Aux origines de la Nahda - L’Expédition d’Égypte (1798-1801) - III: La Nahda, ombres et lumières
Par Abdelaziz Kacem - Initiée pour éloigner un jeune stratège ambitieux des allées du pouvoir, mais aussi pour couper aux Anglais la route des Indes, l’Expédition d’Égypte, comme jamais dans l’histoire, faisait appel au soft power au service d’une utopie des Lumières. L’égyptomanie du départ vire vite à l’égyptophilie et celle-ci à une science, l’égyptologie. Les déconvenues sont énormes. Nous avons déjà évoqué le spectacle désolant et imprévu qu’offrait aux «arrivants» une Alexandrie en guenilles, habitants et habitations. Au Caire, même déchéance. Après sa bataille victorieuse des Pyramides, Bonaparte investit la capitale égyptienne. Il écrit, le soir même, au Directoire : «Il est difficile de voir une terre plus fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. Ils préfèrent un bouton de nos soldats à un écu de six francs. Dans les villages, ils ne connaissent même pas une paire de ciseaux. Leurs maisons sont d’un peu de boue(1)».
Et Damanhour, la prestigieuse Cité d’Horus. «Une ville mal bâtie en briques et en terre, constate le général Belliard. Les rues, aussi sales que celles d’Alexandrie, sont mal alignées, inégales et couvertes de chiens qui vous empêchent de marcher le jour et de dormir la nuit(2)». Les chiens errants du Caire, meutes innombrables, seront sabrés en deux nuits.
Les 167 scientifiques de l’Expédition, sans trop s’attarder sur l’ingrat présent des lieux, s’engagent à remonter l’histoire d’une civilisation à nulle autre pareille. Les pyramides, les forêts de colonnes de Karnak, les statues, œuvres d’architectes, de géomètres, d’ingénieurs et d’artistes dont le savoir-faire garde jalousement ses secrets. C’est ce à quoi s’attellent les polytechniciens et les géographes, dont les travaux, textes et planches feront la matière de la colossale Description de l’Égypte.
Au Caire, les expériences chimiques auxquelles assistent, en simples curieux, les lettrés indigènes, sont assimilées à de la sorcellerie. L’islam, Dieu merci, demeure le refuge inexpugnable contre de telles pratiques rédhibitoires. Le savoir et la culture, Dieu nous en préserve, sont sources de perdition. Ce n’est qu’après le départ des Français que l’intelligentsia arabe a commencé à interpréter correctement les événements.
Lorsque les Arabes se souviennent des calamités qui se sont abattues sur eux, ils évoquent encore la prise de Bagdad (1258) par le sinistre Hulagu ou celle de Grenade par les Rois catholiques parjures (1492). Pourtant la pire de toutes les a frappés ailleurs. Ils ne s’en relèvent pas encore. Après avoir contraint son père Bayezid II à abdiquer, et après avoir fait assassiner tous ses frères et neveux, Sélim 1er, le Cruel, se fait déclarer calife à Alep, marche sur l’Égypte et, en 1517, ajoute le Caire à ses trophées. Commencent alors ce que les Arabes appellent les ‘Usûr al-inhitât (les Siècles de la décadence). Il faut dire que l’islam avait cessé depuis longtemps d’être une force de propulsion, les ulémas l’ayant transformé en force d’inertie et en instrument de coercition entre les mains de sultans avides et corrompus. Dans la nuit close des civilisations en détresse, il suffit parfois d’une simple fissure pour que, comme l’eau, comme l’air, s’infiltrent les lumières. Et c’est du couchant que le soleil parfois se lève.
Unanimes, les témoignages de tous les officiers de l’Expédition décrivent ce à quoi aboutit l’oppressante et débilitante mainmise ottomane. Au reste, en dépit des déclarations et messages de sympathie réitérés par Bonaparte à l’adresse de la Sublime Porte, celle-ci voyait d’un très mauvais œil la mise en éveil d’une population dont la résignation et l’obéissance qu’un islam (au sens de soumission) rendait obligatoires. La culture est subversive, la réflexion rend libre.
La culture, c’est ce qu’est allée puiser dans Paris, cinq années durant (1826-1831), la mission estudiantine envoyée par Mohamed Ali, alias le dernier des Pharaons.
Tahtâwî peut désormais donner la mesure de son savoir et de son aptitude à faire bouger les choses. Se voulant passeur de «lumières», il n’a point oublié les recommandations de son mentor, l’ingénieur géographe et archéologue Edme-François Jomard (1777-1862): que tout progrès ne s’obtient que par la mise en œuvre d’une éducation moderne et libératrice.
