Pourquoi, faudrait-il interroger Socrate de nouveau ?
Par Kahena Abbes - Le procès de Socrate a commencé, lorsqu’un citoyen au nom de Mélètos a intenté une action judiciaire à l’encontre du philosophe athénien Socrate, en lui imputant trois chefs d’accusation à savoir : de ne pas reconnaitre les dieux traditionnels, de vouloir introduire de nouvelles divinités, de corrompre la jeunesse.
La plainte a été acceptée par le magistrat appelé l’archonte roi, un procès a été organisé dans un grand tribunal civique composé de 500 juges athéniens.
La procédure consiste à écouter tout d’abord Mélètos puis Socrate avant de se prononcer en faveur soit de la culpabilité de l’inculpé, ou de son innocence.
Lors d’un premier vote, les juges se sont prononcés en faveur de la culpabilité de Socrate à soixante voix d’écart, sans fixer la peine.
Un deuxième vote a eu lieu , Mélètos a proposé la peine de mort , Socrate a revendiqué d’être nourri par le prytanée, c’est à dire dans un foyer de la cité dans lequel les invités sont honorés ,en soutenant qu’il a rendu service à l’Etat athénien , contrairement aux allégations de son adversaire, puis il s’est rétracté en proposant le paiement d’une amende de 30 mines.
Mais le tribunal s’est penché en faveur de la proposition de Mélètos, en décidant la peine de mort à l’encontre de Socrate, les voix qui ont voté sa culpabilité ont été plus nombreuses lors du deuxième vote.
Ces informations nous ont été transmises par « L’apologie de Socrate » l’ouvrage écrit par Platon, le philosophe et disciple de Socrate.
Suite à son procès, le philosophe va être incarcéré, il refusera de s’enfuir, en attendant l’exécution du jugement, il va entamer de longues discussions en prison avec ses disciples à propos de l’immortalité de l’âme, il finira par absorber la cigüe, d’après les faits tels qui nous ont été rapportées par «Phédon» l’ouvrage de Platon.
Malgré l’injustice subie, la cruauté de sa condamnation, Socrate a mené ses réflexions jusqu’au dernier souffle sans peur, ni soucis, sans inquiétude ni attachement ni à l’égard de ses proches ni à l’égard de ses amis, et au moment de son départ, il ira jusqu’à demander à ses disciples de ne pas pleurer ; car il pensait que philosopher c’est apprendre à mourir, ce qui signifie qu’il n’ya aucune distinction entre son vécu et sa pensée.
Ainsi les réflexions du philosophe et son attitude face à la mort étaient en parfaite harmonie, ce qui lui a permis de vivre ses derniers moments en toute tranquillité.
Lorsqu’on sait que telle fut l’attitude du père de la philosophie occidentale, il y a à peu près 2500 ans, on ne peut pas s’empêcher de poser la question suivante : qu’est ce qui s’est passé depuis, pour que la mort devienne un événement aussi terrifiant, dépourvu de toute signification, Quelles sont les causes d’une telle régression face à une vérité aussi évidente, comme la mort ?
Certes, la réponse à une telle question exige une recherche approfondie, un examen minutieux capable de nous révéler la dissociation qui s’est opérée lentement entre la théorie et la pratique dans l’histoire de la philosophie.
Cependant, quelques éléments de réponse nous ont été présentés par les historiens, qu’on pourrait évoquer très brièvement, qu’au cours du moyen âge, la philosophie a été vidée de son aspect pratique et spirituel pour être considérée comme un matériel conceptuel qui devait servir la théologie.
De notre point de vue, la scission entre pensée et vécu a commencé dés le procès de Socrate, puisque l’homme a été jugé selon notre lecture, pour ce qu’il était, comme étant un penseur animé par une quête continuelle de soi, afin de s’accomplir dans la vertu, de permettre à ses interlocuteurs d’accéder à d’autres niveaux de la connaissance, car une telle quête risque de mettre en question les valeurs de la cité.
Certes, le contexte historique a joué un rôle déterminant aussi bien dans le déroulement du procès que dans la qualification des accusations, puisque Socrate fut assimilé aux partisans du régime oligarchique des trente, qui a pris naissance après la guerre Péloponnèse, en bénéficiant du soutien des spartiates : les ennemis d’Athènes.
Après la chute des trente et l’instauration d’un régime démocratique, le camp démocrate a voulu prendre revanche de ses anciens adversaires, ce qui explique l’accusation du philosophe de vouloir corrompre la jeunesse, sans que ces événements soient explicitement évoqués au cours de son procès.
Le témoignage de Platon tel qu’il nous est parvenu à travers son ouvrage « l’apologie de Socrate », nous enseigne que Socrate a su se défendre et réfuter avec rigueur et aisance toutes les accusations qui lui ont été imputées.
En réalité, Socrate était un homme libre, qui n’accordait aucune considération ni aux biens matériels ni aux honneurs, qui ne se soumettait pas aux conventions sociales, entamait ses discussions dans les lieux publics.
C’est son authenticité qui fut problématique, en faisant de lui un opposant fervent à l’ordre établi, puisqu’il va le déclarer haut et fort qu’il ne renoncera pas à la philosophie, quel que qu’en soit le prix.
Les implications profondes d’un tel procès, c’est d’interdire, non pas le progrès de la réflexion ou sa propagation, mais qu’elle devienne une manière de vivre et de mourir, c'est-à-dire une manière d’être, d’échapper ainsi à tout contrôle social et politique.
D’ailleurs, les accusations n’avaient pas pour objet explicite de condamner la liberté de la pensée, mais plutôt qu’elle puisse aboutir à une rupture avec les croyances religieuses de la cité, c’est-à-dire avec ses références, son échelle de valeurs, d’introduire par conséquent des changements profonds au sein de la société.
Est-ce pour cette raison que Socrate a accepté de se soumettre au jugement rendu par le tribunal?
Sa position fut très paradoxale, elle exprimait une certaine dignité, une révolte, l’aspiration à un monde meilleur, l’acceptation de se soumettre aux lois de la cité.
Si le philosophe représente encore pour nous une icône, que sa condamnation n’a pas cessé de susciter jusqu'à nos jours des débats, interrogations, réflexions, polémiques, c’est probablement parce qu’en acceptant de boire la cigüe, Socrate était libre , affranchi de tout désir sauf celui d’atteindre la vertu , l’immortalité de l’âme, au point d’accepter sa mort avec une grande sérénité.
Aujourd’hui, nous assistons à un processus inverse, l’identification de l’homme moderne à son corps, qui l’a ramené à occulter la mort, à agir contrairement à ce qu’il pense, à penser contrairement à ses agissements.
En effet, notre monde moderne ne cesse de nous parler à chaque instant de certaines valeurs comme la paix, la justice, l’égalité, pour consolider l’injustice, les inégalités, et déclarer les guerres dans certaines régions du monde.
C’est dans ce sens, qu’il faudrait interroger de nouveau Socrate, le philosophe, qui aspirait à atteindre la vertu, en attendant d’être condamné à mort pour ce qu’il était.
Kahena Abbes