Lu pour vous - 24.10.2010

Filiation et altérité

Filiation et altérité

Le dernier ouvrage, Filiation et altérité, du Professeur Essedik Jeddi, Psychiatre, s’articule autour de cette boutade du philosophe al-Farabi qui demande à l’Emir d’Alep alors que ce dernier l’invitait à s’asseoir : « devrais-je m’asseoir à partir de là où je suis ou à partir de là où tu es ? ».

A partir de cette question, le livre s’interroge sur la position à partir de laquelle le thérapeute tunisien écoute son patient sachant que le savoir dont il dispose est supposé être occidental « west sciences » alors qu’à partir de sa filiation, il est supposé relever de ce que l’on appelle les « traditional knowledges ». Cette situation l’amène à entamer d’abord un travail de reconstruction personnelle afin d’intégrer le savoir de Freud et de Lacan dans son savoir endogène car comment pourra-t-il aider son patient, qui vient souvent parce qu’il a perdu le lien entre le tout et ses parties, à se reconstruire et se réapproprier ainsi son histoire si lui-même, en tant que thérapeute, n’a pas réussi à entreprendre un travail de relecture de ses connaissances scientifiques à la lumière du contexte sociétal et historique dans lequel lui et ses patients évoluent. Le médecin psychiatre a ainsi besoin de travailler sa propre culture afin de pouvoir décoder l’ensemble des signes que va transmettre le malade. Le Professeur Jeddi le rappelle : la psychanalyse est un travail de culture. En effet, pour aider l’autre à se réapproprier son histoire, encore faut-il qu’on se réapproprie le savoir qu’on utilise dans sa propre historicité.

La question posée sur le ton de l’ironie par Al-Farabi est en fait posée par tout patient à son thérapeute, que ce soit d’une manière implicite ou explicite, ce qui prouve que chacun est capable d’être philosophe du moment qu’il se pose des questions de sens, de rapport à la maladie, à la vie et à la mort. Par cette question, le patient exprime aussi son besoin d’être écouté pour être compris car il n’est pas un simple objet de médication, il est un être de langage et de parole inscrit dans une dynamique familiale et une histoire. Dans ce contexte, le Professeur Jeddi indique que le malade, même s’il se place dans une position de non-savoir, a toujours, en fait, un savoir sur ce dont il souffre et il est important qu’on y prête attention car dans toutes les maladies, même les plus organiques, il y a une part de mal-être qui ne peut être appréhendée qu’à travers la parole et la représentation que le malade a de sa maladie aussi irrationnelle que puisse être cette représentation. Le malade se rend chez son médecin à partir de sa maladie en tant qu’expérience vécue et en tant que représentation pour dire et redire ce dont il souffre cad avec un besoin d’être écouté et compris.

Mais cet exercice d’écoute qui était jusque-là fondamental pour la démarche diagnostic, nous explique le Professeur, semble avoir aujourd’hui une place de plus en plus réduite grâce aux avancées technologiques en médecine et notamment en imagerie médicale. Ces dernières ont, en effet, ôté la place fondamentale de la parole du patient dans la compréhension de la maladie. Et pourtant, ce dernier a toujours besoin d’en parler, particulièrement dans le cas de maladies graves comme le cancer, pour expliquer ce qu’il ressent mais également pour exprimer toutes ses interrogations par rapport à son devenir personnel et par rapport à sa possibilité ou non de poursuivre ou de reprendre ses rôles familiaux et socio-professionnels. Dès lors, l’on comprend que le patient, à défaut d’être écouté, puisse déprimer. Le médecin de famille pourrait alors reprendre ce rôle d’écoute et de compréhension dans 90% des situations et il n’y a pas besoin de recours au psychiatre pour les questionnements que le malade pose et se pose à lui-même à travers le médecin.

A défaut de cette écoute, le champ de la psychiatrie aurait tendance à s’élargir, continue à nous expliquer le Professeur Jeddi. Il ne se limite plus aux maladies mentales et psychologiques pures mais l’on a à traiter de plus en plus d’états dépressifs en lien avec certaines maladies graves où l’on découvre là aussi l’importance de l’écoute compréhensive pour répondre aux besoins du patient d’écouter son propre écho et l’aider à se réapproprier son monde et sa façon de penser.

Les limites de la solution médicamenteuse

De même, pour les maladies psychiatriques les plus graves, malgré de grandes avancées en matière de médicaments et de découverte de nouvelles molécules, tout le monde semble s’accorder aujourd’hui sur le fait que ces molécules sont certes efficaces, indispensables même, mais demeurent insuffisantes puisqu’elles agissent sur la dimension organique de la maladie (dimension disease) sans avoir d’impact sur la dimension illness cad, sur la perturbation de la personnalité en rapport avec la dimension disease ni sur le mode de la perturbation du rôle familial et social en rapport aux dimensions disease et illness de cette même maladie. Avec les médicaments, une écoute spécialisée, que l’on acquiert à travers des formations spécifiques, s’avère indispensable. C’est ainsi que le laboratoire pharmaceutique Médis a contribué, l’année dernière, au financement d’une action de formation en psychothérapie de médecins et de psychologues tunisiens, ce qui montre que l’on commence vraiment à être convaincu de l’idée que la solution médicamenteuse ne peut être menée seule sans un accompagnement psychothérapeutique. Des idées simples commencent aussi à faire leur chemin comme le fait que si le thérapeute n’écoute pas la famille du patient par exemple, il ne peut pas lui demander d’écouter, à son tour, son parent souffrant.

Le livre "Filiation et Altérité", qui est en fait le regroupement d’un ensemble de travaux anciens et de travaux inédits du Professeur Jeddi, alterne ainsi entre des réflexions sur la position du psychiatre tunisien, la manière avec laquelle il approche, écoute et traite ses malades et des expériences pratiques de cas de malades tunisiens traités en hôpital psychiatrique avec des approches innovantes telles que la musicothérapie ou les groupes d’art thérapie.

En parlant des patients tunisiens, le Professeur Jeddi fait remarquer que nous vivons dans une culture dépressive qui ne s’aime pas et qui vit tout ce qui est endogène comme frustrant et négatif. Certains vivent avec l’idée que leur désir ne peut être écouté chez eux. A l’inverse, l’espace étranger semble vécu comme un espace du tout plaisir, du tout désir et d’une liberté de parole sans censure et sans risque de représailles. Ainsi, l’espace de l’autre, notamment l’occidental sera-t-il sublimé et idéalisé. Ainsi, certains patients qui utilisaient la langue arabe pour exprimer leur souffrance basculent vers une langue étrangère lorsqu’ils abordent des questions reliées au plaisir et au désir.  

Quant à la reconnaissance institutionnelle des maladies psychiatriques, elle a évolué dans notre pays ces dernières années bien que des progrès restent encore à faire notamment dans le domaine du remboursement par la CNAM, cette dernière reconnaissant le rôle des séances  de psychothérapie en tant qu’actes exploratoires alors qu’elles n’ont aucune valeur exploratoire et qu’elles se constituent seulement en tant qu’actes thérapeutiques spécialisés.


Anissa BEN HASSINE