Le débat sur la loi de Finance 2022 arrive au pire et au meilleur moment : pour une transition du bien être ?
Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay
1- La crise du Covid marque notre entrée dans un âge de chocs qui vont se succéder, que ce soit sous forme pandémique ou climatique
Nous sommes dans une crise «de soutenabilité structurelle» qui va jusqu’à la racine du système économique provoquée par, la destruction des écosystèmes et de la biodiversité, qui fait que les maladies infectieuses émergentes vont avoir de plus en plus d’impact. Pour sortir de cette crise structurelle, l’enjeu n’est plus le développement matériel de nos sociétés, mais celui de la transition écologique et sociale.
Sur le plan économique, la crise actuelle a jeté une lumière crue sur l’affrontement déjà bien engagé entre les États-Unis et la Chine et simultanément sur la faillite de la théorie du «ruissellement». Elle a revigoré les critiques de notre modèle de croissance et a souligné la pertinence de nouveaux indicateurs comme le bien-être et le respect des générations futures.
Mesurant uniquement les flux, le Produit Intérieur Brut (PIB) peut nous donner l’illusion de nous enrichir, alors même que nous détruisons notre patrimoine naturel. Il agrège des éléments à la fois positifs et négatifs pour la société et donne une vision partielle, voire déformée, de la réalité.
Le PIB forme un paravent qui nous empêche de comprendre les enjeux du 21é siècle, à commencer par les inégalités sociales et les crises écologiques. Le problème, c’est qu’il est devenu bien plus qu’un indicateur. Il est synonyme de prospérité et de plein-emploi. Un objet fétiche auquel nous sommes attachés de manière quasi affective.
S’il est nécessaire d’accepter que le PIB représente tout cela dans l’imaginaire collectif, il nous faut entendre le rejet qu’il provoque. Pour toute une génération, la croissance va, en effet, de pair avec la mise en péril de notre existence.
L’humanité prend conscience qu’il n’y aura pas de croissance inépuisable, mais des arbitrages à faire: permettre à chacun de vivre dignement tout en préservant les capacités de la Terre à nous fournir les ressources nécessaires. Cela implique de mieux répartir les richesses entre pays et à l’intérieur des pays, de moins polluer, de moins émettre de gaz à effet de serre (GES) et de moins affecter les biotopes.
Dans notre société, ces objectifs sont souvent antagonistes, d’où l’importance de tenir compte des différents effets des politiques qu’on préconise et donc du choix de l’indicateur: la qualité de la vie, les inégalités, l’état de la santé, l’état des écosystèmes, l’isolement social, la pauvreté, le déséquilibre territoriale… Seules certitudes: toutes les solutions impliquent des arbitrages politiques. Elles ne peuvent être portées que par un consensus. Elles seront pluridisciplinaires, car nul champ de savoir ne peut prétendre à lui tout seul résoudre autant de tensions.
2- Peut-on remplacer la croissance par un seul indicateur de bien-être?
Le PIB est une erreur sur le fond et sur la forme, sur le fond, parce qu’il résume l’existence humaine aux transactions marchandes, et sur la forme, par ce qu’il réduit la complexité sociale à un seul indicateur. En opposant la décroissance à la croissance verte, on continue de maintenir le PIB au cœur de nos réflexions.
Or l’enjeu, aujourd’hui, n’est plus le développement matériel de nos sociétés mais la transition écologique et sociale. De passer du toujours plus au mieux. De partager les richesses plutôt que de poursuivre une croissance sans fin qui nourrit aujourd’hui les inégalités entre les pays mais et au sein même des pays.
La question de la justice inter et intra générationnelle se pose désormais. En matière climatique, la justice intergénérationnelle est une équation à plusieurs inconnues, dont la plus grande: notre propre survie.
Il faudra ainsi décroître dans certains secteurs polluants et encourager dans le même temps le développement d’activités dont l’impact est positif en matière écologique et sociale. Pour y parvenir, nous avons besoin d’indicateurs sociaux et environnementaux à même de guider nos politiques.
Ce choix d’indicateur n’est ni anecdotique ni technocratique. Il renvoie à un véritable choix de société et nous conduit à nous interroger sur ce qui compte vraiment: à repenser notre rapport à la nature, à l’idée de limite, à réfléchir à comment et par quoi remplacer ce qu’Ivan Illich appelle notre «ethos de l’insatiabilité». Et, plus largement, à redéfinir notre vision de la prospérité.
3- Une question majeure qui ne nous permet pas de nous perdre dans de faux débats ni de faire semblant de ne pas nous comprendre
Le débat sur la croissance arrive à la fois au pire et au meilleur moment. Au meilleur, car il est plus que temps de nous interroger sur les finalités de notre modèle de développement économique. Au pire, car notre débat public est incapable de supporter la moindre nuance. Or c’est bien de nuance qu’il va falloir nous armer si nous voulons éviter l’impasse à laquelle nous conduit l’opposition entre croissance verte et décroissance.
