Elyès Jouini : Le temps des quicks-wins est révolu, nous sommes désormais «dans le dur»
1. La situation de la dette
Les engagements antérieurs de la Tunisie la conduisent à devoir payer un minimum de 2 milliards de dollars par an en remboursements divers (FMI, financements multilatéraux, bilatéraux, émissions obligataires, etc.) et ce de 2022 à 2026 avec un pic à 3,3 milliards de dollars pour l’année 2024.
Il est à préciser que cette dette est, pour l’essentiel, libellée en devises étrangères. Cela exclue donc le remboursement de la dette par « simple » émission monétaire (monétisation de la dette). Si je place le terme « simple » entre guillemets c’est parce que l’émission monétaire décrite souvent par la formule imagée de « planche à billets », n’est jamais une opération simple et qu’elle peut avoir de très nombreuses conséquences dans l’économie d’un pays (inflation, dévaluation, etc.) mais tel n’est pas l’objet ici de notre propos. Elle est juste inadaptée à la question précise traitée ici.
Or, chaque année, les recettes de l’État ne couvrent même pas les besoins de ce dernier hors remboursement de dette. On parle de déficit primaire. C’est-à-dire que même si toute la dette antérieure était supprimée d’un trait de plume, il faudrait quand même continuer à s’endetter juste pour soutenir le régime de croisière de recettes/dépenses actuels.
La loi de finances 2021, votée par l'Assemblée des représentants du peuple, a été présentée avec des dépenses sans ressources (ce qui est une hérésie en soi) et une loi de finances complémentaire devait être proposée pour rectifier les hypothèses de base si nécessaire, et informer sur les sources de financement possibles. On l’attend toujours. On l’attend d’autant plus que les hypothèses de base de ce budget déséquilibré se sont avérées trop optimistes : le prix du baril qui était estimé à 45 dollars dépasse actuellement les 80 dollars, de même les prévisions de croissance y étaient à 4% alors qu’elle ne devrait pas dépasser les 3% selon les dernières estimations.
Ainsi, rien que pour terminer 2021, l'État tunisien serait à la recherche d'environ 9,5 milliards de dinars soit l’équivalent de 3,5 milliards de dollars.
L’état actuel des finances publiques rapidement brossé ci-dessus a conduit l’agence Moody’s à dégrader la notation du risque souverain de la Tunisie, passant de « Valeur très spéculative, niveau de risque de crédit élevé » (B3) à « Obligation spéculative de très mauvaise qualité, niveau de risque de crédit très élevé » (Caa1) avec le maintien de perspectives négatives, c’est-à-dire que – selon Moody’s – le niveau de probabilité de passer à la catégorie en dessous demeure relativement élevé.
Une dégradation exprime une aggravation du risque et conduit automatiquement à une augmentation des taux d’intérêts réclamés par les marchés internationaux, c’est-à-dire à un renchérissement du coût des futurs emprunts en devises.
La Tunisie est clairement au pied du mur. Il est cependant encore temps d’agir et de choisir sa trajectoire. A défaut, nous risquons de nous retrouver violemment projetés contre ce mur.
2. Analyse des différentes voies possibles
Tentons d’examiner attentivement les différentes options qui se présentent au pays. Malheureusement, l’état de délabrement de la situation et les délais de plus en plus courts qui nous sont laissés pour construire une solution réaliste, réduisent de jour en jour le champ des possibles.
2.1 Les réserves de la BCT
Tout d’abord, les réserves en devises de la BCT ne pourront pas absorber les besoins en devises pour à la fois maintenir les flux d’importations à leur niveau actuel et faire face aux échéances de remboursement. Des financements extérieurs sont donc indispensables si l’on veut éviter un effondrement des importations et surtout son impact en termes d’approvisionnement en médicaments, en énergie, en produits de première nécessité, etc.
