Contentieux commercial Tunisie-Maroc sur les cahiers scolaires: Une première victoire historique de la Tunisie dans l’OMC
Par Bassem Karray - Le 27 juillet 2021, une date à retenir. Le groupe spécial, établi par l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC pour examiner la plainte déposée par la Tunisie contre le Maroc au sujet des droits anti-dumping imposés à l’encontre des entreprises tunisiennes exportatrices de cahiers scolaires sur le marché marocain, a rendu son rapport, fort attendu, sous le numéro WT/DS 578/R, dans lequel il a donné gain de cause à la Tunisie.
Il s’agit d’une victoire historique puisque c’est pour la première fois que la Tunisie s’est engagée dans un différend en qualité de plaignant depuis sa signature des accords du GATT en 1990 et son adhésion à l’OMC en 1995. Elle arrive à un moment où l’Etat est dans tous ses états, un Etat gravement affaibli par des crises multifactorielles et multidimensionnelles dont l’ampleur risque de le renvoyer au club de Paris. Il est vrai que cette victoire demeure provisoire en attendant que l’Organe d’Appel Permanent de l’OMC rende son rapport par suite de la décision du Maroc d’interjeter appel au rapport du groupe spécial susmentionné (demande déposée le 4 août 2021). Les chances que le Maroc réussisse son appel restent très réduites compte tenu de la solidité des arguments présentés par la Tunisie devant le groupe spécial et du non-respect par les autorités marocaines des questions de fond liées à l’établissement de la valeur normale et la comparaison faite les entre la valeur normale et le prix à l’exportation.
La genèse de l’affaire
Des entreprises tunisiennes exportatrices de cahiers scolaires sur le marché marocain (sociétés SOTEFI, SITPEC, et autres) ont été accusées par les autorités marocaines de procéder à des pratiques de dumping causant de la sorte un dommage aux industriels locaux. Ainsi, ces entreprises ont fait injustement l’objet de droits antidumping provisoires (entre 33 et 51 %) adoptés en vertu de la circulaire n° 5789/112 du 10 mai 2018 émanant de l’administration de douane et des impôts indirect du Maroc ; cette circulaire était prise en application de l’arrêté conjoint du ministre de l’Économie et de finances et du ministre de l’industrie, du commerce, de l’investissement et de l’économie numérique du Maroc (MIICEN) n°952-18 du 6/4/2018.
Le 5 novembre 2018, le ministère marocain de l’industrie et des investissements (MIICEN) a transformé ces mesures provisoires en des mesures définitives, selon lesquelles la société SOTEFI a fait l’objet d’un droit antidumping de 27,71%, pour la société SITPEC le droit est de 15,69% et finalement d’autres exportateurs étaient soumis à un droit de 27,71%). Ces droits sont entrés en vigueur le 4 janvier 2019 pour une durée d’application de 5 ans.
Ayant été saisies par ces entreprises, les autorités tunisiennes ont déposé le 5 juillet 2018 une plainte à l’OMC contre les mesures provisoires et ont demandé à son Organe de Règlement des Différends, conformément au Mémorandum d’accord sur le règlement des différends de l’OMC, d’ouvrir des consultations avec le Maroc pour chercher une solution à l’amiable. Néanmoins, ces consultations ont été infructueuses. Dès lors, l’ORD a formé le groupe spécial, cité ci-haut, pour résoudre le différend, auquel plusieurs Etats ont participé en qualité de tierces parties (le Brésil, le Canada, la Chine, les États-Unis, la Fédération de la Russie, le Japon, Madagascar et l'Union européenne). Au terme de son examen, le groupe spécial a retenu l’essentiel des arguments soulevés par la Tunisie et a qualifié les droits antidumping de non conformes à l’accord antidumping de l’OMC, ce qui obligerait le Maroc à les supprimer.
Les enjeux de cette victoire contentieuse
Outre les aspects techniques et le débat contentieux fort intéressant auxquels cette affaire a donné lieu, cette victoire est, à plus d’un titre, importante puisqu’elle rassure les entreprises tunisiennes que l’Etat demeure garant de leurs droits sur les marchés internationaux, et ce moyennant l’exercice du droit de recours reconnu par l’OMC aux seuls Etats. N’ayant pas la qualité pour agir devant l’Organe de Règlement des Différends, les entreprises exportatrices de cahiers scolaires ne pouvaient soumettre leur différend à l’OMC ; c’est l’Etat qui a intenté l’action à leur place. La collaboration entre les différents intervenants a certainement conduit à ce succès.
