Tunisie: La villégiature au temps des beys
Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - La villégiature, art de vivre éminemment méditerranéen, a des racines anciennes dans notre pays. C’est ainsi qu’entre les XIIIe et XVIe siècles, sous la dynastie des sultans hafsides qui, ayant fait de Tunis la capitale de leur royaume, édifièrent dans ses environs des palais de plaisance, dans le droit fil du raffinement de l’Espagne musulmane. A partir de 1705, cherchant à rompre avec le caractère allogène des pouvoirs ottomans qui s’étaient succédé depuis la conquête de 1574, Husseïn Bey, le fondateur de la dynastie qui porte son nom, voulut renouer avec l’héritage hafside. Il réussit dans cette politique de tunisification dans bien des domaines, dont l’art de la villégiature. Voyons cela de plus près.
Si les beys, malgré l’existence de leur palais du Dar El bey à la Kasbah pour des raisons que nous avons développées précédemment ici même, ne résidaient jamais dans leur capitale, les dignitaires y possédaient leurs demeures. Cependant, le séjour de ces derniers dans la médina, de même que les notables beldis, n’avait lieu que durant l’hiver. Dès le retour du printemps, on partait pour les résidences des campagnes riantes des environs ouest de Tunis. Puis, l’été venu, on quittait la médina pour s’installer dans les résidences des environs nord de la capitale, réputés pour leur fraîcheur et les bienfaits de l’air marin.
Au printemps, la campagne de La Manouba, située à quelques kilomètres à l’ouest du Bardo, faisait l’unanimité et des princes et des citadins. Sans doute, sous la dynastie précédente des Mouradites et même avant, La Manouba jouissait-elle des faveurs des Tunisois. On sait, par exemple, que depuis le Moyen Âge, des fêtes champêtres étaient organisées par les citadins pour saluer le retour du printemps. Toutefois, les seuls témoignages architecturaux qui soient parvenus jusqu’à nous sont d’époque husseïnite. Le joyau architectural y est, sans conteste, le palais construit par Hammouda Pacha Bey en 1798. Son nom initial était Sânièt Qattâr- el- Ward (l’appellation en usage aujourd’hui de Qasr al Warda, Palais de la rose date du protectorat), c’est-à-dire «le Verger doté d’un alambic destiné à extraire l’essence de rose». On le connaissait aussi sous le nom d’el Borj el Kébir. Ce monument constitue un splendide témoignage d’architecture de plaisance conforme au modèle tunisien traditionnel, d’inspiration arabo-musulmane avant que ce dernier ne succombe progressivement face à la vogue des villas d’inspiration italienne. Ayant eu l’occasion de travailler sur ce palais après avoir conduit les travaux de restauration de la Abdelliya, j’avais remarqué au Palais de la rose les mêmes éléments qu’à La Marsa ; notamment, le rôle central du patio à ciel ouvert surélevé à péristyle et initialement doté d’un bassin. Au niveau du décor, on y retrouve, cependant, comme dans d’autres monuments, une heureuse cohabitation entre des éléments traditionnels et des motifs d’influence occidentale.
Plus tard, Ahmed I Bey, dans le cadre de la modernisation de son armée, affecta le Palais de la rose à la cavalerie. Il abrite aujourd’hui le musée militaire national à la réalisation duquel l’auteur de ces lignes eut l’honneur de contribuer. Les jardins magnifiques du palais étaient agrémentés d’un très joli kiosque. Voici ce qu’écrivait à son propos, en 1908, l’architecte Henri Saladin : «Ce charmant petit monument brodé des plus délicieuses arabesques sculptées sur plâtre tombait en ruine; le Gouvernement tunisien en fit l’acquisition, le fit démonter avec le plus grand soin et remonter dans le jardin du Belvédère par M. Lefèvre, architecte de la ville de Tunis (…) Il forme actuellement un des plus beaux ornements du parc municipal de la ville de Tunis.» Avant Hammouda Pacha, son oncle, Mohamed El Rachid Bey (1756-1759), prisait le séjour à La Manouba. Il résidait dans le palais dit de Koubbet el Nhâs qui passa plus tard de la famille régnante à celle du général Farhat, dignitaire mort lors de l’insurrection de 1864. Restauré avec soin par son propriétaire actuel, il accueille aujourd’hui diverses manifestations.
