Tunisie: La loi de finances 2022, donne-t-elle le «la» à l’économie verte?
Par Nejiba Zaier - (Magistrate). Le décret-loi n°2021-21 du 28 décembre 2021, relatif à la loi de finances de l’année 2022(1), promulgue une loi de finances tant attendue dans ce climat politique de l’après 25 juillet 2021, où l’éclatement de la capsule politique en hibernation depuis quelques mois, a propulsé une application de l’article 80 de la constitution Tunisienne du 27 janvier 2014(2), mécanisme utilisé par le président de la république de fait et de droit, passant du gel du législatif, au profit de l’exécutif.
Aussi, légiférer, devient un verbe qui se conjugue en Géographie en Tunisie au lendemain du 25 juillet 2021(3), n’étant plus opéré au Bardo, mais devenu strictement du ressort de Carthage(4) et de la Kasbah(5) en vertu du décret présidentiel n°117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles(6).
Cette loi de finances de 2022 est intervenue au lendemain de l’adhésion de la Tunisie à des manifestations très importantes pour l’environnement à l’échelle mondiale et internationale. La Tunisie a participé d’une part au 7eme sommet mondial de l’économie verte de 2021 de Dubaï, sur le thème «Galvaniser l’action pour une reprise durable», clôturé sur plusieurs axes, dont le quatrième portait sur une économie et une politique vertes, et un financement vert.
D’autre part, la Tunisie vient d’adhérer à l’Alliance Solaire internationale tenue à New Delhi en date du 14 octobre 2021, adhésion concrétisée d’ailleurs par approbation en vertu du décret-loi n°2021-22(7) et par ratification en vertu du décret présidentiel n°2021-252(8).
Force est de rappeler, qu’étant donné que la nature et le travail sont intrinsèquement liés. Nos vies dépendent de l'environnement naturel. Ceci entend que l’emploi et nos entreprises dépendent nécessairement d'une planète saine. Notre avenir dépend d'une transition équitable vers une économie économe en carbone et en ressources(9). C’est dans ce cadre là que la loi de finances de 2022 tente de s’inscrire pour accorder un ample intérêt à la protection de l’environnement.
Toutefois, notons que bien que cette loi semble s’installer dans ce cadre d’ouverture mondiale et internationale pour la lutte contre les nuisances portant atteinte à l’environnement, contre le changement climatique, et pour une bonne gouvernance de l’utilisation de l’énergie; il n’en demeure pas moins qu’une lecture détaillée de la loi de finances de 2022 dévoile certaines insuffisances, du fait de l’approche limitée en la matière.
Seulement, on ne peut nier l’existence de l’empreinte des recommandations contenues dans la 7eme déclaration de Dubaï. En effet, cette loi de finances de l’année 2022 semble avoir pour cible principale la protection de l’environnement, se focalisant sur l’encouragement d’une économie verte à travers le financement.
Ceci nous met face à une problématique eu égard la capacité de réussir une économie verte face aux multiples lacunes législatives et institutionnelle, et de défis de la politique environnementale?
Ceci nous incite à prospecter l’état des lieux de cette politique de l’économie verte en Tunisie, qui parait se limiter à deux volets dans cette loi de finances de 2022, à savoir , qu’elle semble se déployer à travers l’incitation fiscale et douanière d’une part (Partie I), et par la taxation d’autre part (Partie II).
Partie: Une économie verte par l’incitation fiscale et douanière
La poétique de l’économie environnementale du gouvernement, telle qu’elle se dégage de la loi de finances de 2022 se déploie sur une économie verte (A) par la défiscalisation (B) et par des avantages douaniers (C).
A-Notion de l’économie verte
L’expression «économie verte» a été employée dans le document «l’avenir que nous voulons» et utilisée par plusieurs articles de ce document, qui constitue le rapport final élaborés par l’ONU à l’occasion de Rio+20(10), bien qu’il ne fut pas utilisé dans la convention Rio de 1992, ni dans celle de Johannesburg de 2002 sur le développement durable(11). D’ailleurs, il appert du paragraphe 104 du texte 1 dudit document, que l’économie verte, le développement durable et l’éradication de la pauvreté sont intimement enchevêtrés(12).