D’un côté, les tenants de la décroissance nous expliquent qu’il est urgent de « décroître » du fait de la corrélation entre croissance et émissions de gaz à effet de serre (GES). S’ils ont raison sur le diagnostic, ils négligent la manière dont ce discours peut être perçu. Nous avons été collectivement conditionnés par l’importance de la croissance et par la peur de sa disparition.
De l’autre côté, les promoteurs de la croissance verte nous expliquent qu’il serait possible de découpler émissions de GES et croissance, autrement dit de produire plus en polluant moins, et ce, grâce au progrès technique. Malgré des innovations certaines, la promesse du découplage permis par une rupture technologique reste à confirmer.
Avant la pandémie Covid 19, le capitalisme financiarisé a connu deux crises systémiques majeures. Dans les deux cas, la faillite des marchés à conduit les gouvernements à prendre en charge les économies selon l’idéologie néo-libérale en vigueur: privatiser les gains et socialiser les pertes.
Toutefois, la crise sanitaire actuelle apporte une dimension non reconnue par les intérêts financiers et politiques dominants: sa dépendance vis-à-vis des dégradations environnementales et climatiques.
Le message véhiculé par la situation sanitaire que nous vivons est le retour en force des communs qui, ont été détériorés pendant plusieurs années, par des restrictions d’investissements dans des infrastructures publiques.
La crise sanitaire provoquée par la pandémie de covid-19 a introduit deux nouvelles expressions dans notre vocabulaire: le monde d’avant et le monde d’après. Comme si l’événement que nous sommes en train de vivre constituait une rupture dans nos modes de vie, nos manières de gouverner, nos habitudes de consommation, nos relations ordinaires.
Deux ans après le début de la crise, alors qu’on évoque un énième rebond épidémique, rares sont les experts qui usent encore de ses termes. Sans doute parce que la crise sanitaire a constitué un miroir grossissant de changements déjà à l’œuvre économiquement, socialement et dans les territoires.
Sur le plan environnemental, la crise a joué un rôle d’accélérateur de la menace, rendant perceptible le fait que notre santé est mise en danger par les dégradations de l’habitat et du climat. Elle a incité les innovations et encouragé les gouvernements à envisager, enfin, les mesures pour que notre monde reste vivable.
Sur le plan sociétal, la crise a souligné la montée des valeurs post-matérialistes (liberté, autonomie, expression de soi…) mais aussi la défiance croissante des citoyens vis-à-vis des systèmes politiques, autoritaires ou démocratiques.
En somme, la crise a conforté les pessimistes et les optimistes dans leurs convictions. Elle a renforcé les peurs, les replis, les appréhensions. Mais elle a aussi révélé les aspirations pour un ailleurs, nourri les utopies, encouragé les solutions imaginatives.
4- La pandémie souligne la portée globale des enjeux sanitaires: Aucune solution n’est viable à l’échelle des seuls États
La santé humaine est par nature mondiale, ce qui oblige les États souverains à repenser la coopération en matière sanitaire et environnementale. Les stratégies de sortie de crise posent un dilemme aux politiques néo-libérales que l’on voit poindre dans les débats qui s’amorcent.
Il s’agit de rétablir le régime de croissance antérieur pour préserver les rentes qui en sont extraites. C’est la conception du choc exogène que l’économie de marchés va absorber par ajustement de prix, dès lors que la puissance publique a effacé les pertes qui la paralyse.
Si au contraire la pandémie est un signe que le franchissement des limites planétaires s’accélère dans le fonctionnement du système Terre, l’urgence est alors, grande de transformer le régime de croissance dans le sens des Objectifs du Développement Durable des Nations Unis.
La pandémie marque l’urgence de sortir de notre obsession de la croissance au profit des objectifs de bien-être, de pleine santé et d’équité. Une transformation des structures de production, des modes de vie et des territoires doit être engagée du local au global.
Dans ce cas, Il faut susciter les forces politiques désireuses de promouvoir une telle stratégie mettant en coordination la finance, le budget et la monnaie pour une trajectoire de complémentarité entre écologie politique et inclusivité sociale.
Antonio Gramsci disait : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.» Où va le monde dans le clair-obscur de la crise ? Nous ne le savons pas. Nous savons en revanche que nous sommes les seuls auteurs de l’histoire en train de s’écrire. Il ne tient qu’à nous que ce nouveau monde, notre monde, ne soit pas celui des monstres.
Parier sur le découplage serait donc souhaitable. Toute la communauté scientifique s’accorde sur l’urgence d’agir pour limiter l’impact du dérèglement climatique. Sans pour autant disqualifier en bloc la logique qui sous-tend le discours de la peur de renoncer à la prospérité.
Mais croissance et prospérité vont-elles encore de pair ? Rien n’est moins sûr tant on observe, dans nos économies, un décrochage entre l’évolution du produit intérieur brut (PIB) et celle du bien-être depuis plusieurs années déjà.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay