Tunisie: Revaloriser les valeurs républicaines
Par Hager Ben Cheikh Ahmed - La Tunisie commémore aujourd'hui l'un des événements les plus marquants de son histoire: l'avènement de la République. Et si son histoire est jalonnée d'événements historiques, et de dates symboliques, glorieuses, controversées, tristes ou macabres, l'avènement de la république constitue un fait marquant et unifiant dans l'histoire de notre pays. En ce 25 juillet de l'année 1957, la Tunisie venait de rejoindre le peloton de pays démocratiques et souverains qui avaient opté, comme bon nombre de pays nouvellement indépendants, pour le régime républicain comme forme de régime politique. Après un long règne d'un régime monarchique et de plus de trois siècles d'allégeance au sublime porte, le pays des berbères et des conquérants, le pays des grands leaders et de valeureux nationalistes, venait de faire tomber la monarchie et d'instaurer la république dont nous sommes si fiers soixante quatre ans après.
Ce choix du régime républicain était considéré par certains comme une sorte de reconnaissance envers les leaders qui avaient chassé le colon et milité pour l'indépendance totale du pays au péril de leurs vies, et considéré par d'autres comme un châtiment vis-à-vis du régime monarchique qui avait conduit à l'instauration du protectorat par une complaisance de certains monarques et une inertie du pouvoir politique vis-à-vis de l'autorité coloniale. A l'époque ce choix avait été salué par une liesse populaire, car ses instigateurs avaient la légitimité historique et morale pour l'entreprendre, mais sans trop savoir vers où ni vers quel destin ce choix pouvait conduire. Un choix qui avait été perçu comme une manœuvre salvatrice qui allait rompre définitivement avec le passé sombre et sanglant, en commençant une nouvelle page de l'histoire d'un pays jeune et nouvellement indépendant et instaurer les piliers d'un Etat moderne, souverain et démocratique. Ce régime s'était doté de trois valeurs pour asseoir sa légitimité à savoir: ordre, liberté et justice.
Des valeurs à construire
Pour un Etat nouvellement indépendant ces valeurs allaient constituer le socle sur lequel reposerait l'édifice républicain, mais également les champs qui incarnaient la souveraineté de l'Etat et dans lesquels il allait exercer ses prérogatives régaliennes.
De l'ordre d'abord, il en fallait pour réunir ce peuple autour d'un même étendard et de valeurs communes. L'ordre, incarné par la suprématie de la loi, par les forces républicaines de sécurité qui allaient instaurer l'ordre public et tout ce qu'il implique comme sécurité, salubrité et tranquillité publique. L'ordre inspire également le respect des institutions de souveraineté et leur prestige.
L'ordre dites-vous? On dirait que certains veulent aujourd'hui détruire cette notion d'ordre par des appels par ci à dissoudre l'assemblée, des appels par là à faire tomber le régime, des appels à un référendum pour changer le régime politique. Or l'ordre nous impose de revendiquer tout cela si nécessaire, dans le respect des lois et des institutions du pays, car tout appel à un mouvement quelconque doit être fondé sur la légalité, sans laquelle tout est désordre et chaos. Certes, ces dernières années ont été à bien des égards désastreux et aggravées par une certaine classe politique immonde, qui n'a pu accéder au pouvoir que par le pouvoir de l'argent ou du populisme. Certes, nous sommes loin des idéaux révolutionnaires brandis en 2011, et bien loin certainement dans le temps et dans l'espace de l'esprit révolutionnaire qui avait animé les français en 1789, mais nous sommes à bien des égards des tunisiens animés de patriotisme et de bon sens. Vouloir tout détruire tous les dix ans ne mène que vers un cul-de-sac et paralyse bien davantage qu'il ne pousse vers le progrès, voilà pourquoi l'ordre doit être de prime abord une priorité et toute initiative politique réformatrice ne doit en aucun cas remettre en cause cet ordre sans lequel tout est désordre et chaos. Elle doit partir des textes déjà instaurés dont la constitution de 2014 constitue la norme suprême, même si elle demeure perfectible, silencieuse et bien compliquée parfois.
