Tunisie: Des majorités pour défaire et jamais pour faire
Par Habib Touhami - Les Tunisiens sont portés presque naturellement à défaire les choses au lieu de les faire. Leurs partis politiques sont à leur image. Ils se divisent aussitôt qu‘ils ont réussi à s’unir comme cela fut le cas dans les jours qui ont suivi les évènements de Janvier 2011. Même si une large majorité se déclare actuellement favorable à un changement de régime politique, nulle majorité ne se dégage vraiment pour s’entendre sur les contours du régime politique à mettre en place. Tous ou presque dénoncent la carence de l’Etat et le délabrement de l’économie et des conditions de vie, mais tous se divisent derechef dès qu’il s’agit de ce qui doit être fait pour inverser le cours des choses. Comme au football, sport roi en Tunisie, il existe autant d’avis que de sélectionneurs putatifs et ils sont excessivement nombreux. Certes, la démocratie est consubstantielle de la pluralité, mais dans le cas de la Tunisie, la pluralité se résume à une sommation des ego et des insouciances.
La majorité dont se targue le Président de la République n’y échappe pas. Construite sur le slogan creux et interprétable à souhait «le peuple veut», son ciment reste la déconstruction et non la construction, à commencer par l’Etat. Si cette majorité est unie pour exiger le démantèlement de l’Etat dans sa forme actuelle, les dissensions apparaissent dès qu’il s’agit de préciser l’architecture de l’Etat futur. Le simple bon sens conduit à dire que le centralisme hérité en partie des conceptions jacobines françaises et poussé à son extrême par l’Etat postindépendance est devenu obsolète et inefficace. Mais doit-on aller pour autant vers un Etat croupion, sans moyens et sans autorité, dans lequel la décision procède du hasard ou de certains relents régionalistes séditieux? Si les thèses du Président de la République sur la démocratie de base triomphent finalement, la Tunisie sera conduite fatalement vers le non-Etat et par extension vers la dislocation de la Nation tunisienne elle-même.
Les dissensions sur l’Etat, ses missions et ses ramifications régionales et locales, ne constituent nullement le seul sujet de discorde, loin de là, mais elles constituent clairement la ligne de démarcation entre ceux qui veulent sauvegarder l’Etat tunisien tout en le réformant et ceux qui veulent le détruire ou le réduire à une entité incapable de rassembler et d’agir pour le bien de tous. Sur ce sujet comme sur tant d’autres, le débat porte moins sur le diagnostic que sur le remède. Manque d’expertise et de méthode certainement, mais manque surtout de lucidité et de courage politique. Des verrous doivent sauter impérativement sur le chantage à l’emploi, la mainmise scandaleuse de groupes privés sur l’économie nationale ou l’incontinence fiscale, mais ceux qui appellent à aller dans cette direction doivent se rendre compte que leurs exigences sur ces points ne s’accordent pas avec leur exigence concernant l’affaiblissement ou le démantèlement de l’Etat.
A l’évidence, la Maison Tunisie est à réaménager. Elle a besoin de l’être en fonction des rapports de force à l’échelle régionale et mondiale, de la technologie, de son économie, de sa démographie et de son climat. Des questions essentielles doivent être posées: comment économiser l’eau, comment protéger l’environnement et le cadre de vie, comment produire sans tomber dans les travers du productivisme et comment consommer sans aller vers le gaspillage. Pour réussir, il nous faut nous rassembler et apprendre enfin à travailler ensemble en respectant trois règles essentielles: conservation, transmission, progression. Ces règles valent tout aussi bien pour le patrimoine individuel et collectif, le savoir, la technique ou l’organisation sociale dont l’Etat constitue la forme la plus courante. Vouloir tout détruire à tout prix en faisant fi de tout ce qu’il a été fait au prétexte qu’on ne peut pas faire autrement ou que l’on est plus expert que tous les autres ne peut conduire qu’à la déconstruction institutionnalisée. Tout le contraire du progrès humain en somme.
Habib Touhami