En effet, la notion de l’économie verte est une notion concomitante au développement durable, certains estiment que cette notion s’inscrit dans une vision libérale du monde économique avec, pour objectif, un processus de marchandisation de la nature(13).
Ce verdissement de l’économie est considéré comme l’intégration des flux de la nature dans les cycles naturels et la reconnaissance de la valeur du capital naturel(14), ce qui signifie que L’économie verte réduit les activités extractives, évite le gaspillage, s’appuie sur les processus naturels, cherche l’efficience et s’efforce à l’économie circulaire.
Dans le sillage, notons que le ministère de l’environnement tunisien annonce en juin 2020, dans sa stratégie environnementale, que l’économie verte est le domaine d’activités relatives à la production, à la distribution et à la consommation des richesses d’une collectivité humaine en respect avec l’environnement(15); en ce sens qu’elle incarne la transformation de l’économie brune dans un but de réalisation du développement durable, qui contribue à la création de revenus et d’emplois grâce aux investissements réduisant les émissions de CO2 et de la pollution, privilégie les technologies sobres et propres (Cleantech)(16), renforce le lien entre le développement durable, la société et l’économie environnementale entre autres.
La loi de finances de 2022, conçoit cette incitation à l’économie verte par la défiscalisation.
B-Défiscalisation au profit des entreprises à activités vertes
Nous constatons, que théoriquement, la politique environnementale en Tunisie est dispersée et éparpillée, la vision de la politique nationale de l’économie verte dévoile que la vision nationale de l’économie verte s’identifie par quatre principes relatifs au développement d’une croissance dynamique inclusive et novatrice, par la réduction des causes de l’impact négatif du changement climatique, l’adoption du développement intégré et la promotion de la qualité de vie pour les citoyens(17).
En pratique, ce soutien financier, avancé par l’article 29 du décret loi n° 2021-21, du 28 décembre 2021, relatif à la loi de finance 2022, accorde aux entreprises dont les activités portent sur l’économie verte et le développement durable, un soutien financier sous forme de défiscalisation. Cette défiscalisation est concrétisée juridiquement par l’ajout d’un paragraphe II bis à l’article 39 du code de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et de l’impôt sur les sociétés ; article qui dispose expressément:
«Sont soustraits de l’assiette fiscale, les intérêts provenant des crédits des émissions d’emprunts obligataires verts, des emprunts obligataires socialement responsables et des emprunts obligataires durables tels que définit par la réglementation en vigueur et ce, dans la limite de 10.000 dinars par an»
Toutefois, ce soutien utile pour ce genre d’entreprises, a omis d’englober l’emploi vert, délaissé par la nomenclature légale, et par la politique environnementale du gouvernement. Cette loi de finances aurait du dans le sillage, prévoir le préfinancement des formations plus crédibles, voire, sérieuses, des ressources humaines à un vrai emploi vert.
C-Avantages douaniers pour l’import vert (importation de capteurs solaires)
L’utilisation de l’énergie solaire pour produire l’électricité est reconnue depuis les années 70, comme étant une activité bénéfique pour l’environnement et dans la bonne gouvernance de l’utilisation de l’énergie. Cette mesure est, non seulement très peu polluante, mais aussi, elle est très peu couteuse pour le consommateur surtout que la Tunisie est un pays ensoleillé quasiment aux quatre saisons, surtout que le changement climatique et le réchauffement de la planète, ont participé à accorder au soleil une omniprésence tout au long de l’année.
Les équipements de production d'électricité solaire accroissent les immobilisations d'une entreprise ou améliorent les caractéristiques d'une maison, et à ce titre agissent normalement en hausse des impôts locaux, certains Etats procèdent à une exonération des dispositions de l’impôt, comme par exemple le cas de l’Etat de New York, ayant exonéré pour 15 ans ces dispositifs de l’impôt foncier sur la propriété bâtie(18).
La loi de finances de 2022 a opté par le biais de l’article.31 , pour l’encouragement a l’implant de l’énergie solaire dans le pays en important des capteurs solaires, l’import de ces derniers, apporte désormais à son auteur, l’avantage de la réduction les charges douanières à 10% du tarif douanier en vigueur. Réduction qui semble insuffisante car elle aurait pu couvrir d’autres secteurs de l’importation verte.