Fort heureusement, La Manouba possède encore aujourd’hui des résidences privées à caractère historique. Comme il est assez difficile d’y accéder, on peut cependant avoir une idée précise de l’élégance architecturale et du raffinement des bâtisseurs en visitant le musée militaire national, ainsi que le palais jadis propriété de la famille Zarrouk, très joliment restauré dans les années 1990 par les soins de l’Association de sauvegarde de la Médina de Tunis et qui abrite désormais les bureaux du gouverneur de La Manouba; et bien sûr, Koubbet el Nhâs.
Beaucoup moins appréciée par la société tunisoise, la Mohammedia (ou Mhammdiyya) est célèbre pour les vestiges des palais construits en 1842-1843 par Ahmed Pacha Bey. Elle existait depuis les temps anciens comme résidence de printemps en même temps que domaine agricole. Au XVIIe siècle, le dey Osta Mourad y possédait une propriété qui passa ensuite entre les mains de dignitaires bien en cour. Voici ce que nous en dit l’éminent historien Jacques Revault: «On rapporte que, lassé par les luttes qu’il avait dû mener, aux côtés de son frère Ali, contre les Algériens, le bey Mohamed [el Rachid] ben Hussein avait choisi un lieu de repos plus à l’écart de la capitale que les palais du Bardo et de La Manouba. Appréciant la beauté et la tranquillité des collines qui précèdent les monts du Zaghouan, il s’y fit bâtir au milieu du XVIIIe siècle, près du mausolée de Sidi Salah, une villégiature de printemps». Son arrière-petit-fils, Ahmed, voulut en faire plus qu’une simple villégiature, une sorte de deuxième Bardo, y édifiant palais, caserne, mosquée, une médersa, un hammam, un souk, le télégraphe, et toutes les commodités ; et incitant ses ministres à y construire des palais.
Les choses se firent avec une telle précipitation, nous dit l’historien Ben Dhiaf, que les constructions n’étaient guère robustes. D’ailleurs, à la mort du pacha, son successeur et cousin Mhammad fit transporter le mobilier et démonter l’essentiel des éléments d’architecture et de décor pour le palais de La Marsa. Ce qui subsista ne tarda pas à tomber en ruine. A propos de cette cité princière construite par Ahmed, beaucoup de nos compatriotes reprenant un cliché de l’historiographie coloniale persistent à parler d’un «Versailles tunisien». Faut-il rappeler que la tradition des résidences princières en dehors des capitales est ancienne dans la civilisation musulmane ? En outre, la chronologie est là pour démentir une soi-disant volonté d’Ahmed Bey d’imiter le Roi-Soleil. La Mohammedia a été achevée et 1842, c’est-à-dire quatre ans avant le voyage du prince tunisien en France. Quant à la date de 1852 évoquée par l’historien Jean Ganiage, elle correspond à la construction sur une hauteur située près de la cité beylicale initiale d’une résidence dite «El Sâlhiya», construite par un Ahmed Pacha Bey déjà malade lorsque ses médecins lui interdire de loger dans son palais de 1842.
Voyons, à présent, les résidences d’été. Appréciée depuis toujours pour la beauté de son site, la fraîcheur de son climat durant la belle saison et les effets bénéfiques de l’air marin, La Marsa n’a cessé d’occuper une place de choix dans le cœur des estivants. La résidence de plaisance la plus ancienne qui s’y trouve encore aujourd’hui date du XVIe siècle : c’est Al Abdelliya. Outre les derniers princes hafsides, ce monument –qui jadis constituait un des éléments d’un ensemble de trois palais sultaniens– fut probablement utilisé par les beys mouradites, prédécesseurs des Husseïnites. Ce qui est sûr c’est que Mourad III (1699-1702), le dernier prince de cette dynastie, séjourna à La Abdelliya. Sous les Husseïnites, le palais fut habité temporairement par Hussein Bey B. Ali et Ali Pacha. Mahmoud Bey, qui régna de 1814 à 1824, résidait lui dans une seconde Abdelliya qui se trouvait près du Saf-Saf.
