Relire L’Empreinte de Michel Valensi: Éloge du bris de mosaïque
Par Meriem Ben Mansour et Samia Kassab-Charfi - De quoi L’Empreinte de Michel Valensi est-il le nom ? Assurément, de tous nos oublis, de nos manques, de nos abandons. Ce petit roman magistral – l’unique de son auteur – qui raconte l’errance d’une jeune femme, Alma Alba, à travers les ruelles et les quartiers de Tunis, de la Hafsia aux rivages de Carthage, ne réécrit pas seulement une Odyssée douloureuse, effectuée en pleine conscience, celle du devoir collectif porté par une femme obstinée et patiente. Cette Antigone du souvenir qui sillonne la terre sainte du pays natal tunisien en égrenant les traces des passages – témoignages, réminiscences – fait acte de réparation : elle soigne, prend soin des vestiges, recueille la moindre parole des pierres, délimite les contours du moule mémoriel, en somme redessine les traits d’un visage : le sien même, qu’elle ne peut appréhender sans nommer chaque part de la communauté entière.
Or cette œuvre, qui vient de paraître dans sa seconde livraison (Éditions de l’Eclat), nous nous devons de la mettre en résonance avec l’avalanche de gestes mémoriels, de rituels esthétiques qui lèvent – enfin – le voile sur les habitants oubliés de ce pays-ci, de ceux qui ont dû partir, se sentant chassés ou aspirés par de plus grandes ambitions, comme tant de Tunisiens choisissant de faire leur vie ailleurs qu’au bled, protendus vers d’autres possibles. Le goût puissant de L’Empreinte tient à ce que la collecte obstinée, minutieuse, de chaque débris de vie passée de la communauté juive tunisienne est pesé, ramené à sa juste proportion, fêté, chanté.
Elle nous réconcilie avec l’importance du détail, de la parcelle, de l’infiniment petit, mille fois plus éloquent que les masses monumentales et leur langage un peu rustre. Constellé de photos, de vues de cartes postales, de détails d’enseignes, L’Empreinte éveille en nous, qui sommes restés, l’étrange impression que nous n’avons pas su voir suffisamment que derrière les murs, sur les façades, dans les plis et les interstices des murs de la ville, sous des tessons de bouteilles cachés sous quelque galet géant d’une plage hivernale désertée se cachent les signes graphiques d’une histoire entrecoupée, elle aussi désertée – d’un conte suspendu : celui de la ville telle qu’elle fut dans les années trente, quarante, cinquante… Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les festivals, les fêtes du cinéma ont rendu hommage tout récemment à des dotations d’empreintes – Manca Moro, le beau film de la cinéaste tunisienne Rim Temimi sur les Italiens et leur empreinte puissante dans le pays et dans nos vies en est un éclatant témoignage –, si dans le champ de l’art, le photographe Jacques Pérez a partagé dans son exposition « Souvenirs d’avant l’oubli » au Palais Kheireddine (octobre 2021) des saisissements esthétiques qui sont la trace vibrante d’un être-là qui ne s’est au fond jamais totalement éteint ; si en 2020, le film « Ziyara » de la réalisatrice juive marocaine Simone Bitton revient sur ces saints dont le sanctuaire a cristallisé non seulement des communions souveraines mais aussi des partages avérés, à l’image de Rabbi Frajji Chaouat à Testour où le mausolée est l’objet de pèlerinages annuels aujourd’hui réactivés, Testour où la vieille synagogue a enfin pu, grâce au travail généreux d’un maire particulièrement engagé dans cette entreprise de dette mémorielle, être partiellement restaurée, affirmant le Temps long et la vérité de la mémoire contre l’indigente brièveté du temps postcolonial et la bêtise monochrome des intégristes.