Sur un autre plan, l’exportation ne peut jouer son rôle d’un moteur de croissance économique en adoptant simplement des mesures incitatives à l’exportation, mais encore faut-il soutenir sur le plan légal et contentieux les entreprises tunisiennes lorsqu’elles font l’objet de mesures injustes sur les marchés externes. Dans ces cas, l’Etat est dans l’obligation d’agir auprès de l’OMC pour défendre les intérêts de ses entreprises en poursuivant toutes pratiques loyales ou déloyales leur causant un dommage.
Cette affaire nous rappelle aussi que le système commercial ne se résume pas, comme cela est fréquemment présenté par plusieurs opérateurs, dans son volet de libre-échange consistant à libéraliser le commerce entre les membres de l’OMC. Outre cet aspect, ce système comporte une autre facette selon laquelle les membres ont un droit de recours devant l’Organe de Règlement des différends lorsque les intérêts de leurs entreprises à l’exportation sont battus en brèches par des mesures ou politiques illicites suivies par d’autres Etats. La défense commerciale, la contrepartie logique du libre-échange, ne se réduit pas à l’intervention de l’Etat pour protéger son marché local contre les importations ; elle s’étend également à la défense des intérêts des entreprises exportatrices sur le marché mondial.
Le droit de protéger l’industrie locale en cas de pratiques déloyales ou loyales à l’importation repose principalement sur la loi sur les sauvegardes du 18/12/1998 et la loi du 13 février 1999 sur la défense contre les pratiques déloyales à l’importation (voir sur ces deux lois notre thèse de doctorat sur les mesures de défense commerciale à l’importation en droit tunisien, Université de Sfax, faculté de droit, 2005). En revanche, la protection des intérêts des entreprises exportatrices repose sur le mémorandum d’accords sur le règlement des différends de l’OMC qui reconnait un droit de recours exercé exclusivement par les Etats.
Cette affaire démontre l'inanité de l’argument tiré de l’incapacité de la Tunisie de défendre les droits des entreprises tunisiennes sur le marché international. Il est vrai que ce différend est contre le Maroc (lui aussi pays en développement), mais cela ne préjuge en rien l’aptitude de la Tunisie de défendre les intérêts de ses entreprises, même contre l’UE, dont nos importations varient entre 53 et 57 % ; d’ailleurs, l’accord d’association et le projet ALECA reconnaissent des mécanismes de défense commerciale. Même s’il est peu probable d’aller jusqu’à la saisine de l’OMC, le mécanisme système de règlement des différends prévus par ces accords permet de chercher une solution à l’amiable en engageant des négociations.
Les perspectives de s’ouvrir sur le marché africain ne sera pas sans aléas ; d’où l’usage de l’arme contentieuse reste envisageable, voire inéluctable, pour défendre les exportations tunisiennes.
Nos entreprises rencontrent sur les marchés internationaux plusieurs types de mesures, droits et politiques incompatibles avec le droit de l’OMC, mais plusieurs ignorent qu’elles ont la possibilité d’agir, à travers l’Etat bien évidemment, pour défendre leurs droits ; d’autres, préfèrent ne pas agir faute de moyens et d’expertises. Il revient aux organismes syndicaux (UTICA, CONNECT) de veiller à former leurs adhérents en matière de défense commerciale et de les accompagner en mettant à leurs dispositions l’expertise nécessaire.
Soutenir les exportations, ne doit se résumer en des mesures incitatives de type fiscal, social et douanier qui, bien qu’elles soient indispensables, risque d’être inefficace, voire une perte à gagner pour le trésor, en absence d’un appui légal consistant à défendre les intérêts des entreprises devant l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC, lorsqu’elles sont victimes de mesures discriminatoires et injustes. Sans cela, l’exportation ne peut être un véritable moteur de croissance.
Bassem Karray
Professeur en droit public
Spécialiste en droit économique interne et international