Covid-19: Méfions-nous de l’optimisme
La revue Nature est la référence mondiale en matière de publications scientifiques multidisciplinaires. Basée à Londres depuis 1869, Nature publie des articles dûment scrutés et vérifiés par les spécialistes de la discipline. Le 24 janvier 2022, elle a publié l’article qui suit du virologue Aris Katzourakis, professeur d’Evolution et de Génomique à l’Université d’Oxford au Royaume Uni.
A l’heure où la 5ème vague pointe en Tunisie, face à la situation en milieu scolaire et à un certain laisser-aller, il semble utile de faire connaître le point de vue de ce savant au public tunisien et aux autorités. Le professeur Katzourakis dit, en substance : « Des hypothèses optimistes mettent en danger la santé publique…. Les décideurs doivent agir maintenant pour façonner les années à venir…. Les politiques de santé et le comportement individuel détermineront la forme – parmi de nombreuses possibilités – que prendra la Covid-19 endémique…. Le coronavirus est là pour rester.»
«Le mot «endémique» est devenu l’un des mots les plus mal employés au cours de cette pandémie. Et bon nombre des hypothèses erronées faites encouragent une complaisance et une suffisance déplacées. Cela ne signifie pas que la Covid-19 prendra fin naturellement.
Pour un épidémiologiste, une infection endémique est une infection dans laquelle les taux globaux sont statiques – pas en hausse, pas en baisse. Plus précisément, cela signifie que la proportion de personnes qui peuvent tomber malades équilibre le « nombre de reproduction de base » du virus - c’est à dire le nombre d’individus qu’un individu infecté infecterait-, en faisant l’hypothèse d’une population dans laquelle tout le monde pourrait tomber malade. Oui, le rhume est endémique. Il en va de même pour la fièvre de Lassa, le paludisme et la poliomyélite. Il en était de même pour la variole, jusqu’à ce que les vaccins l’éradiquent.
En d’autres termes, une maladie peut être endémique et à la fois répandue et mortelle. Le paludisme a tué plus de 600 000 personnes en 2020. La tuberculose a frappé dix millions de personnes la même année et 1,5 million en sont mortes. Endémique ne signifie certainement pas que l’évolution a, en quelque sorte, apprivoisé un agent pathogène de sorte que la vie revient simplement à la « normale ».
En tant que virologue évolutionniste, cela me fruste et me gêne d’entendre les décideurs politiques invoquer le mot endémique comme prétexte pour faire peu ou ne rien faire du tout. La politique de santé mondiale ne se limite pas à apprendre à vivre avec le rotavirus endémique, l’hépatite C ou la rougeole.
Affirmer qu’une infection deviendra endémique ne dit rien sur le temps qu’il faudra pour atteindre la stase [c.-à-d. l’arrêt ou le ralentissement], quels seront les taux de cas, les niveaux de morbidité ou les taux de mortalité ou, surtout, combien de personnes dans la population – et quels secteurs – seront susceptibles d’être contaminés. Cela ne suggère pas non plus une stabilité garantie : il peut encore y avoir des vagues perturbatrices d’infections endémiques, comme on l’a vu avec l’épidémie de rougeole aux États-Unis en 2019. Les politiques de santé et le comportement individuel détermineront la forme – parmi de nombreuses possibilités – que prendra la Covid-19 endémique.
Peu de temps après l’émergence et la propagation du variant Alpha à la fin de 2020, j’ai soutenu que, à moins que les infections ne soient supprimées, l’évolution virale serait rapide et imprévisible, avec l’émergence de plus de variants présentant des caractéristiques biologiques différentes et potentiellement plus dangereuses. Depuis lors, les systèmes de santé publique ont eu à juguler le variant Delta hautement transmissible et plus virulent, et maintenant les voilà face au variant Omicron, qui a une considérable capacité à échapper au système immunitaire, provoquant réinfections et résurgences. Les variants Bêta et Gamma étaient également très dangereux, mais ne se sont pas propagés de la même façon.
