Kais Saïed: Quand un Professeur Tunisien devient Président de la république !
Par Arselène Ben Farhat - Le 25 juillet 2021, lorsque le rideau est tombé, un monde ancien avec ses noirceurs, ses drames, ses violences et ses conneries a disparu et un autre est né. L’acteur principal de cette rupture a fait son choix. Il a surmonté ses contradictions et a pu unifier son « Moi » tiraillé entre l’idéalisme de l’universitaire et le pragmatisme de l’homme politique.
L’écart entre le personnage et la personne, entre l’enseignant et le politicien s’estompe. La voix de Kais Saïed le professeur et celle de Kais Saïed le Président de la république se rejoignent et se superposent pour dénoncer, haut et fort, la corruption, le corporatisme et l’injustice et annoncer l’effondrement des idéologies des grands partis politiques. En usant de son pouvoir de pédagogue expérimenté, de son statut d’expert en droit constitutionnel et en faisant une brillante explication de texte de l’article 80, Kais Saïed a pu convaincre sans difficulté, le 25 juillet, les hauts cadres de la sécurité et de l’armée ainsi que les masses populaire qu’une page de l’histoire de la Tunisie doit être tournée pour qu’une autre puisse être écrite.
Kais Saïed s’érige ainsi comme l'unique interprète légal de la constitution, le puissant arbitre du jeu des forces politiques dans le pays et le grand leader qu’attend avec impatience le peuple. Un coup de maitre spectaculaire. Pourtant personne ne s’attend à une si douce Révolution sans fracas. Kais Saïed n’est-il pas un Professeur solitaire, sans soutien réel d’un parti politique, ni des grandes puissances du Golfe ou d’Europe ? Avec sa langue incompréhensible et sa hantise de la probité, de la justice, de la légalité et du respect du droit, ce Professeur ne vient-il pas d’une autre planète où règnent certes l’ordre, le beau et bien, un monde idéal, mais qui n’existe pas ? Ne sera-t-il pas obligé de renoncer rapidement à son idéalisme, d’oublier les cours théoriques qu’il a donnés à l’amphi sur la constitution et de devenir un Président « normal », pragmatique et docile ? Ne va-t-il pas être récupéré aisément par l’un des grands partis politiques du pays ou par l’une des forces financières ?
Beaucoup d’observateurs, de journalistes et d’homme politique ont longtemps trouvé des difficultés à saisir la personnalité de Kais Saïed. Il apparait pour certains comme un conservateur austère, pour d’autres c’est un progressiste qui prône la Révolution dans le respect de la loi. Pour d’autres encore, c’est un populiste qui refuse les compromis et qui est en opposition constante avec la classe politique et avec l’élite sociale et économique. Il est donc bien difficile de classer Kais Saïed et de cerner avec certitude son profil. Pourtant, l’homme appartient bien à l’ère du temps marquée par l’hybridité, le pluriel, polyphonie, le dialogisme et la complexité.
A la différence des hommes politiques traditionnels, Kais Saïed jouit d’un double statut : il est à la fois un Professeur de droit constitutionnel, et un homme politique, un Professeur qui a consacré 25 ans de sa vie (1993-2018) à étudier et à enseigner la constitution, son histoire, ses fondements, ses objectifs à l’Université de Sousse, puis de Tunis et un homme politique qui doit mettre en œuvre la constitution, la respecter et l’adapter aux exigences de la vie quotidienne des Tunisiens. Difficile dans ce cas de lire et d’interpréter les propos et les actions de cet élu en utilisant la même grille d’analyse adoptée avec Moncef Marzouki ou avec Béji Caïd Essebsi. Kais Saïed apparait donc comme un Professeur qui n’arrive pas à prendre sa retraite, ni à rompre avec son rôle d’académicien et comme un homme politique qui vient de naitre et qui a appris très rapidement à exercer le pouvoir, à gérer des situations difficiles et à explorer le monde obscur et dur des politiciens et des partis politiques.
Qui va dominer Kais Saïed le Professeur ou l’homme politique ? L’un est-il un adjuvant ou un obstacle à l’autre ? Dès le début de son mandat, on découvre que c’est le Professeur qui fait éclipser le politicien. D’abord au niveau de la communication verbale, le chef de l’état se distingue de ses prédécesseurs. En s’adressant aux masses populaires, il utilise rarement le dialecte tunisien et préfère employer plutôt la langue arabe littéraire propre aux universitaires, une langue soutenue ornée de figures de style, de vers poétiques et de dictons inspirés de grands écrivains arabes classiques du IX et IIX siècles et cette langue est articulée d’une manière mécanique selon une diction incomparable et accompagnée par une communication non-verbale frappante. En ce sens, quand le chef de l’état parle, aucune émotion ou mimique ou sourire ne se manifeste sur son visage ; ses traits restent figés. C’est la posture du Professeur qui garde ses distances à l’égard d’autrui et de soi-même ainsi qu’à l’égard de l’objet de son discours.