Dans L’Empreinte, nul Mur Méditerranée, mais un Cahier d’un Retour au pays natal, tenu pour cristalliser ce besoin – non seulement pour l’ancienne génération mais aussi et peut-être surtout pour de nombreux jeunes – de témoigner de leurs racines. Il n’est qu’à plonger dans Instagram pour voir fleurir l’arbre d’appartenance de @staytunes, blog juif tunisien qui rassemble tous ceux, Juifs mais aussi non Juifs, qui se revendiquent de cette culture inclusive dont l’une des parts primordiales est d’ailleurs le partage culinaire – l’odeur et le goût comme un fragment majeur de la quête identitaire, de ce désir d’une assise rassérénante en ces temps anxiogènes, depuis le Carnet de cuisine de Jacqueline Bismuth (Tunisie gourmande, 2017) jusqu’au tout récent La Cuisine de Roger et Liliane, recettes « familiales et généreuses » rassemblées par leur petit-fils Gary Mihaileanu, dont l’aveu – « J’avais peur de perdre le goût de mon enfance » – rappelle, si besoin est encore, cette soif légitime de mémoire.
Dès lors, l’Alma Alba de L’Empreinte devient iconique, car elle précède et annonce dès les années 1980 la multiplication accélérée des feuillets de ce Cahier d’un Retour. Assurément L’Empreinte se lit comme la préfiguration de ces mouvements mémoriels qui sont célébration et affirmation d’une identité séfarade cherchant absolument à assurer sa pérennité à travers, non la réinvention d’un exode, mais bien la nécessité anthropologique et psychologique d’une réinsertion naturelle : un droit du sol symbolique implanté par l’ardent cérémonial d’une mise en échec de l’absence. Tout ce que retrouve compulsivement, patiemment, Alma Alba, ce sont notamment ces « kchouchs » (équivalents de « kchekech »), ces presque-rien fondamentaux qui sont bien loin de n’être que des colifichets culturels résumant sommairement une communauté. Sans doute, cette démarche féminine invitant au retricotage du narratif judéo tunisien est-elle à considérer au regard de nos immobilismes.
Elle nous incite en effet à relire notre propre histoire collective en la recomposant avec chaque tesson, chaque bris de mosaïque détachée, désassemblée. Ce puzzle-là, c’est à nous, individus responsables de notre propre Histoire, de le recomposer effectivement en faisant valoir ce que le Temps historique et politique nous a soustrait et, en palliant les défaillances de notre mémoire volontaire, à refaire enfin, intramuros, une place pour le visage de l’Autre afin de contrer le mauvais présage : « On détruira les maisons, puis les rues, puis la terre, puis le sable. On détruira les ruines et on ou¬bliera. On détruira les récits sur les murs, et les lé¬gendes, comme celle de la Femme à la clef, que les vieillards de Bab-Carthagène racontent le soir ac¬croupis et adossés au mur, en faisant des commen¬taires. Même mes yeux regretteront, alors on dé¬truira les regrets que peuvent avoir mes yeux de la mer et des étendues, et on oubliera. Il restera des li¬vres, le tien, celui de l’écrivain, et du fait des livres, la mémoire aussi sera détruite, égarée dans les mes¬sages glissés sous la porte de la vieille bâtisse ». Il est significatif, notons-le, que cette soif de tout rassembler, jusqu’à la moindre miette de souvenirs, contraste aujourd’hui avec un mouvement inverse, celui des jeunes Tunisiens se jetant à la mer sur un rafiot de fortune, tissant quelque chose comme la matière d’un désir d’oubli, en lieu et place du souvenir et en réaction contre l’exclusion et l’impossibilité d’un devenir. La puissance de L’Empreinte est aussi en ce que nous pouvons la lire, près de 40 ans après sa première parution, comme le roman des mélancolies de tout rivage : « Aucun détail, simplement le souvenir de l’idée de partir, de l’idée de quitter un pays. N’avoir que des souvenirs abstraits, comme si la seule réalité c'était un rite de départ, sans cesse répété »…
Meriem Ben Mansour et Samia Kassab-Charfi