En effet, il est plus facile de détruire que de reconstruire, et remettre aujourd'hui en cause un des fondements du régime, revient à remettre en cause tout l'édifice démocratique sur lequel a été bâtie la transition durant la décade écoulée, combien même celle-ci a été décevante par moments et inefficaces tant d'autres. Toute initiative doit partir d'un large consensus national, à la suite d'un dialogue ouvert, et doit se faire dans le respect de l'ordre et des institutions.
De la liberté ensuite, comme valeur républicaine, le peuple l'avait découverte par surprise un matin de janvier 2011, sans trop savoir en faire bon usage. Il serait difficile de la définir tant celle-ci a reçu de nos jours des restrictions et des limites afin de ne pas nuire à celle d'autrui. Nous sommes loin en effet, de la liberté telle que brillement analysée par Jean Jacques Rousseau dans le contrat social en tant que concept moral (ne jamais dépendre d'autrui) et politique (dépendre d'une loi que l'homme s'est donné à lui-même). Nous sommes loin encore de celle de Montesquieu qui la concevait comme "le droit de faire tout ce que les lois permettent" car cela suppose d'une part que tout le monde connaisse la loi, selon le fameux adage "nul n'est censé ignorer la loi" immortalisé dans l'article 545 du code des obligations et des contrats, et que tout le monde respecte la loi. Or au lendemain de la révolution, la loi n'était plus l'expression de la volonté générale, mais plutôt d'un régime injuste et partial qui venait de tomber, d'où le sentiment de liberté absolue qui avaient conduit à des actes de vandalisme et de pillage les jours suivants la révolution. Mais l'Etat, personne morale et détachée de son président - heureusement d'ailleurs - était bien là pour maintenir ses institutions en marche et instaurer l'ordre, sans lequel nous serions probablement tombés à nouveau dans le tribalisme et peut être la guerre civile. C'est pour cette raison et d'autres encore que nous devons être reconnaissants envers les bâtisseurs de l'Etat d'après l'indépendance.
En effet, un Etat fort ne s'croule jamais. En somme, si nous devions brandir notre liberté aujourd'hui elle oscillerait entre sa dimension métaphysique, qui implique que nous sommes libres de nos mouvements et de nos choix, et sa dimension morale et politique qui impliqueraient le respect des lois que nous nous sommes imposés afin de ne pas nuire à la liberté d'autrui. Encore faut-il expliquer aux citoyens, que ces lois, expression de la volonté générale, sont issus d'une assemblée souveraine, élue au suffrage universel. Hélas, cette assemblée a démontré aujourd'hui que même si elle bénéficiait de la légitimité électorale et légale, elle avait perdu toute légitimité morale et par conséquent toute crédibilité.
De la justice enfin, pour que le pays se dote d'un système judiciaire tunisien et indépendant sans allégeance à un quelconque ordre juridictionnel étranger, après plus d'un demi-siècle de dépendance, la justice est enfin tunisienne. Une justice indépendante c'est aussi une justice détachée du pouvoir politique et des gouvernants. C'est pour cela que dans les années 70 la Tunisie s'était dotée d'un ordre juridictionnel administratif dans lequel l'administration et les pouvoirs publics seraient justiciables au même titre que les citoyens. Ce double ordre juridictionnel, fortement inspiré du système juridictionnel français, devait permettre de séparer le contentieux de la chose publique du contentieux de droit commun. Un pas de géant pour un pays jeune et nouvellement indépendant.
S'il est vrai que les premières années après l'indépendance la justice avait été considérée comme l'un des piliers de l'Etat , elle fut très vite malmenée et instrumentalisée par l'ancien régime pour être entachée de partialité et de soupçons de corruption. Certains juges à la solde, avaient contribué à ficeler l'organisation d'un système où se croisaient hommes d'affaires, journalistes, magistrats, policiers et personnes d'influence.