Partie II: Une économie verte par la taxation
La loi de finances de 2022 ouvre une brèche pour la protection de l’environnement par le renforcement de la taxation. ; Pour la dépollution (A), et pour les redevances qui reviennent à la caisse nationale de compensation (B).
A- Révision de la taxation dépolluante
Au début des années 90, La Tunisie a adhéré à la convention de Rio De Janeiro sur la biodiversité(19), et à celle relative au changement climatique(20) de 1992, contexte couronné aussi par la mise en place pour la première fois en Tunisie d’un ministère chargé de la protection de l’environnement(21). Dans ce contexte le gouvernement a commencé à réfléchir sérieusement la dépollution par l’institution d’un Fonds de dépollution (FODEP).
Le FODEP est un fonds ouvert dans les écritures du trésorier général de Tunisie, institué en vertu de l’article 35 de la loi n° 1992-122, portant loi de finances pour la gestion de 1993(22). Ce fonds est destiné particulièrement à financer les projets de protection de l’environnement, en aidant les entreprises à investir pour la dépollution. Il est aussi chargé de mettre en œuvre des mesures d’incitation à l’utilisation de la technologie non polluantes.
Ce fonds est alimenté entre autres, de contributions des entreprises polluantes et des ressources fiscales qui seront instituées aux termes du 2eme tiret de l’article 36 de la loi 1992-122 sus- indiquée. C’est au profit du FODEP que s’inscrit l’augmentation de la taxe prévue par l’article 32 de la loi de finances de 2022, répondant à cet impératif de dépollution.
Il sied à cet insu de rappeler que cette taxe est instituée en vertu de l’article 58 de la loi n°2002-101, du 17 décembre 2002, portant loi de finances pour l’année 2003(23), cet article dispose «qu’est instituée au profit du FODEP, une taxe pour la protection de l’environnement due sur les produits des numéros 39-01 à 39-14 du tarif des droits de douanes». Cette taxe est due au taux de 2,5% aux termes de l’article 36 de la loi n°2002-101, susmentionnée, ce taux a été révisé au niveau de 5%, en vertu de l’article 55 de la loi n°2003-80 du 29 décembre 2003, portant loi de finances pour l’année 2022.
Avec l’avènement de la présente loi de finance n°2021-21, du 28 décembre 2021, et après dix huit années(18) ce taux se trouve révisé par l’augmentant à 7% aux termes de l article 32 de ladite loi.
B-Extension de la taxation au profit de la caisse générale de compensation, à l’exportation de ferraille et déchets.
La portée de la politique de compensation du gouvernement Tunisien, telle qu’il appert de la loi de finances de 2022, et concernant les redevances revenant à la caisse générale de compensation, s’étend au delà des produits ordinaires, et s’élargit à l’exportation de la ferraille et des déchets,
Les déchets solides représentent une charge et un danger pour l’environnement, d’où se posent avec acuité la question de leur gestion, voire même leur évacuation, qui s’opère entre autres par les moyens de leur exportation vers les Etats désireux de les récupérer pour les recycler.
L’article 58 du décret-loi n°2021-21 portant loi de finances de l’année 2022, prévoit un élargissement du champ d’application de cette taxation. Il s’agit de la taxation sur l’exportation de ferraille et de déchets métalliques (non ferroviaires) versée à la caisse générale de compensation(24). Ainsi, cette taxe est désormais entre trois cent dinars(300), tels par exemple, pour les déchets de fer inoxydables, des pépites d’aluminium, les radiateurs utilisés etc.; et 2000 dinars pour les catalyseurs(25).
Toutefois, l’économie verte attend de sérieux efforts du gouvernement, à travers une unification institutionnelle pour l’intégration plus concrète de l’impératif environnemental.
Nejiba Zaier
(Magistrate)
1er janvier 2022
1) JORT n° 119, du 28 décembre 2021, p.3257-3370.
2) On vise le 25 juillet 2021 date des décisions du président de la république et sa prise de mesures exceptionnelles provisoires
3) Le 25 juillet 2021, date témoignant de la décision du président de la république de geler les activités de la chambre des représentants du peuple
4) Résidence du président de la république
5) Résidence du chef du gouvernement
6) JORT n° 86 du 22 septembre 2021.