Le véritable fondateur de La Marsa comme villégiature husseïnite fut Mhammad Pacha Bey, celui-là même qui au Bardo avait fait bâtir le palais qui abrite aujourd’hui le musée national. Avant d’accéder au trône en 1855, il s’était déjà attaché à La Marsa. Bey régnant, il y édifia un palais qui prendra plus tard le nom de Dar el Taj (Résidence de la couronne). Son frère et successeur, Sadok Pacha Bey (1859-1882), n’y résida pas, préférant passer la belle saison au palais de La Goulette. Par contre, Ali III (1882-1902) s’installa à Dar el Taj. Il y habita été comme hiver et y mourut. Notons ici que depuis 1881, Le Bardo n’était plus occupé par les souverains qui ne s’y rendirent désormais qu’à l’occasion des cérémonies officielles.
C’est à cette époque que La Marsa, qui jusque-là avait plus tôt un caractère champêtre, connut un début d’urbanisation avec la construction de la mosquée, d’une caserne, de diverses dépendances du palais, de souks, d’un hammam, des logements du personnel, les écuries et la remise des carrosses. Le domaine beylical comprenait aussi une serre et une ménagerie. On assista à la naissance de quartiers résidentiels modernes qui vinrent s’ajouter aux demeures des dignitaires construites autour de vastes vergers et jardins irrigués. Puis le Dar el Taj accueillit les beys Naceur (1906-1922) et, en 1942, Moncef. Quant à Ahmed II (1929-1942), il habitait dans son palais privé du Saf-Saf et au plus fort de l’été (juillet et août) s’installait en bord de mer dans un pavillon sur pilotis. Son successeur, Moncef Bey, fit de même. La Koubbat el Hawwâ, chère aux Marsois, fut construite, nous dit le prince historien Mokhtar Bey, par Ali Bey III. Son fils Ahmed en fit un bien de rapport.
Malheureusement, dans les premières années de la république, le Dar el Taj fut détruit sans vergogne ainsi que ses dépendances puis le souk et les habitations voisines ainsi que le palais Mhammad Khaznadar et ses héritiers les Chérif et d’autres demeures de princes. Seul subsista dans le quartier du Dar El Taj le palais personnel d’Ahmed Bey II. Mais occupé par des squatters encouragés par la municipalité d’alors, il ne tarda pas à se dégrader. Ces destructions furent un véritable désastre et un mépris manifeste pour le patrimoine historique architectural et urbain.
A proximité de La Marsa, se trouve le promontoire de Sidi Bou Saïd. Un village d’été y fut créé par Husseïn Bey Ben Ali (1705-1740). Son successeur Ali Pacha, ainsi que Mohamed-El Rachid, bey poète et mélomane, y séjournaient à la belle saison. Mahmoud bey (1814-1824) y édifia un palais, aujourd’hui propriété privée.
Lorsqu’on quitte La Marsa et Sidi Bou Saïd en direction de La Goulette, on traverse le territoire de la Carthage antique dont le panorama superbe couronné par le majestueux Boukornine ne manqua pas de susciter l’intérêt des princes. Md. El Hédi bey (1902-1906) y possédait un palais en bord de mer et son parc, connus sous le nom de Dermech. Cette résidence existe toujours et appartient à l’Etat qui y loge un institut de formation. Le prince Md. El Habib eut d’abord une résidence à Douar Chott (aujourd’hui Carthage- Byrsa). Lorsqu’il accéda au trône en 1922, il acquit une résidence qui avait appartenu à un dignitaire, le général mamelouk Ahmed Zarrouk. Le bey Md. Lamine (1943-1957) b. Md.El Habib l’hérita de son père. Il l’agrandit et fit aménager en mer une jetée et un pavillon sur pilotis pour la baignade, dont il ne reste plus grand-chose aujourd’hui. Des événements marquants de la vie politique eurent pour cadre cette résidence comme la visite au bey du général de Gaulle en 1943 ; et surtout le discours de Pierre Mendès-France qui annonça devant le bey, le 31 juillet 1954, la résolution du gouvernement français d’octroyer l’autonomie interne à la Tunisie. C’est de là que, le 25 juillet 1957, Lamine Bey fut emmené en résidence surveillée, son palais et ses biens et ceux de sa famille confisqués. Après moult péripéties, le palais beylical est occupé aujourd’hui par l’académie Beyt el Hikma.