2.2 Les marchés
Emprunter des devises au taux du marché pour payer au fur et à mesure les échéances de la dette et reporter ainsi cette dernière (on parle de la faire rouler), n’est pas possible car en raison des dégradations successives, nous empruntons plus cher aujourd’hui que nous n’empruntions hier. C’est-à-dire que le simple faire de faire rouler la dette – sans aucun déficit supplémentaire – ferait grossir mécaniquement cette dette.
De plus, à supposer que l’on soit disposés à aller malgré cela sur les marchés, les titres nouveaux émis ne trouveraient pas preneurs et toute l’activité sur les titres tunisiens se concentrerait progressivement sur les titres déjà en circulation dont les détenteurs seront de plus en plus près à accepter de fortes décotes pour s’en débarrasser.
Si les repreneurs de ces titres sont des fonds spéculatifs, dits fonds vautours, leur objectif est clair : racheter en décote (c’est-à-dire à un prix bradé) dans l’espoir d’être remboursés au pair (c’est-à-dire à la valeur promise par le titre de dette ainsi racheté). Ils ne sont pas certains d’y parvenir et le risque pris est justement rémunéré par la décote. Mais il est alors dans leur intérêt de peser de toutes les manières possibles pour un règlement intégral de la dette. S’ils n’y parviennent pas c’est qu’il y aura eu défaut, s’ils y parviennent, ce sont eux qui empochent la décote. Dans les deux cas, c’est une mauvaise nouvelle.
2.3 La restructuration
L’autre option consiste plutôt à ce que ce soit l’État tunisien qui bénéficie d’une partie de cette décote. On parle alors de restructuration. Les détenteurs actuels de la dette qui sont prêts à vendre leurs titres avec une décote, les garderaient et accorderaient une forme de décote à l’émetteur – c’est-à-dire, l’Etat tunisien ou la Banque centrale de Tunisie – dans le cadre d’un allègement de la charge globale et un ré-étalement dans le temps. Il y a, pour cela, un processus bien rodé qui est le passage devant le Club de Paris. Ce dernier est un groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés.
Passer devant le Club de Paris pour la restructuration d’une dette n’est jamais une bonne nouvelle puisque cela est synonyme de situation économique extrêmement délicate et de sérieuses difficultés de paiement. C’est toutefois souvent, une fois la situation actée, l’une des solutions les moins tragiques.
La restructuration n’est pas un cadeau, elle ne peut être envisagée que si les créanciers sont convaincus que la dette restructurée a plus de chances d’être remboursée que la dette initiale. Elle suppose donc des réformes et un meilleur contrôle du déficit mais si elle est bien menée, elle peut permettre de faire baisser la pression des créances et donner un peu de latitude pour s’engager dans un chemin de croissance.
Elle nécessite cependant du courage politique et du savoir-faire. Du savoir-faire pour la négocier au mieux et du courage pour en assumer les conséquences qui sont meilleures que celles de l’immobilisme mais 1. Nul ne se sent responsable de l’immobilisme, et 2. Seuls les experts sont capables de dire ce qui se seraient passé si on n’avait pas agi. Alors que l’action, ici la restructuration, et ses conséquences en termes d’austérité sont forcément attribuées à celui qui l’a mise en œuvre. Lorsque la chose est bien menée, c’est également celui qui l’a mise en œuvre qui est crédité – bien plus tard – du sauvetage du pays.
2.4 Les financements à taux bonifiés
Heureusement, il est également parfois possible de s’endetter à des taux bien plus favorables que ceux du marché, on parle de taux bonifiés.
Ces taux plus favorables ne constituent pas un cadeau et il faut bien comprendre la logique sous-jacente. Si le risque est vraiment aussi élevé que le prétendent les agences de notation, alors les taux élevés sont la contrepartie de ce risque. Si, en revanche, la Tunisie est capable de démontrer que le risque est moins élevé qu’il n’y parait parce qu’elle s’est engagée dans un plan de réformes qui devrait produire ses effets à des horizons raisonnables et prévisibles, alors elle peut accéder à de meilleurs taux.