Un même virus peut provoquer des infections endémiques, épidémiques ou pandémiques : cela dépend du comportement d’une population, de la structure démographique, de la susceptibilité et de l’immunité, ainsi que de l’émergence de variants viraux. Différentes conditions à travers le monde peuvent permettre à des variants plus réussis d’évoluer, et ceux-ci peuvent provoquer de nouvelles vagues d’épidémies. Ces dernières sont liées aux décisions politiques d’une région et à sa capacité à réagir aux infections. Même si une région atteint un équilibre – qu’il s’agisse d’une maladie bénigne ou grave voire de la mort – cela pourrait être perturbé lorsqu’un nouveau variant, avec de nouvelles caractéristiques, se manifeste.
Covid-19 n'est, bien sûr, pas la première pandémie du monde. Le fait que les systèmes immunitaires aient évolué pour faire face à des infections constantes, et les traces de matériel génétique viral intégrées dans nos propres génomes provenant d'anciennes infections virales, témoignent de ces combats évolutifs. Il est probable que certains virus se soient éteints d'eux-mêmes, tout en provoquant des taux de mortalité élevés en fin de compte.
Au-delà d'Omicron: quelles sont les prochaines étapes de l'évolution virale de Covid?
Il existe une idée fausse et optimiste répandue selon laquelle les virus évoluent au fil du temps pour devenir plus bénins. Ce n'est pas le cas : il n'y a pas d'évolution prédestinée pour qu'un virus devienne plus bénin, surtout dans le cas de virus comme le SRAS-CoV-2, où la plupart des transmissions ont lieu avant que le virus ne provoque une maladie grave. Il faut savoir que les variants Alpha et Delta sont plus virulents que la souche découverte pour la première fois à Wuhan, en Chine. La deuxième vague de la pandémie de grippe de 1918 a été beaucoup plus meurtrière que la première.
On peut faire beaucoup pour modifier la course aux défenses mises en place par de l'Evolution en faveur de l'humanité. Premièrement, nous devons mettre de côté l'optimisme paresseux. Ensuite, nous devons être réalistes quant aux niveaux probables de décès, d'invalidité et de maladie. Les objectifs de réduction fixés doivent tenir compte du fait que les virus en circulation risquent de donner naissance à de nouveaux variants. Troisièmement, nous devons utiliser - à l'échelle mondiale - les armes redoutables dont nous disposons : des vaccins efficaces, des médicaments antiviraux, des tests de diagnostic et une meilleure compréhension de la manière d'arrêter un virus en suspension dans l'air grâce au port d'un masque, à l'éloignement, à la ventilation et à la filtration de l'air. Quatrièmement, nous devons investir dans des vaccins qui protègent contre un éventail plus large de variants.
La meilleure façon d'empêcher l'apparition de nouveaux variants plus dangereux ou plus transmissibles est de mettre un terme à la propagation incontrôlée, ce qui nécessite de nombreuses interventions intégrées de santé publique, y compris, et c'est essentiel, l'équité vaccinale***. Plus un virus se réplique, plus il y a de chances que des variants problématiques apparaissent, très probablement là où la propagation est la plus forte. Le variant Alpha a été identifié pour la première fois au Royaume-Uni, le variant Delta en Inde et le variant Omicron en Afrique du Sud - autant d'endroits où la propagation était endémique.
Penser que l'endémicité est à la fois bénigne et inévitable est plus qu'erroné, c'est dangereux : cela prépare l'humanité à de nombreuses années supplémentaires de maladie, y compris des vagues imprévisibles d'épidémies. Il est plus productif de se demander comment les choses pourraient se dégrader si nous continuons à donner au virus des occasions pour se jouer de nous. Nous pourrions alors faire davantage pour que cela ne se produise pas. »
Nature 601, 485 (2022) du 24 janvier 2022.
Traduit et introduit par Mohamed Larbi Bouguerra
*** L’Afrique n’a bénéficié que d’un milliard de doses de vaccin. C’est bien insuffisant pour 1,3 milliard de personnes (en 2019) soit 17% de la population mondiale. Pfizer a doublé son chiffre d’affaires avec 308 milliards de capitalisation boursière. Les brevets n’ont toujours pas été levés pour vacciner le monde au plus vite. Nous sommes hélas bien loin de l’« équité vaccinale » recommandée par notre auteur. (Note du traducteur).