Les jeunes et le baccalauréat: Voici comment éviter que le rêve continue chaque fois à tourner au cauchemar
Par Mohamed Hedi Zaiem - Durant les années pendant lesquelles j’avais occupé des responsabilités administratives au sein du Ministère de l’Enseignement Supérieur, la période post-baccalauréat était l’une des périodes les plus pénibles de ma vie. A l’euphorie de la réussite au bac succède en effet l’hécatombe des résultats de l’orientation universitaire. Tous les « mécontents » cherchent à travers tous les canaux qui leur sont disponibles, un moyen de modifier le verdict-couperet de l’orientation automatiquement administrée. Et parmi ces canaux, il y a bien sûr la recherche d’un homme « bien placé » dans le système de l’enseignement supérieur. Je recevais en conséquence des dizaines de demandes provenant de parents, de co-villageois, d’amis, qui ne savent pas bien sûr que tu ne peux pas tout faire. Ma vie devenait pendant quelques semaines, infernale. Infernale d’abord par la pression que tu subis à toute heure au point que tu ne peux plus avoir une demi-heure à toi, par exemple. Mais aussi par l’observation impuissante de la souffrance des jeunes et de leurs parents.
Parmi les « mécontents », il y a bien sûr ceux à qui l’orientation a octroyé « un bon steak », mais qui viennent demander le caviar. Avec ceux là, tu ne risques au plus que de perdre un ami ou une connaissance. Mais il y a surtout tous ces pauvres gens qui voient leurs enfants placés dans des institutions universitaires éloignées souvent de centaines de kilomètres de leur domicile. Et nous avons montré, ailleurs, que ces enfants sont quasi-totalement enfants de familles modestes et très modestes. J’en ai vu beaucoup de cas qui trouvent des difficultés sérieuses pour payer simplement le ticket de transport de leur domicile vers leur nouvelle destination. Il m’a été donné de constater que des proportions importantes de ces étudiants abandonnaient en cours de route leur formation, mais sur ce phénomène les statistiques officielles sont souvent muettes.
Les enfants des familles aisées sont à l’abri d’un tel sort et ont toutes les chances de mener leur formation universitaire dans un établissement pas très éloigné de leur domicile parental.
Nous avons aussi montré que les universités de l’intérieur fournissent en général –et pour des raisons objectives- des formations de qualité inférieure et délivrent des diplômes procurant une employabilité très inférieure à celle des universités de la capitale ou du littoral.
Il faut d’abord reconnaître que notre « système d’orientation » n’est pas un système d’orientation. Un système d’orientation est un système qui permet d’affecter chaque candidat, dans les limites du possible, aux études pour lesquelles il est le plus apte ou le plus qualifié, et qui lui offriraient les meilleures chances de succès, en ne se basant pas seulement sur ses résultats scolaires. Notre système est simplement un mécanisme qui permet d’assurer l’adéquation entre l’offre et la demande au niveau de la formation supérieure. L’offre est constituée par les capacités d’accueil telles que données dans le guide d’orientation, c'est-à-dire le nombre de places offertes par chaque établissement pour chaque diplôme et pour chaque type de baccalauréat. (Je vous passe la manière avec laquelle ces capacités sont déterminées chaque année). La demande est exprimée par les bacheliers dans les fiches d’orientation. Basé dur les résultats du baccalauréat, il a la prétention d’être basé sur le « mérite » ; il est donc le moins contestable par les clients. L’intermédiation de l’ordinateur lui octroie un surplus d’objectivité et de rigueur et en rajoute à la difficulté de le contester. Le fait qu’il soit basé sur les résultats scolaires en fait un mécanisme important de reproduction des inégalités sociales, sachant que les résultats scolaires sont en général fonction du statut social.
Il faut reconnaître que ce système joue bien son rôle et qu’il a subi un grand nombre d’aménagements techniques au cours de sa carrière, et que les responsables n’on jamais pu lui trouver une alternative faisable.
