Tunisie: Réformer le système de santé en profondeur
« J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé » Voltaire
Par Mohamed Salah Ben Ammar - Des décennies durant, le seul discours autorisé en matière de santé était: nous sommes les meilleurs ! Certes, le pouvoir en place admettait qu’il y avait quelques problèmes notamment au niveau des urgences, qu’à cela ne tienne, faisons des urgences une spécialité ! Ils n’avaient pas réalisé que l’afflux quotidien des citoyens vers les urgences des hôpitaux n’était que la partie visible d’un énorme Iceberg, un des symptômes d’un mal bien plus profond.
Et puis est venue la pandémie et là nos concitoyens ont découvert le pot aux roses. Certes, devant la catastrophe il fallait agir mais on a continué à traiter les maux du secteur par le bout de la lorgnette, oxygène, vaccins, lits de réanimation…évidemment mais de là à fanfaronner comme le fait le pouvoir en place...
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la santé comme « Un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité » la santé n’est donc pas seulement l’absence de maladie. C’est agir en amont de la maladie.
Nous venons de vivre deux années qui ont ouvert les yeux du monde entier sur l’importance de la santé et le rôle de l’Etat dans ce domaine. Sans un État fort, rien n’est possible en matière de santé. La terrible pandémie a fait comprendre aux plus libéraux, aux plus dogmatiques à quel point la gestion de ce bien commun qu’est la santé implique l’ensemble des composantes d’un gouvernement. Bien gérée la santé est un puissant facteur de cohésion sociale non seulement à l’échelle nationale mais aussi internationale. En revanche, livrée aux mains des intérêts particuliers, elle constitue une source d’injustices, de colères sociales, une menace pour les individus et la société.
L’épidémie Covid a mis à nu les innombrables failles de notre système de santé. Les morts et l’urgence ne doivent pas nous aveugler, notre système de santé, comme d’autres secteurs par ailleurs, a besoin de réformes courageuses, douloureuses et consensuelles.
« Un système de santé égalitaire et solidaire est une chance pour que les riches soient soignés aussi bien que les pauvres » Pr Grimaud. Cet objectif ne peut être atteint que par l’État.
En Tunisie ma génération, celle de l’indépendance, l’avait inconsciemment intégré. A longueur de journées, les médias officiels nous expliquaient que les deux piliers de notre développement devaient être l’éducation et la santé. Malgré la faiblesse des moyens de l’État, nos parents, grâce à leur abnégation et patriotisme, ont obtenu des résultats exceptionnels dans ces deux secteurs.
Et même lors du tournant libéral survenu après l’échec de l’expérience collectiviste des années 60, le premier ministre Hédi Nouira a eu la sagesse de préserver ces deux piliers des lois du marché. Ce n’est que dans les années 90 que le régime de Ben Ali a livré, il n’y a pas, d’autre qualificatif, ces deux secteurs aux puissances financières. L’embellie trompeuse qui a suivi a pu induire plus d’un dans l’erreur. En réalité, cette embellie était un leurre. Insidieusement et durablement les fondements du système ont été sapés. Le contrat social qui nous unissait a été trahi. C’était une démission, pire un abandon de pans entiers de la société, de régions entières. Des efforts colossaux, qui tardent à se mettre en place, seront nécessaires pour pallier aux conséquences dramatiques de ce choix délibéré.
En 81 le corps médical et soignant s’était mis en grève pour protester contre le premier ticket modérateur, de 500 millimes, mis en place par le gouvernement Mzali. Ce n’était rien mais la porte de l’enfer a été ouverte. Depuis le désengagement de l’État de la santé a été constant. L’unique réforme du système de santé, celle de 91 (loi n°91-78 du 31 juillet 1991), par ailleurs n’a pas été menée à bout, a été l’une des étapes les plus marquantes du processus de désengagement de l’État de la santé publique. Notre bien le plus précieux, incapable de répondre aux besoins de la population, incapable de se défendre a été livré aux lois du marché ! Quelques exemples illustrent ce propos.
Depuis 1987 et en termes d’infrastructures, à l’exception de deux ou trois structures publiques importantes construites, le reste a été du rafistolage. Incapable de le gérer le ministère de la santé a cédé le nouvel hôpital Habib Thameur aux militaires, passons. L’entretien de bâtiments hérités de l’époque coloniale, structures pavillonnaires mal agencés, totalement inadaptées à la pratique de la médecine moderne a, faute de courage ou de vison, absorbé l’essentiel du titre 1 des budgets de la santé. Des années durant nous avons vu, des travaux qui répondaient essentiellement à une logique quasi personnelle, engloutir les rares moyens mis à la disposition du secteur, un puits sans fond. Des blocs opératoires éparpillés sur des hectares, des services qui ne répondaient à aucune norme, des bureaux de 40 mètres carrés. Les travaux étaient plus de récompenses aux protégés par le régime que des projets utiles. Certains hôpitaux se sont même permis de ne pas honorer leurs dettes vis-à-vis de la STEG, la SONEDE, Tunisie-Télécom ou même la pharmacie centrale pour faire ces travaux.