Il écrit des ouvrages pédagogiques tels que AI-Murchid al-aminlil-banat wal-banin [Le Moniteur fidèle des jeunes filles et des garçons] ; il dirige le Journal officiel, al-Waqâ’i‘ al-misriya (Les événements d’Égypte) ; il fonde, à l’exemple de l’École des langues orientales, un établissement où l’on apprend la traduction des grands textes littéraires et scientifiques, Madrasat al-alsun (L’École des langues) où sont enseignés le français, l’anglais, l’italien, le turc et le persan. Sous sa direction et sa responsabilité directe, ses élèves traduiront le Code civil de Napoléon, suggérant aux jeunes que la théologie n’avait pas réponse à tout. L’école devient une faculté où sont enseignées aussi la gestion administrative et la comptabilité en plus des mathématiques, des sciences naturelles et humaines.
Tout allait bien pour Tahtâwî jusqu’à la mort de Mohammed Ali (1848). L’avènement de son petit-fils, Abbas Hilmi Pacha (1813-1854) change complètement la donne. Néophobe, soutenu par les Britanniques, vassalisé par la Turquie ottomane et manipulé par des ulémas en perte de fonds de commerce, l’ombrageux Abbas met fin à la présence française dans les rouages de l’État et ferme cette fenêtre ouverte sur les civilisations qu’est l’École des langues. Tahtâwî, l’homme par qui le progrès arrive, est disgracié. Il est muté à Khartoum, en charge d’une école primaire. Il y restera jusqu’à la mort d’Abbas, assassiné par deux de ses esclaves. Durant ses quatre années d’exil, pour se défouler, sans doute, Tahtâwî traduisit Les Aventures de Télémaque de Fénelon, une satire contre l’absolutisme royal. Mohammed Saïd Pacha accède au trône et rétablit la situation ante. Tahtâwî rentre au pays, reprend ses responsabilités et continue son œuvre.
Pionnier de la Renaissance, c’est lui qui a tracé la voie d’une modernité que suivront ses disciples directs et suivants. Grâce à ses premiers travaux, la traduction a joué un rôle capital dans l’émergence d’une pensée nouvelle au sein de l’islam. Jamal al-Dîn al-Afghani, Mohammed Abdou et bien d’autres réformateurs, qui, comme lui, ont pris le chemin de Paris, lui doivent l’esprit critique dont ils ont fait montre. Sans lui, le mouvement de traduction dont dérivent le rajeunissement et la rénovation de la littérature arabe du vingtième siècle aurait beaucoup tardé à se faire jour.
À noter qu’en 1839, quelques années après son retour au pays, Tahtâwî se marie avec Karima, une cousine de Tahta. Dans le contrat de mariage, conservé à ce jour comme un document historique, il s’engage à rester à jamais monogame. C’est le premier coup de pioche contre l’épaisse muraille du harem. Il va sans dire que cette clause iconoclaste n’est pas étrangère à son séjour parisien.
Taha Hussein est sans doute le modèle accompli de l’homme de la Nahda dont aurait rêvé Tahtâwî. Lui aussi est un «azhari» passé par l’école parisienne.
En 1928, rien que pour damer le pion au parti nationaliste Wafd, les Anglais, ennemis de toute modernité émancipatrice dans leurs colonies, accorde leur bénédiction sonnante et trébuchante à un instituteur obscur, Hassen al-Banna (1906-1949), qui vient de fonder l’Association des Frères musulmans. Ce salafiste invétéré a été particulièrement outré par l’abolition du califat par Atatürk et par l’apparition, dans les rues du Caire, dès 1924, de jeunes femmes «dévergondées», qui, sous la bannière des partis libéraux, ont jeté leur voile aux orties. Les Frères, tous unilingues d’arabe et fiers de l’être, déclarent la guerre à l’Occident, sa civilisation, ses langues et ses mœurs.
Taha Hussein réagit. Il publie, dès 1935, un roman intitulé Adib, qui ne sera traduit en français qu’en 1988, sous le titre de Adib, ou l’aventure occidentale (Clancier-Guénaud, coll. «Archipels», Paris, 1988). Il y raconte la vie parisienne bien harmonieuse d’un jeune Egyptien lettré, comme son nom l’indique (Adib). Il y donne l’image d’un Arabe intégré dans le pays d’accueil. Le regard qu’il jette sur lui-même et sur l’autre aboutit à l’absence d’une essence «ni à la culture, ni à l’identité, et que tout est construction».