Le FMI a notamment un rôle d’expertise économique pour les autres bailleurs de fonds potentiels. S’il considère la trajectoire économique envisagée comme réalise, alors les autres bailleurs de fonds sont rassurés quant à la pertinence de leur propre soutien. En l’absence d’un tel avis favorable du FMI, les différents financeurs potentiels sont bien plus réticents à agir.
Ainsi les financements multilatéraux et bilatéraux à des taux bonifiés et notamment ceux du FMI sont conditionnés par un soutien du FMI qui, au-delà de l’expertise, apporte ensuite son assistance et assure un suivi de la réalisation du programme convenu.
Un soutien du FMI a été mainte fois évoqué et reporté, et les discussions piétinent. En effet, pour s’engager, le FMI demande qu’on lui présente un programme d’actions crédible à même de rétablir progressivement la situation économique du pays. Il ne saurait soutenir des dépenses à fonds perdus, c’est à dire sans perspectives de récupération.
Or, pour l’instant, aucun programme de sauvetage de l’économie du pays n’a été sérieusement discuté par l’ensemble des parties concernées. Le gouvernement Mechichi a bien proposé un plan au printemps dernier mais il s’agissait d’un plan concocté par la seule administration alors que sa mise en œuvre nécessite une adhésion très large de l’ensemble des parties prenantes, au premier rang desquels l’UGTT. Le FMI ne s’y était pas trompé en saluant l’effort de réflexion des autorités mais demandant un calendrier précis et des preuves de l’adhésion de tous, avant de bouger sur la voie d’un soutien à un tel plan. Inutile de rappeler qu’en la matière, il n’y a pas de bon ou de mauvais plan dans l’absolu. Le seul plan qui vaille est celui qui 1. Est réalisable c’est-à-dire à même d’embarquer toutes les forces nécessaires à sa réalisation, et 2. Efficace en termes de redressement des comptes publics.
Vu l’état actuel des finances publiques, un tel programme doit forcément conduire à une réduction des déficits soit par une augmentation des recettes (politique de croissance) soit par une réduction des dépenses (politique d’austérité) soit par la répression financière (contenir plus encore les mouvements de capitaux, forcer au rapatriement des capitaux à l’étranger, etc.) soit une combinaison de ces trois leviers.
La composante investissements du budget ayant été progressivement réduite à sa portion congrue au cours des 10 dernières années, une réduction des dépenses suffisamment importantes pour réduire significativement le déficit ne pourrait consister qu’en une réduction drastique des prestations sociales, rémunérations publiques, retraites, etc. toutes options qui semblent irréalistes tant du point de vue du positionnement idéologique du Président de la République que du point de vue de la cohésion sociale. Il n’est pas exclu que de telles mesures deviennent un jour incontournables mais la situation sociale du pays deviendrait alors ingérable et explosive.
Une augmentation des recettes nécessite une relance économique et des réformes courageuses et en profondeur de notre secteur productif. Un tel programme est peut-être plus facile à décréter aujourd’hui – dans le contexte post-25 juillet – mais ses effets prendront du temps avant de se faire jour. Plus nous tardons à nous décider et plus l’augmentation des recettes devient tributaire d’une augmentation de la fiscalité.
La répression financière peut donner des moyens immédiats pour faire face mais détruit, pour de très nombreuses années, la confiance des investisseurs et tue donc toute opportunité de croissance.
2.5 Les pays «amis»
Restent les financeurs qui ont un intérêt fort à agir en Tunisie et/ou qui en attendent autre chose que des remboursements. Inutile de dire que ce qu’ils en attendent alors s’exprimera certainement en termes de perte de souveraineté. C’est ce que l’on a vu déjà avec le Qatar qui demandait un statut de quasi-extraterritorialité pour ses opérateurs ou avec la Turquie qui en espérait un alignement politique, économique et commercial. On parle de « Debt Trap Diplomacy », c’est-à-dire d’une situation dans laquelle un pays puissant cherche à endetter un pays emprunteur pour accroître son influence sur lui.