L’inefficience, la désorganisation du système de santé étaient connues de tous, malheureusement ceux qui y trouvaient leur compte étaient les plus écoutés. Un classique.
Les problèmes de gouvernance, de financement, de gestion des ressources humaines, de grille de salaires, de corruption, d’absentéisme, de détournement de malades, le détournement des services disponibles, de fonds, les vols de fournitures, de médicaments, le favoritisme, le corporatisme, les lourdeurs administratives, de centralisme excessif, l’organisation du système en silos…étaient connus. Ceux qui n'ont pas la mémoire courte se souviennent qu'évoquer même délicatement ces problèmes faisait de vous un ennemi à abattre. Que de vocations ont été brisées par cette nasse. Tous savaient, tous faisaient semblant de ne pas voir, tous se taisaient. Pour calmer les plus influents, le pouvoir a instauré un système qui autorisait, sous certaines conditions (respectées par une infime minorité), les médecins de se faire payer directement par les patients. Les conséquences de ce choix mériteraient un numéro entier de la revue.
L’anachronique séparation entre médecine publique et médecine privée était un miroir aux alouettes. On la voulait dogmatiquement hermétique, mais en réalité les deux modes d’exercice ne pouvaient que communiquer. La démission de l’État a fait que les flux entre ces deux systèmes ont fait du mal à notre médecine. L'une des conséquences et non des moindre est que le privé n'obéit qu’aux lois de l’argent. Entendons- nous bien, l’existence ou non d’un secteur privé n'est pas le sujet du débat, mais les défaillances de l’Etat dans l’organisation des soins ont fait des dégâts. L'impératif de transparence et la répartition des missions de chacun devaient être un préalable, tout comme le contrôle par l'État des pratiques médicales. La confiance du citoyen en son système de santé s'est progressivement érodée, l'arrivée des réseaux sociaux a fini par l'achever.
Au moment où le secteur privé prenait son envol, le secteur public périssait dans une indifférence totale des gouvernants. C’était voulu disaient certains. Longtemps c’est une sous-direction qui était en charge du secteur privé au ministère de la santé. Pourtant, en 1987 la Tunisie ne comptait que 28 cliniques privées, elle en comptait 4 fois plus en 2018, en termes de lits cela représente 796 lits en 87 contre 6500 en 2018 soit 8 fois plus. Evidemment le secteur privé ne se consacre quasi-exclusivement à la médecine curative, ce n’est pas choquant, chacun dans son rôle, mais encore fallait-il les répartir. L’Etat n’a pas joué son rôle de régulateur. Les explorations et autres activités rentables l’illustrent. Aujourd’hui 75 % des scanners qui sont en exploitation sont dans le secteur privé, idem pour les IRM (81 %) et 72% des salles de cathétérisme cardiaque. Notez que 80% de nos concitoyens se soignent dans le secteur public. Plus du tiers bénéficient de l’aide médicale gratuite (AMG1 et 2), sans compter les étudiant(e)s et autres catégories non ou mal répertoriés. Très schématiquement les cotisations de fonctionnaires et autres cotisants servent à soigner l’ensemble de la population.
Aujourd’hui les dépenses supportées par les ménages représentent 38% des dépenses courantes en santé. Ce taux élevé reflète l’iniquité du système en place. De l’avis de tous les experts nationaux et internationaux ce taux représente une cause d’appauvrissement pour ces populations exposées aux dépenses catastrophiques de santé.
Il serait prétentieux de vouloir faire l’inventaire d’une période de 30 ou 40 ans en quelques lignes mais les faits sont têtus. Un ministre a occupé le poste pendant 11 ans, c’est tout dire. Pour réformer il faut avoir une vision et la volonté de le faire. Réformer c’est prendre des risques, c’est se tromper parfois, surement, c’est s’exposer aux critiques, c’est toucher des intérêts et des droits acquis. Le manque de courage, la lâcheté même des gouvernants, l’absence d’anticipation, les lobbies corporatistes, le syndicat sont à l’origine de la situation dans laquelle se trouvait déjà notre système de santé publique en 2011. Depuis nous avons eu 16 ministres de la santé en 10 ans mais c’est déjà une autre histoire. Alors de grâce si nous voulons redresser la barre, arrêtons de magnifier le passé, il n’était pas si beau, attaquons nous aux maux qui rongent notre système de santé. Nous avons encore des points forts, notamment l'expertise internationalement reconnues de nos soignants, sur lesquels nous pouvons rebâtir dans le secteur public et dans le secteur privé sans exclusion.
(A suivre)
Dr Mohamed Salah Ben Ammar