Plus loin, au sud-est, voici La Goulette, le port militaire et marchand historique de Tunis. L’idée aujourd’hui répandue d’une Goulette cosmopolite, populaire et multiconfessionnelle a fait oublier qu’elle était aussi une résidence d’été des beys et de certains dignitaires. L’historien Ben Dhiaf nous apprend que le palais princier fut construit à proximité de l’arsenal, par Ahmed I Pacha. C’est là qu’il mourut le 30 mai 1855. Sadok Bey (1859-1882) opta lui aussi pour La Goulette. Ce palais mais aussi le charmant canal ont disparu à la chute de la monarchie, portant un tort irrémédiable au caractère méditerranéen de la ville.
Si le printemps et l’été étaient propices à la détente, l’hiver n’était pas en reste. Hammam-Lif, au sud de Tunis, était un lieu connu depuis l’antiquité pour les vertus curatives de sa source thermale. Un palais et des bains furent construits par Husseïn II bey (1824-1835). Depuis, tous les souverains prirent leurs quartiers d’hiver à Hammam-Lif, à l’exception, peut-être, des beys Sadok et Md. El Hédi qui résidaient en hiver au palais dit al Kasr al Saïd, situé à proximité du Bardo. Amoncellement sans grâce d’appartements, le palais d’Hammam-Lif présente un intérêt architectural médiocre; le peu d’éléments intéressants ayant été pris à diverses reprises pendant et après la monarchie. Historiquement, l’événement le plus marquant et le plus choquant pour les Tunisiens y fut l’enlèvement par les troupes britanniques du bey Moncef en mai 1943. Au XXe siècle, Hammam-Lif connut une croissance urbaine et devint en même temps, ainsi que ses voisines Radès et Saint-Germain (actuelle Ezzahra), une cité résidentielle et balnéaire qui rencontra un succès certain auprès des Tunisois mais aussi des grands propriétaires italiens du vignoble du Cap Bon. Les employés du chemin de fer de la compagnie Bône- Guelma s’y fixèrent, contribuant à lui donner son caractère nouveau de banlieue de Tunis.
Bien entendu, qu’il s’agît de villégiature de printemps, d’été ou d’hiver, autour de ces demeures beylicales s’édifiaient des résidences appartenant aux membres de la famille régnante, aux dignitaires et à des citadins fortunés. Ainsi le territoire qui s’étend de La Goulette à Gammarth était, jadis et naguère, parsemé d’élégantes et parfois somptueuses demeures appartenant à l’aristocratie tunisienne ainsi qu’à des notables européens. Signalons l’imposant palais de style italien du général Khérédine, Premier ministre de 1873 à 1877, dont le parc couvrait à peu près l’agglomération connue précisément sous le nom de Khérédine; même chose pour le ministre Mustafa Bach-Agha dont le palais et le domaine ont donné plus tard naissance à la ville du Kram [initialement Kram al Agha, «les Figuiers de l’Agha»].
Il va de soi que les maisons où l’on villégiaturait, se trouvaient non seulement là où séjournaient les beys, mais aussi dans des lieux réputés pour leur environnement agréable et appréciés de l’élite sociale comme l’Ariana et Mornag en hiver et au printemps, Radès en été et ailleurs. Au XIXe siècle, non loin de La Marsa, sur les hauteurs de Gammarth, un puissant personnage, Mahmoud Djellouli, fit construire une résidence d’été, suivi plus tard par Mahmoud Ben Ayed. A l’autre extrémité du golfe de Tunis, au Cap Bon, Korbous, réputé pour ses sources thermales, était au XXe siècle un endroit couru par les élites citadines pour de courts séjours.
Impulsée par les princes, la villégiature husseïnite était l’expression d’une culture qui sut associer le raffinement des mœurs et des usages au respect de la nature et de ses bienfaits. Au plan du patrimoine national, cette époque nous a légué de superbes témoignages d’architecture de plaisance, ainsi que de l’art des jardins. A nous de les conserver et de les exploiter à bon escient.
Mohamed-El Aziz Ben Achour