Etat d’exception constitutionnelle en Tunisie six mois après: Une vision quantitative
Mondher Rezgui. Chercheur en sciences politiques. Tunis, le 26 janvier 2022 - Depuis le 25 juillet 2021, six mois après, la Tunisie demeure sous le statut officiel d’état d’exception constitutionnelle(1). L’histoire suit toujours son cours sans changements majeurs ayant un effet tangible sur le quotidien toujours difficile des tunisiens malgré la bouffée d’espoir occasionnée par cet évènement pris par la majorité des citoyens comme une opportunité inespérée pour redresser la barre d’une Tunisie condamnée au naufrage dans les eaux tempétueuses de la décennie passée.
La dynamique politique engagée depuis n’a pas cessé de produire des remous, d’animer les débats, d’attiser les dissensions et de semer la discorde au sein d’une classe politique nationale déjà éclatée sous l’effet de la première décennie de la révolution. Cependant, malgré la présentation du plan de dénouement de cette période, le flou plane toujours sur la nature réelle du péril imminent qui légitima cet état d’exception constitutionnel et encore plus sur les moyens déployés pour sa levée.
Ainsi aujourd’hui, on est légitimement en droit de s’interroger sur la pertinence de la gestion de cet état d’exception dans l’unique perspective de sa raison d’être même : à savoir la levée du péril imminent.
Cette interrogation s’impose pour des raisons objectives relevant de la nature même de l’état d’exception et de sa continuation effective à ce jour.
Elle s’impose également pour des raisons objectives d’évaluation, même à titre provisoire, de cet état d’exception.
Elle s’impose enfin pour envisager les perspectives de conclusion de cet état d’exception.
Il importe de souligner que ce questionnement ne relève ni du déni ni de l’apologie de l’état d’exception. Il se veut absolument objectif dans la mesure où cet état d’exception constitue un mal nécessaire pour lever d’urgence le péril imminent et rétablir rapidement le fonctionnement ordinaire des rouages de l’Etat au service exclusif et juste des citoyens dans les règles de l’art politique et de la gestion générale de la chose publique.
A cette fin on se basera dans le présent travail exclusivement sur des sources officielles tout en maintenant le cap de la rigueur scientifique seul garant pour éviter les écueils possibles du subjectivisme.
Ainsi on abordera en premier lieu les motivations profondes qui avaient provoqué la déclaration de l’état d’exception et les attentes qu’il avait nourrit auprès d’une large majorité des tunisiens. On passera en second lieu à un examen quantitatif systématique du déploiement de l’état d’exception depuis sa déclaration pour vérifier dans quelle mesure il préserve par les faits et les actes son objet initial : la levée du péril imminent menaçant tout un Etat.
I - Etat d’exception: motivation profonde et péril imminent
A - Motivation profonde
Il importe de rappeler que la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle le 25 juillet 2021 par le Chef de l’Etat a été fondée sur l’article 80 de la constitution tunisienne de janvier 2014. Cette déclaration fut essentiellement motivée par un mouvement de contestation sociale généralisée scandant la gestion du pays pendant la décennie précédente, appelant à la dissolution du parlement et accusant les partis politiques au pouvoir d’avoir confisqué la révolution du 14 janvier 2011 pour servir leurs intérêts égoïstes aux dépens d’un peuple qui s’est trouvé de plus en plus marginalisé(2). Néanmoins, il semble indéniable de considérer que cet état d’exception ait fait ressurgir et raviver des attentes et des espoirs exprimés lors des mouvements sociaux couronnés le 14 janvier 2011 par le départ du Président de la République, feu Zine El Abidine Ben Ali, et l’effondrement de son régime politique.
Certes, ces attentes et espoirs, par opportunisme malveillant, ont été classés aux oubliettes sous le poids d’une gestion impertinente des affaires publiques reléguant au second plan les doléances des citoyens ayant abouti à l’effondrement du régime politique précédent.
Il est donc nécessaire de préciser que l’état d’exception déclaré le 25 juillet 2021 fut établi sur une lecture élargie de l’article 80 de la constitution en raison des limites notoires par lesquelles pèche cet article dans sa rédaction qui en rend l’utilité illusoire(3).
A partir de là on est enclin à considérer les motivations profondes qui avaient conduit le dépositaire constitutionnel exclusif de la prérogative d’invoquer l’état d’exception constitutionnelle, le Chef de l’Etat, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions conformément à la constitution.