Taha Hussein, en tant qu’écrivain et en sa qualité de professeur prestigieux, voire dans ses fonctions de ministre de l’Instruction publique, a encouragé le métissage culturel et présenté «la civilisation égyptienne comme historiquement méditerranéenne».
Au moment où nos modernistes préconisent la açala (l’authenticité) et le tafattouh (l’ouverture) en veillant scrupuleusement à ce que les éléments à emprunter soient compatibles avec nos croyances, Taha Hussein, au défi du salafisme de tout poil, publie en 1938 un ouvrage qui fera date, Mustaqbal al-thaqâfa fi Misr (Avenir de la culture en Égypte). Il y écrit sans ambages: «Nous devons emboîter le pas aux Européens, emprunter leur route, afin de devenir leurs égaux, leurs partenaires en civilisation, en ce que celle-ci a de bon et de mauvais, de plaisant et de déplaisant, d’aimable et d’agaçant, de louable et de blâmable» (p. 41). Le progrès a toujours du bon, on ne peut échapper à ses éventuels effets pervers. «Il nous faut suivre leurs méthodes et utiliser leurs moyens, qui sont l’instruction et l’enseignement européens». Taha Hussein est pétri de culture arabe. Il n’entend pas faire de son pays une copie conforme de l’Europe. Il cherche à ressusciter la part hellénistique et romaine de l’égyptianité. Lui-même, lors de son séjour parisien, il se mit à apprendre le grec et le latin, en plus de la langue de Molière.
Mais les forces rétrogrades n’ont jamais désarmé ; elles persistent à nous attirer vers le Quart-vide (al-Rub‘.al-Khâli). Ironie du sort, une Nahdha a introduit le doute méthodique, le positivisme, le darwinisme, tous les ingrédients nécessaires à l’émergence d’une culture libératrice et c’est une autre Nahdha, par une usurpation éhontée, qui nous ramène à la case départ et cela s’appelle Révolution. Il est ahurissant de voir à quel point les cancres maltraitent les concepts et prennent des libertés avec la sémantique. Contre ce passéisme stérilisant, nombreux ceux qui, comme le polémiste Abd el Qâdir al-Mâzini(1889-1949), appelaient à «mettre fin à l’emprise des morts sur les vivants, à la mainmise du passé sur le présent.»
Rifâ‘a est mort en 1873, Taha Hussein, en 1973. Deux balises qui enserrent un siècle bouillonnant de positivisme et de darwinisme. Les enfants de Rifâ‘a ont reculé d’un siècle l’apparition de Daech. Les Enfants de Rifaa (Fayard, 2003), tel est le titre d’un livre que Guy Sorman, pour qui Tahtâwî est un Tocqueville oriental, publie au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Il tranche avec les manipulateurs et les journalistes malintentionnés pour qui tous les musulmans sont porteurs d’idées rétrogrades ou criminogènes. Guy Sorman assure que la majorité des musulmans, au Levant comme au Maghreb, est plus que jamais soucieuse de l’aggiornamento de leur culture et c’est pour cela que la minorité intégriste la prend essentiellement pour cible.
Mais où sont les Edme-François Jomard d’antan ? Aujourd’hui, la France et l’Europe ne sont plus ce qu’elles étaient. Leur matrice semble incapable d’accoucher de nouveaux médiums. Pourquoi les temps ont-ils si lamentablement changé ? Des tarés, qui n’ont rien compris aux lois de l’histoire, diront que je suis nostalgique des temps coloniaux. Non, mais j’entends déplorer un énorme gâchis.
Jusqu’à un passé récent, à l’exemple de Tahtâwî, des milliers de nos jeunes s’en allaient dévots en Occident et rentraient libérés de toute superstition. Pourquoi, à présent, tant d’anticléricaux en reviennent-ils complètement fanatisés ? Laïc au départ, un chef islamiste notoire a déclaré avoir découvert la force mobilisatrice de l’islam en assistant à une rencontre à Francfort.
Il est certes légitime de revendiquer la préservation de ce qui, pour un peuple, une nation, représente leur moi profond, la spécificité sans laquelle ils perdraient leur personnalité et leurs repères. Le tout est de savoir à quelles traditions l’on veut se rattacher. À laquelle d’entre elles, les Arabes doivent-ils se référer, celle qui s’est développée au temps du calife al-Ma‘mûn (786-833) ou celle qui s’est recroquevillée au temps d’al-Mutawakkil (821-861) ? Celle qui a engendré le rationaliste Averroès (1126-1198) ou le dogmatique Ibn Taymiyya (1263-1328)? Les élites arabes éclairées n’ont pas encore osé répondre nettement à ces questions cruciales. Les intégristes, pour ce qui les concerne, ont fait leur choix sans équivoque : l’orthodoxie bornée et vindicative. Dans leur refus du présent, ils vont jusqu’à s’accoutrer de tenues vestimentaires afghanes ou pakistanaises en croyant que le Prophète s’habillait de la sorte. Dans ces pays-là, la barbe fait partie du fagotage. D’un pelage résiduel d’une métamorphose, ils ont fait l’un des piliers de l’islam.