De la discrimination positive
Le développement des catégories sociales et des régions défavorisées passe inéluctablement par une stratégie permettant de remettre l’école dans sa noble mission d’ascenseur social. Dans ce sens, certains pays ont mis en place une politique de « discrimination positive » dans l’accès à l’enseignement supérieur afin de permettre l’accès d’enfants provenant des catégories sociales et des régions défavorisées aux filières menant aux postes de direction et de commandement politique et économique afin d’assurer un minimum de mobilité sociale. Une telle mesure – qui d’ailleurs avait été envisagée par la commission de réforme de l’orientation universitaire en 2010- est un signe fort de volonté de lutter contre les inégalités, mais ne constitue qu’une mesure palliative et transitoire, car les inégalités dans l’accès à l’enseignement supérieur naissent et se développement beaucoup plus tôt et dès les premières années de l’école. Le Programme des Ecoles à Priorité Educative (PEPE) mis en œuvre par le Ministère de l’Education en 2001, s’inscrivat dans cette perspective. Mais comme beaucoup de bonnes idées, il a été perverti par les impératifs politiques qui ont dominé par le passé, privilégiant l’apparent et le démonstratif aux actions profondes, réelles et durables. La discrimination positive, même si elle ne constitue qu’une mesure corrective est importante, car elle exprime une volonté de lutte contre les inégalités et envoie un message fort de cette volonté.
Mais le problème de l’orientation universitaire n’est pas dans le système d’orientation. Le problème est ailleurs. Et les « solutions », comme on va le voir, aussi.
Elargir autrement les capacités d’accueil
L’une des grandes contraintes de l’orientation est constituée par les capacités d’accueil limitée de certains cursus par rapport à la demande. L’extension de ces capacités est problématique et exige du temps. En plus, les capacités une fois installées se transforment rapidement en contraintes et en une charge quand l’environnement économique change et que la demande change aussi. Un bon système est un système capable d’évoluer et de s’adapter rapidement.
Le monde a heureusement changé et l’enseignement supérieur avec. L’un des bienfaits de la crise du COVID19, c’est d’avoir accéléré l’inéluctable développement de l’enseignement à distance et du télétravail. Quel intérêt aujourd’hui de parquer 100 étudiants dans une salle dans des conditions parfois lamentables pendant une heure et demi à copier sur leur cahier un contenu que l’enseignant recopie de ses documents au tableau, alors qu’un simple clic sur une tablette permettrait de télécharger des centaines de cours souvent mieux faits. Bien sûr ceci n’est pas la règle mais c’est le cas certainement des 50% de ce qui se passe dans nos universités. Il ne s’agit pas de remplacer l’enseignant par l’ordinateur, mais de remplacer une grande partie du temps passé dans les salles de cours par l’usage raisonné de la technologie. J’imagine que le temps de présence physique et directe de l’étudiant pourrait être réduit en moyenne d’au moins les deux tiers et beaucoup plus pour certains enseignements et certains cursus.
L’avenir de l’enseignement supérieur sera dans un mix de présentiel et de distance. La partie présentielle pourrait être bloquée en périodes courtes et intensives et délivrées à des groupes qui se succèdent de manière régulière. La capacité d’accueil en serait drastiquement étendue pour le même coût et pour la même « capacité physique » (salles de cours et enseignants).
Certaines précautions doivent être prises. Les choix technologiques doivent éviter les solutions les plus sophistiquées au profit de technologies robustes et bien maîtrisées quitte à les faire évoluer au fur et à mesure de l’avancement de l’expérience.
Le coordonnateur général serait l’Université Virtuelle de Tunis (UVT). Dans chaque délégation un partenariat peut être établi entre l’UVT et La maison de jeunes ou un lycée ou autre afin d’héberger un centre de connexion où les étudiants pourront se connecter et travailler avec leur propre ordinateur ou en utilisant les ordinateurs disposés. Tout un dispositif automatisé doit être mis en place pour la gestion de ces centres, qui sera confiée aux jeunes eux-mêmes sous l’encadrement d’enseignants retraités. Ces centres seront les centres d’examen effectués directement en présentiel.