Il faut souligner toutefois, que l'indépendance de la justice est une quête sans fin, elle est comme un idéal à atteindre et même dans les plus grandes démocraties les mécanismes de sélection ou de gestion publique permettent rarement à ce que se réalisent cette indépendance et ce détachement organique et fonctionnel. Pilier suprême de l'Etat de droit, la justice et l'indépendance qu'elle se doit de garantir, aurait du être réformée en premier, car c'est sur elle que repose tout l'édifice démocratique. Et s'il est vrai que l'institution a fait l'objet d'une grande chasse aux sorcières au lendemain de la révolution, il n'en demeure pas moins que des années de gouvernement de la Troïka , et de changements successifs de gouvernements avaient fragilisé cette institution, notamment depuis que la possibilité était donnée aux magistrats pour exercer dans les structures gouvernementales, les instances constitutionnelles et les instances administratives indépendantes qui nécessitent parfois le ralliement ou la sympathie politique et partisane. Pourtant, une justice indépendante garantit un équilibre entre les pouvoirs, et un frein à tout abus, le juge est le gardien du temple des droits et des libertés et garant du respect de la loi, car "pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir" écrivait Montesquieu.
En 2016, l'instauration du Conseil supérieur de la magistrature allait rompre avec le système d'allégeance et d'ingérence dans l'organisation et la gestion du service public judiciaire. Ce conseil allait peu à peu creuser la distance nécessaire entre le politique et la judiciaire. Je citerais deux décisions de récentes adoptées en 2021, fortement saluées, et qui constituent des avancées vers la réalisation de l'indépendance de la justice: la décision interdisant aux magistrats d'exercer dans les instances gouvernementales, les instances de souveraineté et les instances publiques en tant que conseillers et la fin du détachement de certains magistrats dans ces instances, et la décision levant l'immunité sur un haut magistrat de carrière accusé de complaisance, de compromission et de corruption et impliqué dans bon nombre d'affaires y compris dans celles relatives aux assassinats politiques des martyrs Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.
Des valeurs à consolider
Plus de cinquante ans après, ces valeurs avaient été mises en doute après la révolution de 2011. L'ordre avait été considéré comme le symbole d'un régime policier injuste et violent, la liberté souvent réduite et malmenée, la justice souvent acculée et accusée de corruption et de dépendance à certains lobbies politiques et financiers. C'est ainsi que lors de la rédaction de la constitution de 2014, certains membres de l'assemblée constituante avaient proposé la suppression de ces valeurs et leur remplacement par les slogans de la révolution. Après moult discussions, il fut convenu de laisser les trois valeurs sur lesquels reposait le socle républicain mais d'en bouleverser l'ordre, et d'y rajouter une quatrième valeur à savoir la dignité, pour devenir "liberté, dignité, justice et ordre".
A vrai dire cette manœuvre fantaisiste traduisait un peu la confusion qui régnait dans l'esprit des pères fondateurs de la constitution de 2014. Une assemblée hétéroclite, composée de courants idéologiques contradictoires, et de personnes complètement étrangères à la légistique, ne pouvait dégager facilement un consensus, d'autant qu'il y avait un désir de rupture totale avec le passé. En réalité, les trois valeurs républicaines, bien que citées dans un ordre particulier avaient la même valeur constitutionnelle, et étaient intrinsèques et complémentaires, par conséquent, en bousculer l'ordre ne réduisait nullement leur importance, mais dénotait d'une touche fantaisiste dictée sans doute par les courants populistes à l'assemblée.
La dignité, longtemps bafouée incarnait-elle vraiment l'unique slogan de la révolution? Sinon était-elle le slogan le plus représentatif afin d'être écrite de lettres d'or dans la nouvelle constitution? sans doute les constituants étaient passés à côté d'autres valeurs telles que l'égalité, sur laquelle je reviendrais, ou la solidarité, ou encore l'emploi, mais il est clair qu'à l'époque la dignité résumait en un mot des années d'exclusion, d'asservissement, d'inégalités entre régions, entre citoyens, de servilité et d'appauvrissement du peuple, sous un régime qui se plaisait à bastonner son peuple, tout en montrant au monde l'image d'une nation qui se développe et croit à pas de géant, en commercialisant des images présélectionnées qui montraient un pays en croissance et un peuple vraisemblablement heureux.
