l’appui du roi des Parthes et de ses alliés dont les tribus, en partie arabes, occupèrent la haute Mésopotamie. Sachant que Clodius Albinus, le gouverneur de la province de Britannia (l’île anglaise jusqu’à la frontière de l’Ecosse), était un adversaire potentiel, Sévère lui offrit le titre de César, qu’il accepta. La guerre contre Niger, en Thrace et en Mésopotamie, se termina en 194 par la mort du vaincu. La campagne fut poursuivie en haute Mésopotamie contre les tribus alliées aux Parthes et s’acheva par l’occupation du pays, qui devint une province gouvernée par un préfet. L’ordre était revenu en Orient et Sévère fut proclamé vainqueur des Parthes, des Arabes et des Adiabènes (Particus, Arabicus et Adiabenicus) ; il se tourna alors contre Albinus, qui avait été, lui aussi, proclamé Auguste par ses troupes et s’était avancé en Gaule. En 197, la bataille de Lyon s’acheva par son suicide.
Dès 196, Sévère avait décidé d’établir son règne sur de nouvelles bases. Il se déclara fils adoptif, héritier de Marc Aurèle et frère de Commode, afin de souligner la liaison avec la dynastie antonine et la continuité du pouvoir. Puis il associa au trône, en tant que César, son fils aîné Bassianus, qui prit le nom de Marcus Aurelius Antoninus et que les historiens ont pris l’habitude de désigner par son sobriquet, Caracalla. C’était un retour à l’hérédité, interrompue depuis les règnes de Nerva et Trajan en 96-98.
La guerre ressurgit en 197 contre les Parthes. Le 28 janvier 198, l’armée romaine entra triomphalement à Ctésiphon, sur le Tigre. La capitale des Parthes fut prise d’assaut et pillée. Le jour même, Caracalla fut nommé Auguste et son frère Geta César. Après un long séjour en Orient, l’empereur revint en 202 à Rome où il célébra son triomphe et six années durant, l’empire connut la paix. Il choisit pour conseiller principal son préfet du prétoire, qui était de rang équestre et était originaire, lui aussi, de Lepcis Magna.Apprécié, C.Fulvius Plautinus devint le beau-père de Caracalla, qui épousa sa fille Plautille. Il accéda même au rang sénatorial et revêtit le consulat. Ascension trop rapide annonciatrice de chute. Il ne tarda pas à être disgracié, massacré et sa fille fut répudiée avant d’être mise à mort. Le célèbre jurisconsulte Papinien le remplaça à la préfecture du prétoire. En 208, Sévère dut encore se rendre en Bretagne, pour empêcher les Calédoniens d’Ecosse de harceler le mur qu’Hadrien avait élevé sur le « limes », au Nord de la province romaine de Britannia. La sécurité rétablie, il revint à York, nomma Auguste son fils Géta et avec ses deux fils, Caracalla et Géta, ils prirent ensemble le titre de «Britannicus Maximus». L(ucius) Septimius Severus mourut à York, le 4 février 211.
En faisant usage, notamment, de l’importante étude d’André Chastagnol qui, dans son livre sur l’Histoire Auguste, avait consacré pas moins de cent-quatre-vingts pages au problème posé par cette source énigmatique et à son historiographie, j’ai jugé opportun de présenter aux lecteurs les empereurs de la dynastie sévérienne, dont l’avènement avait marqué l’arrivée des provinciaux de Tripolitaine, au Sud-Est de la province africaine, à la plus haute autorité de l’Etat romain. Les empereurs antonins, de la dynastie précédente provenaient, certes, d’Espagne ; mais ils étaient les descendants des Italiens établis dans les colonies de cette province. Avec la dynastie des Sévères accédaient au pouvoir des Africains, dont l’origine lointaine était, sans aucun doute, punique. Mais on ne peut parler, comme on pourrait le penser, d’une revanche d’Hannibal, car Septime Sévère était romanisé au point que le poète romain Stace disait à son grand-père, avec qui il s’était lié d’amitié: «on parler n’est pas punique, ni ton vêtement, ton esprit n’est pas étranger : tu es italien, italien» (Stace, Silvae, 4, 5).
Ammar Mahjoubi