Or, ces motivations traduisant des raisons réelles, manifestes, infaillibles et évidentes devaient être présentées et explicitées par le Chef de l’Etat dans la déclaration de l’état d’exception. Cela implique par conséquent l’obligation de s’y référer dans le texte même de cette déclaration ce qui ne sembla pas avoir été parfaitement le cas en Tunisie.
En effet, cette déclaration eut lieu à travers une allocution présidentielle télévisée et radiophonique adressée au peuple tunisien. Elle prit ensuite la forme d’un communiqué de la présidence de la république(4).Cela n’a pas pris la forme d’un texte officiel, eu égard à son statut et ses incidences profondes, certes temporaires, sur le fonctionnement des rouages de l’Etat(5).
Ce communiqué comporta quatre décisions phares:
• La révocation du Chef du Gouvernement,
• Le gel des activités et des prérogatives de l’Assemblée des Représentants du Peuple,
• La levée de l’immunité parlementaire à tous les membres du parlement,
• La prise en charge du pouvoir exécutif par le Chef de l’Etat avec l’assistance d’un Chef de Gouvernement qu’il désignera à cet effet.
Ce même texte précisa les éléments suivants:
• Le cadre de cette déclaration: l’article 80 de la constitution,
• L’objectif de cette déclaration: La préservation de l’intégrité nationale, de la sécurité de l’Etat, de son indépendance et la garantie du fonctionnement normal de ses rouages,
• L’engagement annoncé: La promulgation d’un décret portant organisation de ces dispositions exceptionnelles imposées par les circonstances et qui seront levées dès la disparition de leurs causes,
• L’appel adressé au peuple pour: La vigilance et le refus des appels aux troubles.
Ce communiqué, sans constituer un modèle de clarté et de précision, informa les tunisiens de la gravité de la situation du pays qui nécessita l’invocation de l’article 80 de la constitution dans le cadre duquel interviennent les décisions annoncées.
Or, la motivation fondamentale du recours à l’article 80 de la constitution et l’invocation de l’état d’exception constitutionnelle demeura implicite dans ce communique qui par son manque de précision à ce niveau central contribua fortement à alimenter certains doutes quant à la nature même et les objectifs réels de cette initiative.
B- Nature du péril imminent
Autant la déclaration présidentielle de l’état d’exception constitutionnelle que sa version écrite sous forme de communiqué officiel demeurèrent dans une concision elliptique quant à la raison profonde qui motiva l’invocation de l’état d’exception. Certes les précisions ne manquaient pas mais elles ne relevaient pas de la motivation de l’action mais plutôt des mesures prises dans ce cadre.
Face à ce manque de précision, on se trouve désormais dans l’obligation de recourir à un exercice de déduction à partir de : l’objectif annoncé et des mesures prises pour l’atteindre, pour essayer en se basant sur l’article 80 de la constitution à titre de référence officielle de cette déclaration, pour esquisser par voie d’interprétation, la raison profonde qui motiva une telle initiative, avec, en toile de fond, les manifestations politico-sociales qui marquèrent la journée du 25 juillet 2021 sur l’ensemble du territoire tunisien.
Ces éléments permettent de déduire que le 25 juillet 2021:
• La Tunisie serait face à un péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité de l’Etat, son indépendance et le fonctionnement normal de ses rouages,
• Le péril imminent se situerait au niveau du pouvoir législatif qui fut totalement neutralisé (gel des activités et des prérogatives de l’Assemblée des Représentants du Peuple et levée de l’immunité parlementaire à tous les membres du parlement),
• Le péril imminent se situerait également au niveau du pouvoir exécutif dans sa branche gouvernementale (révocation du Chef du Gouvernement et prise en charge du pouvoir exécutif par le Chef de l’Etat avec l’assistance d’un Chef de Gouvernement qu’il désignera à cet effet).
A partir de là on pouvait déduire que la raison fondamentale qui motiva la déclaration d’état d’exception constitutionnelle fut : La menace qui pesait sur le bon fonctionnement du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif dans sa branche gouvernementale au point de mettre en danger l’intégrité nationale, la sécurité de l’Etat, son indépendance et le fonctionnement normal de ses rouages, avec en toile de fond, l’épidémie de la corruption et l’atmosphère nauséabonde de la conspiration.
Ainsi les organes du péril imminent seraient déterminés, les protagonistes identifiés, les actes condamnés et les projets malveillants désamorcés. C’est ce que l’état d’exception constitutionnelle devait permettre de réaliser depuis sa déclaration. C’est ce qui lui accorde sa légitimité fondamentale au-delà de tout autre acte ou fait abstraction faite de son bien-fondé politique, économique ou social.