Cependant, Kais Saïed va encore plus loin dans sa mainmise de la communication présidentielle. Il va introduire sa vision atypique de la langue dans les plus hautes sphères de l’Etat. En effet, il rédige à la main certains courriers officiels adressés à l’Assemblée nationale et au chef du gouvernement en utilisant l’écriture calligraphique dont l’exécution nécessite de l’habileté artistique et une bonne connaissance des divers styles calligraphiques. Pour exhiber cette belle image du Professeur artiste au niveau médiatique, le service de communication présidentielle va diffuser des vidéos que nous pouvons classer en deux catégories. Nous avons d’une part la représentation du processus de l’élaboration de la lettre et d’autre part le résultat de ce processus : la représentation de la lettre elle-même.
L’exemple le plus intéressant et le plus frappant est certainement le courrier du chef de l’état où il remet en question la modification de la composition du gouvernement et qui est adressé à Hichem Mechichi le 15 février 2021. Certaines vidéos montrent le contexte de la rédaction de la lettre : d’abord on découvre, grâce à un plan global, le lieu décrit comme un laboratoire solennel, situé à l’abri des regards indiscrets, mais que dévoile la caméra. Ensuite on a une succession de plans de plus en plus rapprochés qui mettent en relief le bureau présidentiel, l’écritoire, la plume, l’encrier et différents éléments d’un décor luxueux. Enfin, on passe, à travers un autre angle de prise de vue, à un plan de demi-ensemble où le cameramen cadre Kais Saïed en profondeur de champ. Nous apercevons le chef de l’état assis en train de rédiger la lettre. Il trace lentement et avec élégance, les courbes, les lignes et les formes des caractères qui sont en harmonie au niveau de la longueur, des inclinaisons et du volume. Tout est focalisé sur les divers mouvements de la main du Président qui semble contrôler habilement la plume et l’utiliser comme un vrai artiste.
Cependant, ce n’est pas le processus de rédaction qui est uniquement ciblée dans la vidéo mais c’est aussi le courrier qui est en fait le résultat de ce processus. Son contenu n’est pas nouveau. Kais Saïed manifeste son rejet total du remaniement ministériel. Il signale que des ministres suspectés de corruption ne peuvent pas prêter serment. Cette lettre est donc importante. Elle explique clairement la position officielle du Président de la République. Toutefois, sa forme est étonnante. C’est qu’elle semble provenir d’un autre âge. Elle a été rédigée à la plume en calligraphie. Elle a donc nécessité du Président de la République plusieurs jours de travail. De plus, la date d’envoi ne se réfère pas uniquement au calendrier de l’hégire mais également « rajab al assam » que personne ne connait. Le Professeur utilise dans sa lettre une langue arabe inaccessible.
On peut se demander si, à l’ère des satellites, de la démocratisation de l’accès à Internet et de l’âge d’or des tablettes et des ordinateurs de différents formats, ce type de courrier est acceptable. Pourquoi cette lettre n’a-t-elle pas été tout simplement tapée sur ordinateur et envoyée ? Pourquoi toute cette mise en scène ? La rédaction de la lettre est-elle l’activité fondamentale d’un Président de la République ? A-t-il besoin de nous montrer qu’il est un artiste de talent en calligraphie ? Certains journalistes ont critiqué durement le chef de l’état. Elyes Gharbi n’hésite pas à écrire en usant d’une ironie mordante : « Trouver le temps pour une lettre manuscrite de cette longueur, donne une idée du planning très chargé du président de la république. » D’autres journalistes, écrivains, politiciens et intellectuels ont adopté la même attitude.
Tout semble engendrer une rupture entre le Président et le peuple : la langue arabe soutenu, le caractère flegmatique apparemment hautain, les prises de positions populistes tranchées, les discours énigmatiques, les lettres hermétiques, etc. Il semble donc que le Professeur Kais Saïed ne permette pas la réussite de Kais Saïed, l’homme politique. Pourtant la popularité du chef de l’état demeure très élevée d’après les sondages malgré les multiples campagnes de dénigrement menées par les grands partis politiques. La plupart des gens continuent à aimer le Président de la République et à soutenir sa politique. Comment peut-on expliquer cette confiance spontanée que le peuple accorde au chef de l’état ? Manifestement, les Tunisiens reconnaissent d'abord en Kais Saïed la figure du Professeur, une figure idéalisée dans l’inconscient populaire, associée à de multiples valeurs comme l’honnêteté, la justice, le sérieux, la sobriété, la science, la sagesse.
Toutes ces valeurs perdues partiellement pendant les dix dernières années retrouvent leur place dans notre vie politique grâce à Kais Saïed. Son statut de Professeur est pour le peuple un certificat de garantie de son intégrité et de sa capacité à moraliser la vie politique et à sauver le pays. Lui-même ne manque pas de brandir son attachement à la justice, à l’égalité et à la liberté à l’occasion de ses rencontres avec l’ancien chef du gouvernement et avec les ministres ou avec des responsables de l’UGTT, de l’UTICA ou avec des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme.
