Tunisie: Que veut le peuple?
Par Slaheddine Dchicha - Plus d’une décennie après «l’insurrection tunisienne», nombreux sont ceux qui gardent en mémoire l’explication technologique qui en a été faite. Certains sont allés jusqu’à parler de «la première révolution numérique du XXIe siècle», d’autres, moins emphatiques mais peut-être plus ironiques, de «révolution Facebook».
La boucle serait-elle en train de se boucler avec le lancement ce samedi 1er janvier de la «consultation populaire» par voie électronique. En effet, cette consultation qui, selon les vœux du Président Kaïs Saïed se fera en ligne et durera jusqu’au 20 mars, consistera à recueillir les avis et les suggestions des Tunisiens autour de six thèmes: les affaires politiques et électorales, les questions économiques et financières, les affaires sociales, le développement durable, la santé et la qualité de vie, l'éducation et la culture.
Pour ce faire, Kaïs Saïed dit s’être inspiré des pays scandinaves. Sans pour autant mettre en doute sa parole, on ne peut pas ne pas penser, toute proportion gardée, au « grand débat national» lancé en France de la mi-janvier à la mi-mars 2019 par Emmanuel Macron, suite au mouvement des Gilets Jaunes.
Quoiqu’il en soit, il peut être opportun d’examiner les objectifs et les enjeux de cette opération.
La démarche semble être en accord avec le fameux slogan «le peuple veut» brandi et déclamé en cadence lors de chaque manifestation par les partisans de Kaïs Saïed et solennellement proféré par lui-même lors de chacune de ses interventions. Le peuple est sollicité à dire ce qu’il veut, à formuler ses volontés. Au lieu de parler au nom du peuple, on l’invite à parler et on l’assure que sa parole sera prise en compte, sera suivie d’action "Votre opinion, notre décision": la parole populaire devient performative : «dites, nous faisons».
Du coup, une rupture radicale est opérée avec le système élitiste où règnent les véritables décideurs, les experts et autres compétences. Et le système de gouvernance de basculer du côté de l’auto-gestion et de l’Intelligence collective.
Une autre rupture mais moindre semble s’opérer dans le système démocratique. Sa représentativité s’atténue quelque peu au profit de son aspect plus direct puisque le peuple décide de son propre sort au lieu de le faire par délégation, par ses représentants.
Ainsi Kaïs Saïed fait d’une pierre deux coups. Il se pare de la légitimité populaire d’une part, et d’autre part, il raille et ridiculise ses détracteurs qui l’accusent d’être un homme isolé qui n’écoute personne, un dictateur qui gouverne et décide seul de l’avenir du pays.
Tout en considérant les craintes de ceux qui se préoccupent de la transparence et de la confidentialité de la consultation et en tenant compte de l’inégalité numérique puisque presqu’un foyer tunisien sur deux ne dispose pas d’internet, espérons que le peuple dise et haut et fort ce qu’il veut et que les résultats de cette consultation ne connaissent pas le même sort que ceux du «grand débat national» français. Les tiroirs de l’oubli !
Slaheddine Dchicha