Ce sera dans cette perspective et à partir de la raison fondamentale motivant la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle en Tunisie telle que présentée ci-haut qu’on cherchera d’examiner le degré de pertinence du déploiement de cet état par rapport à sa propre raison d’être.
II- L’Etat d’exception constitutionnelle: Examen quantitatif
Il importe de souligner de prime abord qu’ on s’appliquera dans la présente étude à examiner l’ensemble des actes officiels rendus publics pendant les six mois allant du 25 juillet 2021 au 25 janvier 2022 pour en identifier ceux considérés pertinents par rapport à l’objectif primordial justifiant l’état d’exception constitutionnelle à savoir : la levée d’urgence du péril imminent tel que suggéré par voie de déduction interprétative rendue nécessaire dans l’attente d’une présentation officielle plus explicite de ce péril.
Cet examen sera exclusivement dédié aux faits à travers l’ensemble des actions concrètes prises pendant cette période au plus haut niveau de l’appareil de l’Etat.
De ce fait et dans un souci primordial d’objectivité on s’est imposé des limites de prudence quant au champ d’investigation. Il s’agira :
De l’action officielle que traduisent les décisions rendues publiques sous forme d’arrêtés ministériels, de décrets présidentiels et de décrets-lois sur les colonnes du journal officiel de la république Tunisienne,
De l’action présidentielle à travers ses activités au quotidien,
Des délibérations du Conseil des Ministres dans toutes ses réunions.
Ainsi on a choisi de prioriser les actes sur les discours en raison de leur impact concret sur la réalité et leur poids dans l’histoire face aux multiples retournements des conjonctures.
Cet examen quantitatif qu’on se propose de conduire n’a pas pour objet d’évaluer le degré de réussite de la gestion des affaires publiques en Tunisie pendant une quelconque période.
L’objet unique recherché est de mesurer le degré de pertinence de l’action publique menée en Tunisie au cours des six derniers mois par rapport à la levée du péril imminent identifié. Ainsi la pertinence n’est pas à mesurer dans la réussite de l’action publique dans l’absolu mais plutôt dans la réussite de l’action publique relative spécifiquement à la levée du péril imminent identifié, motif fondamental de la déclaration de l’état d’exception constitutionnelle.
Par conséquent on se déploiera à rechercher le degré de pertinence de l’action publique à la levée du péril imminent au niveau de trois axes complémentaires : les délibérations du conseil des ministres, l’activité présidentielle et les textes officiels publiés.
A- Levée du péril imminent à travers les délibérations du Conseil des Ministres
Le Conseil des Ministres constitue la plus haute instance décisionnelle collégiale de l’Etat dont les délibérations en période d’exception constitutionnelle, devraient traduire l’attèlement de l’Etat à la levée du péril imminent.
L’objectif de la présente étude n’étant pas d’évaluer l’ensemble des questions abordées et des décisions adoptées de manière générale, on s’est donc astreint à identifier les décisions adoptées visant la levée du péril imminent de manière implicite ou explicite.
A cette fin, l’ensemble des réunions de ce conseil ont été passée au crible sur la base des communiqués y afférant rendus publics sur le site de la présidence de la République. En voici les résultats:
• Nombre de réunions du conseil des ministres: 10
• Nombre de projets de textes examinés et adoptés: 73
• Nombre de projets de textes adoptés pertinents par rapport à la levée du péril imminent: 0
• Taux de pertinence par rapport à la levée du péril imminent: 0 %
• Nombre de projets de textes adoptés mais non encore publiés(6) : 31
• Nombre de textes publiés mais sans examen par le Conseil des Ministre(7) : 1(8)
Certes l’examen quantitatif de l’output des réunions du Conseil des Ministre demeure fort significatif. Ce même résultat sera retrouvé dans un résultat encore plus large et plus complet, celui des textes officiels rendus publics. Ainsi, il n’en sera pas pris en compte dans le calcul final du taux de pertinence.
B- Levée du péril imminent à travers l’action présidentielle au quotidien
Ayant déclaré l’état d’exception constitutionnelle, le Chef de l’Etat Tunisien constitue par voie de conséquence la partie la mieux placée et la plus attachée à la gestion de cette phase de la manière la plus efficace en termes d’actions et de temps d’où l’intérêt objectif d’examiner de près son activité quotidienne pendant les six mois passés pour déceler toute action pouvant relever de la recherche ciblée au dénouement judicieux et rapide de l’état d’exception.