Ce repli identitaire trahit un sentiment de retour chez soi après un voyage improductif dans le pays de l’autre. On se targue d’être rentré indemne, alors que l’on est revenu simplement bredouille. Hors l’acculturation, aucune civilisation n’est en mesure de croître. Ce comportement protectionniste est souvent encouragé par des Occidentaux bien-pensants. «C’est peut-être là, nous prévient J. Berque, le dernier piège de l’impérialisme.» Soyez vous-mêmes, ne bougez surtout pas !
Pour ma part, dans le sillage de Taha Hussein, j’œuvre constamment à réinsérer la Tunisie, pays d’Hannibal et de Bourguiba, dans son contexte méditerranéen.
Au terme de cette évocation, celle d’une épopée si courte, trois ans, et si profonde, dont on évalue encore les retombées, s’il nous fallait esquisser un bilan lapidaire, nous dirions :
Côté français, des milliers de soldats, plus du tiers des effectifs, sont morts au combat ou par la maladie. Le restant de l’Armée d’Orient rentre au pays sans panache mais avec d’ineffables souvenirs. Une nostalgie informulable. On a pu dire que l’Expédition «avait incorporé l’Égypte à la pensée française ; elle avait mis l’Égypte en contact avec la civilisation de l’Occident ; elle avait en quelque sorte révélé l’Égypte à elle-même(3)».
Un magistrat égyptien de renom, Mohamed Saïd Achmâwî, est l’auteur d’un livre édifiant intitulé Misr wa l-hamla l-faransiya(4) (L’Égypte et l’Expédition française). Il explique dans quel état de délabrement et de déliquescence Bonaparte a trouvé le pays du Nil. Il n’y a nulle exagération dans sa Proclamation au peuple égyptien, lorsqu’il déclare être venu délivrer la contrée de la tyrannie des Mamlouks et des Ottomans. L’Expédition laisse aux Égyptiens des institutions et des réalisations qui donnent aux États leur consistance. Achmâwî en dénombre au moins vingt-six. En voici une dizaine : l’Institut d’Égypte dont nous avons déjà parlé ; le Divan, embryon d’un Conseil des ministres dont le président est élu au lieu d’être désigné ; création d’un service de l’État civil ; transformation des rues en boulevards ; délocalisation des cimetières hors de la cité ; création d’une bibliothèque publique et de jardins publics ; introduction d’engins qui vont de la drague à la brouette; utilisation de l’imprimerie; publication de journaux et d’affiches comme moyens d’information ; un tribunal moderne dirigé par des juges suffisamment rétribués pour ne pas succomber à la tentation de la corruption et assurant aux accusés leur droit à la défense. La loi égyptienne actuelle continue d’être napoléonienne.
La Tunisie a été très attentive aux développements égyptiens. Elle a activement participé au mouvement. Le collège Sadiki, fondé en 1875, soit trois ans après la mort de Tahtaoui, s’inscrit en droite ligne dans le renouveau. De même, le positiviste Bourguiba, l’un des trois fondateurs de l’Agence culturelle et technique, l’ancêtre de l’OIF, est peut-être l’homme politique le plus accompli de la Nahda.
Cela fera bientôt un siècle que les Frères musulmans font tout pour effacer les «séquelles» de l’Expédition d’Égypte. Pour tous les conservateurs du monde, le progrès, voilà l’ennemi! Tout le XXe siècle arabe est à refaire. La Nahda, notre Renaissance, dont le nom même a été usurpé par un mouvement qui lui est hostile, est à recommencer.
Abdelaziz Kacem
(1) Robert Solet, Bonaparte à la conquête de l’Égypte, Paris, Seuil, 2006, p.68.
(2) Ibid. p. 56.
(3) Charles H. Pouthas, Histoire de l’Égypte depuis la conquête ottomane, Paris, Hachette, 1948, p. 55.
(4) Mohammed Saïd al-Achmâwî, Misr wa l-Hamla l-faransiya, Éditions Al-Hay’a al-misriya al-‘âmmalil-kitâb, 2000, le Caire.