Bien sûr, il y a des pays qui peuvent également souhaiter soutenir la Tunisie pour des raisons géostratégiques : l’Europe pour éviter l’immigration de masse, l’Algérie pour éviter un chaos à ses portes, etc. Mais leurs soutiens réunis seront-ils suffisants ? Quels autres pays ? C’est à notre diplomatie d’y répondre.
Évidemment, aucune de ces solutions n’est exclusive des autres et comme leurs temporalités sont différentes, c’est souvent à une combinaison de ces solutions que l’on a recours.
3. Vers une sortie de crise
Pour résumer quelles sont les solutions qui nous sont encore accessibles:
• Mettre en place un dialogue impliquant toutes les parties prenantes économiques et sociales en vue de construire un plan susceptible de recevoir le soutien du FMI : il est indispensable de s’y mettre dès aujourd’hui mais il s’agit d’un processus long et contraint qui ne répond donc pas à l’urgence du moment et doit être complété par d’autres réponses à plus court terme,
• Trouver des soutiens bilatéraux immédiats : c’est une piste à examiner sérieusement mais elle a un véritable coût en termes d’indépendance économique et politique. Elle est donc à explorer de manière très attentive et cette option ne doit être mobilisée qu’avec parcimonie et à bon escient. L’absence de contre-pouvoir pour la contrôler nécessite une vision longue et une conscience aiguë des enjeux.
• Augmenter les recettes fiscales que ce soit par la lutte contre l’informel, la réduction progressive du périmètre du régime des forfaitaires ou l’élargissement de l’assiette fiscale et l’augmentation des taux d’imposition. Plus le temps passe et plus c’est la dernière option (augmentation des taux d’imposition) qui sera compatible avec l’urgence de la situation.
Aucune de ces trois solutions n’est suffisante à elle seule. Les deux dernières options doivent servir à gagner du temps pour faire aboutir la première qui pourra ensuite elle-même déboucher sur d’autres options que nous avons, dans un premier temps, éliminées : mobilisation d’autres bailleurs de fonds et peut être même, à bien plus long terme, retour sur les marchés dans des conditions acceptables.
Politiquement, tant l’élargissement de l’assiette fiscale (avec la mise en place, par exemple, d’un impôt sur le patrimoine) que l’augmentation des taux d’imposition correspondant aux tranches les plus élevés, ont l’avantage de donner un signal fort aux catégories moins favorisées et peuvent servir de contrepartie à la mise en place d’efforts collectifs que ce soit en vue d’une réduction concomitante des dépenses de l’État ou que ce soit dans le cadre du plan de réformes nécessaire à la première solution.
Il s’agit donc là d’un instrument politiquement puissant mais financièrement insuffisant et c’est dans ce cadre que la recherche de soutiens bilatéraux immédiats doit se situer. C’est peut-être là la raison du rapprochement entre ministère des affaires étrangères et ministère de l’économie via la création d’un secrétariat d’Etat à l’interface de ces deux ministères.
Mais attention, la mobilisation de cette seule option n’aurait pour seul effet que de retarder le choc en réduisant notre indépendance.
Le mix des trois me semble donc indispensable. Et il n’est pas exclu que cela nécessite également de faire appel au Club de Paris pour tirer bénéfice de la décote potentielle avant que ce ne soit les fonds vautours qui en profitent.
Quelques certitudes, pour finir
1. Le défaut sans restructuration est la pire des solutions puisque l’on perd toutes possibilités de financement du déficit primaire sans pour autant éviter les recours juridiques intentés par les fonds vautours et en ayant à porter diplomatiquement le statut d’Etat paria.
2. Nous ne pouvons plus continuer à donner la priorité à la réforme constitutionnelle. L’économique et le social exigent des actions immédiates et vigoureuses sans quoi nous nous retrouverons en situation de défaut avec toutes ses conséquences sociales désastreuses et ce, avant même d’avoir achevé le processus politique.
3. Le temps des quicks-wins est révolu, nous sommes désormais « dans le dur ».
Elyès Jouini