Il n’est certes pas aisé de démêler à ce niveau le degré de pertinence de l’activité présidentielle si multidimensionnelle, par rapport à la levée du péril imminent. Cependant un tel exercice demeure nécessaire pour prétendre à l’objectivité scientifique à laquelle on s’oblige.
A cette fin on a procédé à la collecte de l’ensemble des activités présidentielles au cours de la période considérée (25/07/2021 – 25/01/2022) telles que présentées sur le site de la présidence de la république. Ensuite on a procédé à la répartition de ces activités sur quatre catégories(9) sur la base du degré de pertinence de chacune par rapport à l’objet de l’exception constitutionnelle (la levée du péril imminent). Ainsi on obtint les catégories suivantes:
Catégorie 1 : Pertinence fondamentale: Elle correspond aux activités présidentielles relevant directement de la gestion de l’état d’exception.
Catégorie 2 : Pertinence accessoire: Elle correspond aux activités présidentielles relevant indirectement de la gestion de l’état d’exception.
Catégorie 3 : Pertinence internationale: Elle correspond aux activités présidentielles à caractère international rendant compte d’un effort d’explication quant aux motivations et objectifs de l’état d’exception outre ses incidences sur les rapports internationaux de la Tunisie.
Catégorie 4 : Sans pertinence: Elle correspond aux activités présidentielles ordinaires et classiques ne relevant pas de la gestion de l’état d’exception.
Sur la base de l’ensemble des activités présidentielles recensées et traitées en fonction de la qualification de chacune on a pu établir l’état suivant:
• Nombre total des activités présidentielles : 260 (100,00%)
• Nombre des activités présidentielles de la Catégorie 1 : 17 (6,53%)
• Nombre des activités présidentielles de la Catégorie 2 : 13 (5,00%)
• Nombre des activités présidentielles de la Catégorie 3 : 63 (24,23%)
• Nombre des activités présidentielles de la Catégorie 4 : 167 (64,23%)
Ainsi, on retient au niveau de l’axe des activités présidentielles un taux de pertinence de 35,76% si on intègre le niveau international mais qui ne dépasse pas les 11,53% au seul niveau national.
C- Levée du péril imminent à travers les textes officiels rendus publics
Enfin, pour clôturer le degré de pertinence de la conduite des affaires publiques par rapport à l’objectif fondamental de l’état d’exception constitutionnel on aborde l’axe relatif à la production législative et réglementaire rendue publique sur les colonnes du Journal Officiel de la République Tunisienne.
A cette fin on a recensé l’ensemble des textes rendus publics en les distinguant sur la base de la hiérarchisation des textes (Décrets-lois, Décrets présidentiels, Arrêtés ministériels) ainsi que de leur source d’émanation (Décrets-lois et Décrets présidentiels émanant du Chef de l’Etat // arrêtés ministériels émanant du Chef du Gouvernement et des ministres).
• La catégorie 1 (Décret-loi et décrets présidentiels) des textes a été répartie en trois sous-catégories:
• La s/catgorie 1 est répartie en deux classes : (Décret-loi / décrets présidentiels),
• La s/catgorie2 est répartie en deux classes : (Pertinent(10) / Ordinaire(11)),
• La s/catgorie3 est répartie en cinq classes : (Nomination-promotion/Révocation/Acte individuel(12) /Ratification(13) /Autres(14))
Quant à la catégorie 2 (Arrêtés ministériels) des textes elle a été répartie en deux sous-catégories :
• La s/catgorie1 est répartie en deux classes :(Pertinent(15) / Ordinaire(16) ),
• La s/catgorie2 est répartie en deux classes : (GRH(17) / Sectoriel(18)).
Ainsi pour la catégorie 1 (Décret-loi et décrets présidentiels) nous avons pu faire ressortir les résultats Suivants :
• Le nombre total des textes publiés : 254 (100 %)
• Le nombre des décrets lois : 26 (10,23%)
• Le nombre de décrets présidentiels : 228 (89,77)
• Le nombre de texte pertinents : 30 (11,80 %)
• Le nombre de textes ordinaires : 224 (88,20%)
• Le nombre de textes d’approbation/ratification : 37 (14,50%)
• Le nombre de textes de nomination/promotion : 80 (31,50%)
• Le nombre de textes de révocation : 84 (33,10 %)
• Le nombre de textes individuels : 9 (3,5%)
• Le nombre de textes (autres) : 44 (17,30%)
Quant à la catégorie 2 (Arrêtés ministériels) on a pu faire ressortir les résultats Suivants :
• Le nombre total des textes publiés : 1767 (100,00 %)
• Le nombre de texte pertinents : 0
• Le nombre de textes ordinaires : 1767 (100,00 %)
• Le nombre de textes relevant de la gestion des ressources humaines : 1700 (96,20%)
• Le nombre de textes relevant de la gestion sectorielle : 67 (3,80 %)
Dans cette perspective, si on considère le degré de pertinence des textes émanant du chef de l’Etat on constate qu’il se situe au niveau de 11,8 % (30/254)
Quant au degré de pertinence des textes relevant du gouvernement on constate qu’il se situe au niveau de 0 (aucun texte pertinent sur les 2021 textes recensés).