Certes, il fallait réhabiliter le peuple dans sa dignité, en gommant les séquelles laissées par de nombreuses années d'exclusion, d'inégalités, de non accès au développement, et aux besoins élémentaires de la vie, ce qui justifie l'inscription d'un bon nombre de droits nouveaux, tels que le droit d'accès à l'eau potable, le droit d'accès à la santé, au travail, dans la nouvelle constitution, qui se voulait ainsi une charte de droits et libertés.
Les membres de la constituante avaient également proposé d'autres principes pour consolider les valeurs républicaines. D'abord, que les forces de l'ordre soient républicaines et indépendantes de tout pouvoir politique. Ensuite, que tous les services publics soient gouvernés selon les principes de neutralité, d'égalité, de continuité, de transparence, de probité, d'efficacité et de redevabilité (article 15 de la constitution).
Par ailleurs, on créa une cour constitutionnelle en 2015 afin de contrôler la constitutionnalité des lois, mais ayant également une fonction consultative dans bon nombre de situations fixées dans la constitution, tels que les circonstances exceptionnelles (article 80) et le constat de la vacance provisoire ou permanente au poste du président de la république (articles 84 et 85).
Enfin, on verrouilla le chapitre des droits et libertés par un article 49 dans lequel, il ne sera pas permis de réduire les libertés que par des lois préalablement votées, pour des considérations fixées dans ledit article et qui ne doivent en aucun cas vider ces libertés de leur essence.
Des valeurs à parfaire
Si les pères fondateurs de la constitution de 2014 semblent avoir assouvi la demande populaire, en inscrivant dans la constitution une valeur issue de la révolution, il semblerait qu'ils aient méconnu ou omis, un peu par inadvertance ou par absence de consensus, d'inscrire une autre valeur sur laquelle repose tout édifice républicain, à savoir l'égalité.
Corollaire de la liberté, l'égalité est une valeur qui suscite des craintes, car elle obligerait à bousculer non seulement les mentalités conservatrices, mais également les textes qu'on croyait (ou voudrait laisser) figés à jamais. L'égalité dans son sens le plus large, n'implique pas seulement l'égalité entre les sexes mais également l'égalité entre les citoyens quelle que soit leur race ou leur religion, entre les régions, et entre les générations. Or, de génération en génération, de gouvernants à d'autres, nous sommes depuis des lustres en train de perpétuer le même modèle sociétal et le même modèle de gouvernance bâti justement sur l'inégalité à tous les niveaux.
Pour ne citer que certains domaines je dirais que l'égalité dans notre pays est hautement symbolique et se limite à une égalité devant la loi mais ne s'étend pas au champ de la loi, or, les lois adaptées avant la constitution de 2014 en restreignent fortement les contours, et nuancent le principe d'égalité au point parfois de le vider de son sens, voire de son essence. Pourtant, l'égalité comme tous les droits de l'homme, est inaliénable et indivisible.
Je ne vais pas m'étaler ici sur une valeur consubstantielle à l'homme parce que consubstantielle à sa liberté, qu'elle consacre et dont elle s'inspire, il faut pour ce faire plus d'une page et un vrai plaidoyer sur lequel je reviendrais certainement très prochainement, mais mon intention en soulevant la question en ce jour mémorable n'a d'autres objectifs que de pousser la réflexion sur ces valeurs de la république sur lesquelles a été bâti notre Etat, et sur la consistance du socle républicain qui gagnerait beaucoup à s'enrichir de cette valeur intrinsèque à la liberté et de laquelle elle tire ses lettres de noblesse. L'égalité est en effet synonyme de liberté, de paix et de cohésion sociale, elle en appelle également à l'ordre et à la justice pour être respectée et protégée. Norme constitutionnelle par excellence, et fondement de l'Etat de droit, l'égalité mérité d'être élevée en valeur républicaine à brandir et à défendre.
Hager Ben Cheikh Ahmed
Juriste universitaire
Ex-députée à l’assemblée des représentants du peuple