7) Décret-loi n° 2021-22 du 30 décembre 2021, portant approbation de l’adhésion de la République tunisienne à l’accord cadre portant création de l’Alliance solaire internationale signé à New Delhi le 14 octobre 2021, JORT n° 1220, en date du 31 décembre 2021, p.3262.
8) Décret Présidentiel n° 2021-259 du 30 décembre 2021, portant ratification de l'adhésion de la République tunisienne à l'accord cadre portant création de l'Alliance solaire internationale signé à New Delhi le 14 octobre 2021, JORT précédent, p.3263.
9) https://www.ilo.org/global/topics/green-jobs/lang--fr/index.htm;
10) Report of the Secretary General, A/CONF.216/PC/2, 1er avril 2010, paragraphe 44. L’Article 56 du document « L’avenir que nous voulons ». Dans des rapports faits par l’ONU et publiés avant Rio+20 le terme a été interprété de quatre manières differentes: « internationalization of environmental externalities to reduce market imperfections; a broader systemic perspective to incorporate environmental challenges within the economic order; linking social goals (like job creation) to economic goals ; and a new macroeconomic framework that designs a pathway towards sustainable development ».
11) Costa de Oliveira Carina. L’économie verte dans le contexte du développement durable et de l’élimination de la pauvreté. In: Revue Juridique de l'Environnement, n°4, 2012. RIO+20. pp. 627-630; (En ligne) : https://doi.org/10.3406/rjenv.2012.6063, visité le 29decembre 2021
12) Mekouar Mohamed Ali, Talla Takoukam Patrice. Elimination de la pauvreté, sécurité alimentaire et agriculture durable. In: Revue Juridique de l'Environnement, n°4, 2012. RIO+20. pp. 647-652; (En ligne) : https://doi.org/10.3406/rjenv.2012.6069, visité le 29 décembre 2021
13) Abdelkader, Khaldi (2016). Compte rendu de [DUTERME, Bernard (dir.) (2013) Économie verte. Marchandiser la planète pour la sauver ? Paris, Éditions Syllepse et Centre Tricontinental, 192 p. (ISBN 978-2-84950-377-5)]. Cahiers de géographie du Québec, 60(171), 594–595. https://doi.org/10.7202/1041233ar
14) Lalonde Brice. Feuille de route pour l’écologie politique. In: Revue Juridique de l'Environnement, n°3, 2015. pp. 404-406; (En ligne) : https://doi.org/10.3406/rjenv.2015.6658, visité le 29 décembre 2021
15) http://www.environnement.gov.tn/index.php/fr/developpement-durable/concretisation-du-developpement-durable-dans-les-plans-et-les-strategies-de-developpement/strategie-nationale-de-l-economie-en-tunisie;
16) MAES Michel, Technologies propres et sobres, Editions Johanet, 1996.
17) http://www.environnement.gov.tn/images/fichiers/developpement_durable/4_4_5%20Synthese%20SNEV.pdf; visité le 30 décembre 2021
18) Hertzog Robert. « Les incitations financières au développement de l'énergie solaire ». In: Revue Juridique de l'Environnement, n°4, 1979. Droit et Energie solaire. pp. 277-291; (En ligne) : https://doi.org/10.3406/rjenv.1979.1498;
19) Decret n°1993-45, du 3mai 1993,JORT n° 35 du 11 mai 1993,p.627.
20) Loi n°1993-46, du 3 mars 1993, JORT précité.
21) Decret n°303 du 1fevrier 1993, JORT n° 13 du 15 février 1993.
22) JORT n°88 du 31 décembre 1992,p.de.1668 à 1679.
23) JORT n° 102, du 17 décembre 2002,p.2875 et suivantes.
24) Rappelons dans le sillage que la caisse générale de compensation est instituée en vertu de l’article 3 de la loi n°26 du 19 mai 1970, relative aux modalités de fixation des prix et à la répression des infractions en matière économique. Cette caisse constitue un fonds spécial du trésor, suivant l’article 48 de la loi n°1970-66 du 31 décembre 1970 portant loi de finances de 1971( JORT n° 58 des 29-31 décembre 1970,p.1454-1459). Cette caisse est destinée à agir sur les prix des marchandises, produits et services de première nécessité, notamment au moyen de subvention et de péréquation.
25) Les taxes et redevances revenant à la caisse générale de compensation sont instituées et modifiées par decret.