Ainsi, pris dans leur ensemble, tant les textes émanant du Chef de l’Etat que ceux émanant du gouvernement, soit 2021 textes comportent uniquement 30 textes pertinents par rapport à la levée du péril imminent. Cela traduit un degré de pertinence de l’Ordre de 1,48 %.
Pour récapituler, on constate sur la base des données recueillies et exposées ci-haut qu’au bout de six mois d’exercice, l’œuvre entreprise pour la levée du péril imminent demeure peu concluante au niveau des deux axes retenus pour le calcul final du résultat de l’analyse quantitative (11,53% + 1,48 % ) : 2 = 6,5%, soit, en d’autres termes, un taux moyen de pertinence de l’ordre de 6,5%.
Cette mesure du taux de pertinence est strictement liée à l’engagement solennel exprimé dans la déclaration de l’Etat d’exception constitutionnelle à la levée du péril imminent dans les meilleurs délais et la remise en fonctionnement normal des rouages de l’Etat. Tout ce qui ne relève pas de ce cadre sort du champ de la présente étude quelque soient les bonnes intentions qui puissent le motiver.
A la lumière des résultats de cet examen quantitatif les conclusions phares à formuler sont les suivantes :
1/ L’action menée dans la sphère de la gestion de l’état d’exception constitutionnelle est fortement inadéquate par rapport à l’objectif fondamental de la levée du péril imminent planant sur la Tunisie tel que présenté.
Par ailleurs, d’autres actions ont été entreprises en cette période sans présenter un caractère prioritaire exceptionnel tel la modification du calendrier des jours fériés nationaux(19), l’annulation de la prime octroyée au membres du haut conseil de la magistrature(20) ou encore le retard étonnant enregistré jusqu’aujourd’hui dans la nomination de nouveaux chefs de postes d’un nombre relativement important de représentation diplomatique tunisiennes à l’étranger (11ambassades, 1 consulat général et 5 consulats)(21) dont les responsables ont déjà été rappelés à Tunis pour fin de mission.
2/ Toutes les actions projetées ostensiblement ou discrètement au cours de cette période et visant la réforme fondamentale de l’Etat, même si elles peuvent être judicieuses à maints égards, elles demeurent néanmoins inappropriées en période d’état d’exception constitutionnelle pour un faisceau de raisons objectives dont notamment :
• La nature même de l’état d’exception constitutionnelle dans toutes ses configurations possibles et imaginables n’offre pas le cadre démocratique saint et propice à la réforme fondamentale de l’Etat. Cet état est strictement réservé dans son essence, à travers un aménagement spécifique et circonstanciel des pouvoirs, à atteindre un objectif circonscrit dans l’objet et dans le temps,
• La réforme fondamentale de l’Etat, pour être durable, légitime et démocratique doit s’opérer en dehors d’une situation d’exception constitutionnelle quel qu’en soit sa nature et loin de son obscurité quasi légitime. Elle se doit de faire l’objet d’une adhésion active et saine de l’ensemble des tunisiens à titre individuel et à titre collectif impliquant partis politiques et organisations de la société civile,
• La réforme fondamentale de l’Etat n’a de sens, d’efficacité, de pérennité que si elle s’inscrit dans le cadre d’une action démocratique, collégiale, inclusive, participative, transparente et ouverte.
3/La période que vient de connaitre la Tunisie depuis le soir du 25/07/2021, bien que déclarée officiellement comme état d’exception constitutionnelle en application de l’article 80 de la constitution tunisienne, s’est avérée, au fil de l’action menée pendant ses premiers six mois, en rupture avec les spécificités fondamentales de l’état d’exception.