Tout de suite une consultation et une étude doit être menée pour la mise en place des filières d’enseignement à distance, priorité étant donnée à celles qui sont le plus demandées par les étudiants à l’exclusion de celles qui sont soumises à un numérus clausus ou celles dont la nature professionnelle ne s’adapte pas à l’enseignement à distance. Tous les étudiants qui n’obtiennent pas la filière de leur choix, seront automatiquement orientés vers la version « à distance » de cette filière. Ceci doit démarrer au plus tard l’année prochaine, sinon dès cette rentrée.
Libérer le jeune et le rendre responsable de sa formation
Je pourrais écrire un livre sur cette question où je montrerais que la seule solution réelle de la fameuse adéquation formation-emploi est de libérer le système et lui donner les moyens de s’autoréguler. Au bout d’une longue carrière, je suis arrivé à la conviction qu’aucun modèle n’est capable de prévoir quels seront nos besoins en ressources humaines dans dix ans. J’ai vécu des expériences douloureuses où j’ai vu les responsables de l’enseignement supérieur plonger tête baissée dans le développement et la multiplication des filières dites « prometteuses », pour constater dès la sortie des premières promotions (!!!) que ces filières étaient les plus touchées par le chômage. Et je vous promets que cela va continuer. En deux mots, la seule solution consiste à construire un système de formation qui réponde aux exigences suivantes:
• Avoir suffisamment de souplesse pour pouvoir s’adapter très rapidement aux changements de l’environnement économique et social intérieur et international;
• Accorder à la formation générale de base une place importante surtout dès les deux premières années de la licence. Ceci ne concerne que partiellement bien sûr les filières professionnelles (telles que les infirmiers, les TS de spécialité bien définie, …), mais c’est la première condition pour permettre au jeune de s’adapter à un environnement devenant chaque jour plus mouvant;
• Rénover la pédagogie en développant l’auto-apprentissage et l’utilisation des ressources pédagogiques disponibles désormais massivement sur les réseaux. Notre proposition de développer la formation à distance est une voie majeure dans ce sens.
• Responsabiliser le jeune sur sa formation suppose qu’on ne lui impose jamais un cursus. Et cela suppose aussi qu’on rende effective une des principales caractéristiques du système LMD (dont nous n’avons retenu que les inconvénients) qui autorise le jeune à « composer » sa formation en choisissant autour d’un noyau très réduit de matières de base spécifiques de la spécialité, les autres composantes qu’il peut choisir dans n’importe quel autre domaine. Ce qui devient important n’est plus le diplôme en soi mais le contenu de la formation tel que décrit par « le supplément au diplôme ».
• Accorder au jeune la liberté de composer sa formation a une contrepartie : il devient aussi responsable de son employabilité. C’est probablement là l’un des meilleurs moyens de développer l’entrepreneuriat chez les jeunes.
Arrêter l’invasion de l’enseignement supérieur par le secteur prive
Nous ne sommes pas contre le secteur privé. Cela n’a aucun sens. Mais nous considérons que son développement ne doit pas se faire au prix d’une dégradation –voulue ou non- du secteur public. Mais si toute activité privée doit rapporter de l’argent à celui qui l’entreprend, y compris la formation, nous rejetons pour celle-ci que le but principal en soit le profit. Dans le monde entier, et dans des pays comme les Etats Unis, la plupart des universités privées sont des établissements à but non lucratif. Etre à but non lucratif ne signifie pas que ces universités fournissent gratuitement leurs services, ou qu’elles vivent seulement de donations et de l’aide publique. Etre à but non lucratif c’est d’une part, ne pas faire du profit l’objectif principal, et mettre effectivement en marche le principe de solidarité, d’autre part. Le principe de solidarité signifie que chacun contribue –pour le même service- à la hauteur de ses moyens. Il ne signifie surtout pas que le service soit gratuit. Nous avons montré ailleurs que la gratuité de l’enseignement supérieur est une forme de transfert des moins riches vers les plus riches. Le principe est semblable à celui du subventionnement des produits de base. Et nous pensons que l’attachement uniforme à la gratuité qui est une des causes de la dégradation du service public dans des secteurs aussi vitaux que l’éducation et la santé. Bien sûr, pour certaines franges de la société l’enseignement supérieur doit non seulement être gratuit, mais des soutiens financiers doivent être fournis à ces catégories sociales.