A titre d’exemple, nous citerons sa rencontre avec le chef du gouvernement, Hichem Mechichi qui a eu lieu au palais de Carthage le 23 septembre 2020. Devant les caméras, le Professeur Kais Saïed présente un long exposé où il ne se limite pas à une présentation objective de la cité idéale, mais il affiche ses prises de position et dénonce la nomination par le chef du gouvernement de conseillers qui sont issus du régime de Ben Ali et qui sont poursuivis par la justice pour de graves affaires de corruption : « Ils veulent s’introduire à nouveau dans les rouages de l’Etat au nom de l’expérience et de l’expertise, alors que leur expérience se résume dans le vol et l’escroquerie » dit le Président de la République en colère. Comment peut-on gouverner un pays quand le doute règne et quand le gouvernement se fonde sur des corrompus ? Dans le montage de la vidéo diffusée sur la page officielle de la Présidence de la République, le service de communication présidentielle a choisi de nous faire écouter la prise de parole du Président-Professeur. Aucune place n’est donnée à l’élève qui apparait à l’écran des TV tout au long de cette réunion bouche bée, silencieux incapable de se défendre. En quittant la salle de classe du palais de Carthage, l’élève, Hichem Mechichi, continue à s’enfermer dans le mutisme, mais il publie un communiqué officiel où, au lieu de répondre aux accusations du chef de l’état, il annonce que désormais il ne se réunira plus avec le Président en présence de caméras. Elles dévoileraient certainement la tricherie et les fausses copies.
Manifestement, Kais Saïed choisit deux formats officiels pour faire entendre sa voix et s’imposer comme Président-professeur : le format des rencontres officielles avec Hichem Mechchi et celui des réunions du Conseils de sécurité Nationale. Dans les deux cas, le professorat offre au Président de la République une grande assurance, une force et une autorité sur ses interlocuteurs. Il se présente non seulement comme un connaisseur expert en droit constitutionnel mais comme la seule personne habilitée à interpréter les textes de la constitution. Le Professeur Kais Saïed n’hésite pas à donner, au cours de ses rencontres, une longue conférence sur les divers sujets qui concernent la vie politiques du pays : la constitution, la démocratie, l’égalité, la justice, la corruption, etc. Gare aux mauvais élèves qui remplissent des fonctions importantes dans l’état et qui sont présents à la réunion ou à la rencontre. Le Professeur Kais Saïed ne se prive pas du plaisir de les "gronder", de les critiquer vigoureusement et de les menacer de sévères sanctions par le peuple pour non-respect du code éthique. Il dit sur un ton ferme et indigné au début de la réunion du Conseil de sécurité nationale le 25 janvier 2021 en s’adressant essentiellement au chef du gouvernement, Hichem Mechichi et au président de l’ARP et président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi : « Nous avons tant enduré ces dix dernières années, par respect, aux personnes et aux institutions. Mais, nous n’hésiterons pas à clamer haut et fort ce que nous considérons comme juste et à assumer pleinement notre charge. C’est ce dont je me suis engagé vis-à-vis du peuple, sans concession. J’ai beaucoup œuvré loin des feux de la rampe, beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer. Mais, aussi j’ai les moyens juridiques pour préserver l’État, la révolution, et le peuple tunisien. Je ne vous crois, vous aussi, que sur la même voie. »
Les prises de parole du Professeur-Président se multiplient et sa dénonciation de l’impuissance du gouvernement face à la crise sociale, économique et sanitaire devient de plus en plus virulentes. Cependant, les partis politiques qui soutiennent Hichem Mechichi restent, d’une part, sourds et aveugles à la souffrance du peuple, à ses cris de douleur et aux manifestations de sa révolte contre tous les partis et contre le régime politique. Ils n’accordent pas, d’autre part, de l’importance aux avertissements du chef de l’état. Ils considèrent que la parole présidentielle ne peut pas produire d’actions concrètes. Elle est même la manifestation d’une incapacité à agir sur la vie politique. On saisit ainsi les raisons profondes qui ont conduit Kais Saïed à prendre, le 25 juillet dernier, plusieurs mesures qui paraissent anti-démocratiques mais qui sont en réalité au service de la démocratie et du peuple tunisien : il écarte le chef du gouvernement, gèle les activités du parlement, décide la levée de l’immunité de tous les parlementaires et préside en personne le parquet.
En somme, c’est le Professeur Kais Saïed qui a libéré Kais Saïed l’homme politique de toutes les contraintes et qui lui a donné de la force, de l’assurance et du courage dans l’accomplissement de sa mission politique. C’est pourquoi nous pensons que la Tunisie a besoin aujourd’hui, non pas d’un Président, mais d’un Professeur-Président pour répondre aux questions qui hantent la classe politique et qui intéressent le peuple : Peut-on encore sauver le régime politique actuel par des réformes ou doit-on l’abolir pour fonder un autre régime ? Doit-on garder la constitution de 2014 ou la remplacer par une autre ? Quelle est la République idéale qui répond aux aspirations du peuple et surtout des jeunes tunisiens ?
Arselène Ben Farhat