Si on retient le plan de sortie de cette phase annoncé par le Chef de l’Etat le 17/11/2021, au-delà des points d’interrogations qu’il suscite objectivement, on croirait plutôt que la Tunisie se trouverait à présent dans une phase inédite de son histoire contemporaine, fruit de son «génie innovant»(22): une phase transitoire vers une forme d’Etat dont les contours demeurent encore aujourd’hui incertains et l’avenir peu rassurant avec une consultation nationale électronique qui ne fait guère l’unanimité, des indicateurs socio-économiques toujours de plus en plus inquiétants et surtout un citoyen tunisien ne voyant pas son quotidien s’élever au seuil minimal de la décence tant clamée.
Mondher Rezgui
Chercheur en sciences politiques
Tunis, le 26 janvier 2022
1 - Mondher Rezgui. « محطّة الاستثناء الدّستوري : استجلاء العوامل واستشراف المآل ». https://ar.leaders.com.tn/article/6272. 21/09/2021
2 - Mondher Rezgui. « Pour un état d’exception fédérateur ». https://www.leaders.com.tn/article/32450 25/09/2021
3 - Mondher Rezgui. « Etat d’exception en Tunisie : d’une déclaration pertinente à une consécration démesurée ». https://www.leaders.com.tn/article/32503 . 05/10/2021.
4 - Communiqué de la présidence de la république du 25/07/2021 relatif aux décisions présidentielles en application de l’article 80 de la constitution (En langue Arabe). Site de la présidence de la république.
5 - Promulgation de l'état d'exception au Maroc par le Roi Marocain Hassan II, par un décret royal en date du 7 juin 1965 publié au Bulletin Officiel du Royaume Marocain.
6 - publiés à cette date peuvent l’être ultérieurement.
7- Cette donnée est strictement basée sur les communiqués publiés sur le site de la présidence de la République.
8 - Il s’agit du Décret- loi n° 2022-4 du 19 janvier 2022, portant modification de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature.
9 - On a du éliminer une cinquième catégorie concernant la réception de l’assistance médicale internationale et qui était présentée parmi les activités présidentielles mais qui, en réalité, n’en était pas une.
10 - Il s’agit des textes relatifs aux mesures relevant de l’état d’exception (procédures d’exception, révocations de hauts responsables étroitement liés dans leurs fonctions aux responsables politiques déjà révoqués ou dont les activités avaient déjà été gelées).
11 - Il s’agit de tout texte relatif à un acte de gestion politique, administrative ou technique ordinaire.
12 - Il s’agit de tout texte relatif à un acte à caractère individuel (décoration, dérogation d’exercer dans le secteur public après l’âge légale de la retraite).
13 - Il s’agit de tout texte relatif à un acte portant approbation (décret-loi) ou portant ratification (décret présidentiel) de tout engagement international de l’Etat.
14 - Il s’agit de tout texte relatif à un acte n’appartenant à aucune des quatre autres classes de la s/catgorie3.
15 - se référer à la note no 10 ci-haut.
16 - se référer à la note no 11 ci-haut.
17 - Il s’agit de tout arrêté ministériel portant sur des questions relevant essentiellement de la gestion des ressources humaines (nomination, révocation, promotion de grade, organisation de concours de recrutement, délégation de signature etc.).
18 - Il s’agit de tout arrêté ministériel portant sur des questions relevant de la gestion du secteur dont le/la ministre est responsable.
19 - Décret Présidentiel n° 2021-223 du 7 décembre 2021, fixant les jours fériés donnant lieu à congé au profit des personnels de l’Etat, des collectivités locales et des établissements publics à caractère administratif.
20 - Décret- loi n° 2022-4 du 19 janvier 2022, portant modification de la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016, relative au Conseil supérieur de la magistrature.
21 - 17 Décrets Présidentiels du n° 2021-172 au n° 2021-188 en date du 22 novembre 2021, soit 11 ambassades, 1consulat général et 5 consulats.
22 - «La Tunisie a accédé à une phase nouvelle de son histoire. Une phase différente de ses précédentes et exigeant la création de nouvelles conceptions et de nouveaux outils de travail pour la gestion des affaires publiques en dehors des formats et des concepts classiques. » C’est la traduction de l’arabe des propos attribués au Chef de l’Etat dans le communique de presse relatif aux travaux du Conseil des Ministres du 04/11/2021.
وأشار رئيس الدولة، أيضا، إلى أن تونس دخلت مرحلة جديدة من تاريخها مختلفة عن المراحل السابقة وتتطلب استنباط تصورات وأدوات عمل جديدة لإدارة الشأن العام خارج الأطر والمفاهيم التقليدية.