Nous avons montré aussi que ce que l’on appelle l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) constituera probablement la voie la plus prometteuse pour développer un secteur d’enseignement supérieur à but non lucratif. Nous considérons que l’ESS est une forme non lucrative d’entreprises privées. C’est aussi un secteur où les jeunes se sentiront responsabilisés et maîtres de leur destin. De là, il est urgent d’adapter le cadre juridique de l’enseignement supérieur privé à cette nouvelle composante du secteur privé.
Sur le plan politique, de ladite «transition démocratique», nous n’avons non seulement rien réalisé, mais peut-être régressé. Dix ans après la révolution, il est un fait qu’il faut reconnaître : l’image de la démocratie, au moins telle qu’elle est matérialisée aujourd’hui, a été très altérée chez les jeunes par la dérive qu’ils ont observée chez les représentants de la classe politique et l’invasion de la sphère politique par les affairistes de tous bords. Ce qui est sûr, c’est que la démocratie ne constitue plus pour nos jeunes un projet mobilisateur. Il y a sans doute des schémas alternatifs souvent très contestés. Ce que nous voulons dire c’est que l’ESS, outre son rôle économique et social, constitue aussi une autre manière d’exercice de la démocratie et de participation et de responsabilisation des jeunes.
Pour finir
La Tunisie a connu le 25 juillet 2021 un changement politique majeur libérant le pays. Ce jour là, l’action d’un homme a rencontré les rêves les plus fous de la plus grande majorité des tunisiens. Pour beaucoup de jeunes l’espoir renaît de voir peut être enfin les « Objectifs de la Révolution » prendre le chemin de la réalisation. Mais le doute –et des craintes sérieuses- planent encore sur la manière d’y aller. Le « Peuple sait ce qu’il veut », oui ! Mais le peuple ne sait pas comment il réalisera ce qu’il veut. Soyons clairs, aucun pouvoir n’a aujourd’hui de vision et aucun n’est capable de donner à ce Peuple tout « ce qu’il veut ». Le risque est alors grand de voir que ce qui se fera, se situer au niveau de la mise en place d’une « superstructure » politique qui ne fera que remplacer un système que le peuple tunisien a exécré et vomi, par un autre qui a ses risques et ses errements.
J’avais dans un papier publié sur ces colonnes en janvier 2016 un papier titré « Il faut donner le pouvoir aux jeunes, Immédiatement ». Nous y écrivions : « Il faut se l’avouer, la Révolution a failli sur presque tous ses objectifs dont essentiellement la lutte contre l’exclusion sous toutes ses formes. Beaucoup attendent « une deuxième révolution », certains pour des motifs non avoués, y contribuent activement et n’y voient que le sang et les émeutes. Saurons nous trouver suffisamment de génie pour reproduire un autre « miracle à la tunisienne » en redonnant aux jeunes des raisons d’y croire et d’espérer pas seulement par des discours –désormais sans aucune portée- mais par la mise en place de processus participatifs nouveaux et inventifs? ».
Oui monsieur le Président, le pays a besoin d’un nouveau modèle où les jeunes se sentiront exister. Vous avez eu l’extrême audace de faire sauter le principal verrou qui bloquait tout changement, saurez vous transformer l’essai ?
En écrivant ces lignes mon objectif était de contribuer à cela. Je l’ai fait en essayant de montrer dans ce papier –en prenant la question de l’orientation universitaire comme exemple (et elle est un des problèmes majeurs de la jeunesse)- comment on peut être très audacieux tout en étant très réaliste. S’il vous plait alors, ne reculez pas d’un iota sur le rêve, mais faites qu’il devienne progressivement réalité.
Mohamed Hedi Zaiem