Bagram : Le nerf de la guerre d’Afghanistan
Par Mohsen Redissi - Les régimes tombent habituellement avec la prise de leur capitale, symbole du pouvoir central. Le palais du suzerain est envahi par les forces rebelles. Comme un vulgaire escroc, il est exhibé menotté sous une bonne escorte à la foule qui le vilifie. Il a des comptes à rendre à ses vassaux. Feu président Ben Ali n’est ni le premier ni le dernier à préférer sauver sa peau et celles des siens en échange de son royaume. Le président afghan Ashraf Ghani a gardé la tête sur les épaules en laissant sa capitale aux hordes sauvages des Talibans, les Huns des temps modernes. Il a cédé le pays au nouveau commandeur des croyants.
Seul Richard III, personnage de théâtre mort par orgueil, réclamait un cheval pour sauver son royaume «a horse! a horse! My kingdom for a horse!»
Le 2 juillet 2021 le Pentagone annonce le retrait total de l'armée américaine de la base de Bagram en la restituant à l’armée afghane. Le dernier départ a été tenu secret. Les afghans tombent des nues. Le pentagone ne les a pas avertis. Le départ définitif des forces de l’Otan laisse un vide lourd à combler pour une armée habituée à faire les sales besognes. Le départ des derniers GIs de la base met fin à la plus longue guerre jamais engagée par les américains, 2001-2021.
Bagram: une base historique
Bagram est la grande base aérienne de l’Afghanistan, à seulement 50 km au nord de la capitale. Elle est l’élément-clé de la sécurité de Kaboul. Elle cristallise le calvaire du vécu du peuple afghan durant les soixante dix dernières années. Bagram raconte sa propre histoire tumultueuse. Elle est tour à tour une base militaire, une caserne, une prison extraterritoriale, un aéroport, un centre de commandement des forces alliés et une petite ville champignon du Far Ouest américain.
Ironie du sort, la base aérienne de Bagram a été initialement construite dans les années 1950 par les États-Unis, à l’époque alliés du gouvernement afghan pour stopper l’expansion du communisme. Les Soviétiques en font leur base militaire pendant une décennie, celle de 1979-1989. Ils envahissent et occupent l’Afghanistan pour venir en aide au régime communiste menacé par les moudjahidines soutenus cette fois-ci par les États-Unis. Elle passe sous le califat des Talibans de 1992-2001. Les américains les chassent de la base en 2001 en réponse aux attentats du 11 septembre.
La base était le cœur battant des coalisés, le centre névralgique de leur présence en terre inconnue. Toute action militaire quelque soit sa nature doit être signalée et doit recevoir le feu vert ou le stand-by du centre de commandement de la base. Les avions décollent et frappent sans relâche jour et nuit les positions des Talibans et d’Al-Qaïda. Les hélicoptères Apaches ratissent les sols, les balles de leurs mitrailleuses traquent fuyards et jonchent les pistes de corps sans vie. C'est de là également que s’organise le ravitaillement des troupes en victuailles et en munition.
Centre de rétention
Elle est aussi un centre de détention et une prison extraterritoriale pour les endurcis. Ses pensionnaires en majorité les Talibans et les jihadistes. Les inculpés n’ont aucune assistance légale ni interprètes. Plusieurs y ont croupi innocemment à cause d’un malentendu, une mauvaise maitrise de la langue ou interprétation. Des aveux sont obtenus sous la torture. A l’aube de la reprise de Kaboul, environs 5 000 détenus sont encore derrière les barreaux.
Des centaines de prisonniers de différentes nationalités ont pris clandestinement un vol de nuit, rendition flight, dans des conditions inhumaines pour atterrir plusieurs heures plus tard à la prison de Guantanamo, Cuba. Les prisonniers se déplacent en file indienne en tunique orange pour ne pas les confondre avec le paysage. D’ailleurs, la Floride terre des indiens Séminoles, est à quelques encablures.
Ville champignon
La base connait son apogée avec l’invasion américaine en 2001. Des milliers de soldats des forces alliées se joignent aux GIs. De petits commerçants locaux s’installent aux alentours de la base. Ils offrent toute sorte de services mais jouent également aux indicateurs dans les deux sens. Le commandement de la base veille au grain sur le moral des soldats. Ils ne doivent pas trop souffrir du dépaysement et doivent rester concentrés sur leur boulot. Des dispositions sont prises. Une ville nouvelle commence à voit le jour. Piscines et cinémas sont ouverts. Les grandes chaînes américaines de fast-food s’installent dans et en dehors de la base pour veiller aux petits soins des soldats. Depuis le départ des GIs et avec la prise de Kaboul, les choses ont pris une autre tournure. Une ville morne pour l’instant.
Le départ de Bagram
Tout d’abord son évacuation sans faste, à l’anglaise, est dénué de sens. Il est considéré comme un revers cinglant pour les forces américaines et celles de l’Otan et une victoire pour les talibans sans avoir tiré un coup de feu. Leur départ de Bagram est un départ réfléchi. Le président Joe Biden a annoncé le retrait depuis le mois d’avril. La décision vient officialiser des accords signés l’année d’avant à Doha, Qatar. Tout le matériel informatique et les armements sophistiqués sont détruits. Les coalisés laissent sur place près de trois millions d’armes et divers engins dont plusieurs dizaines de voitures blindées sans clés, des armements légers avec leurs munitions… au profit de l’armée régulière afghane. Hélas les choses se sont précipitées trop vite pour les miliciens pro-gouvernementaux, ils perdent Bagram en perdant Kaboul.
Dans son intervention télévisée du lundi Joe Biden défend son choix et assume les erreurs. En se désolidarisant de l’Afghanistan, il met fin à un héritage lourd qu’il refuse à transmettre à son prédécesseur. Il veut mettre fin aux deuils et aux pleurs des familles après la perte des leurs. L’Amérique ne s’engagera plus jamais dans un conflit perdu d’avance. Le pays doit tirer les leçons de ses erreurs passées.
Les experts militaires ont sous-estimé la force de frappe des Talibans après vingt ans de combats et ont surestimé l’esprit combatif de l’armée régulière afghane. Une armée rongée par la corruption. Les Talibans offrent de l'argent contre la remise des armes des milices. Le pays a basculé sans résistance.
Le désengagement a également scellé le sort de 18 000 Afghans ayant travaillé auprès des forces américaines. L’épée des Talibans plane sur leur tête en signe de représailles. Ils ont aidé ou collaboré avec leur ennemi juré. Washington a promis de les aider en étudiant tous les dossiers cas par cas. La lenteur dans le traitement pourrait leur couter la vie.
Mohsen Redissi