Regard sur l'essai de Mohamed Nafti: Daesh, sur les traces des Almohades
Par Jomaâ Souissi - L'œuvre de Mohamed Nafti: Daesh, sur les traces des Almohades..., est une œuvre de généalogiste qui prend les phénomènes à la racine. Pour comprendre le phénomène Daesh, l'auteur a adopté une démarche historique, et dans cette démarche, il a essayé de croiser plusieurs disciplines: l'histoire mais aussi la littérature, la sociologie et la philosophie. Ce qui serait -soit dit en passant-une prise de risque du point de vue des spécialistes sourcilleux de ces types de disciplines.
Allant au-delà de la donnée idéologique et synchronique selon laquelle Daesh est un produit politico-idéologique américain, et donc qu'il est au service de l'impérialisme américain, toujours prêt à tout pour se maintenir, il tente de démontrer que ce "produit" n'aurait pas était possible à mettre sur le marché politique actuel s'il n'y avait pas les pièces nécessaires pour le produire.
Le mérite de Mohamed Nafti dans cet essai est qu'il est allé chercher ces pièces non pas plus à l'intérieur du livre saint et dans la tradition prophétique, comme dans la plupart des thèses actuelles sur la question, qu’à l'intérieur de la culture arabe préislamique, d'abord, et la culture arabo-islamique, ensuite. Et c'est la donnée culturelle qui constitue la pierre de touche de son analyse. Contrairement à ceux qui essentialisent l'islam, c'est à dire le texte coranique et la sunna, Mohamed Nafti traque le mal chez les arabes, et ce n'est pas la même chose. En d'autres termes, le problème ne serait pas principalement le texte religieux et les hadiths du prophète, qui restent des supports susceptibles de lectures et d'interprétations diverses et multiples. Le problème ce sont ceux qui lisent et interprètent ces sources. Ce ne sont même pas tous les gens de confession musulmane qui sont visés par cette analyse et cette interprétation mais les musulmans arabes. La lecture de M. Nafti est ainsi basée sur un postulat: les arabes, avant même d'être des musulmans, sont imprégnés par la culture de la violence (climat, poésie...) qui serait devenue comme une seconde nature chez eux. L'islam n'est pas une cause pour leur violence mais un moyen (peut-être qu'une autre confession aurait fait la même affaire). L'islam est le marché où ils se servent à leur guise pour fourbir leurs armes de violence qu'on leur connaît aujourd'hui.
Ce sont sans doute les concepts d’ «habitus» et le concept de «thumos» associé au jihad, (le premier concept étant emprunté à la sociologie et le deuxième à la philosophie de Platon) qui constituent le soubassement heuristique fondamental de la lecture de l'auteur dans cet essai. Pour ce qui est de l'habitus, l'auteur montre comment l'arabe devenu musulman après s'est totalement conformé aux prescriptions du coran et de la sunna et en a fait des règles de vie jusqu'à aujourd'hui, depuis l'apparence vestimentaire jusqu'aux valeurs morales qu'on doit adopter. Son histoire n'est pas celle de la flèche mais du cercle. Il est resté prisonnier de ces temps archaïques qui sont ceux des premiers temps de la naissance et la constitution de la communauté musulmane.
Quant au thumos, terme emprunté à Platon pour désigner la partie médiane de l'âme, à savoir le cœur, (Platon distingue aussi l'Epithumia qui désigne les désirs sensibles et le Noûs qui désigne la tête) , l'auteur l'emprunte dans un premier temps pour montrer que dans le coran, il existe une distinction presque analogue entre trois types d'âme et que la culture islamique a réussi à forger un thumos guerrier chez les musulmans arabes lié à la sacralisation de l'islam et à l'idée que c'est dans la lutte en faveur de ces valeurs et de leur préservation que réside l'honneur et la dignité des musulmans. Puis dans un deuxième temps, l'auteur parle d'un thumos hégélien lié au désir de reconnaissance montrant que c'est justement par ce désir, qui est la forme suprême de tous nos désirs, que sont animés aujourd'hui tous ces djihadistes qui sont prêts à se battre jusqu'à la mort non pas pour se faire reconnaître en tant qu'individus mais pour faire reconnaître leur religion qui est au-dessus des individus. Autrement dit, leur désir de reconnaissance n'a pas de limites. C'est un désir radical (ou bien sa seule limite est la mort) puisqu'il est désir de faire reconnaître le Dieu de leur religion.
Ainsi thumos et habitus se recoupent en se rencontrant sur le terrain de l'origine: tout renvoie à ce désir de faire revivre ce temps primordial du sacré qui reste encore sacré. Que le temps et l'histoire n'ont pas encore réussi à séculariser pour qu'enfin les musulmans arabes puissent se sentir en symbiose avec la marche de l'histoire.
Avec ce livre, l'auteur marche un peu sur les traces d'Ibn khaldoun dont on connaît la position sur les arabes. Mais la sociologie de l'auteur d'Il Mukadima est-elle toujours opérante dans notre époque actuelle? Flirter encore avec des thèses essentialistes n'est-il pas une prise de risque intellectuelle et morale assez considérable? En tout cas, cela peut avoir le mérite de relancer le débat qu'on croyait révolu sur la nature et la culture à l'époque du tout-culturel et redynamiser la polémique entre les naturalistes et les culturalistes.
Le livre est en fin de compte sans prétentions didactiques. Mais son grand intérêt est qu'il est parfaitement documenté, très limpide et très polémique aussi.
Daesh
Géopolitique du Conflit
Sur les traces des Almohades, Habitus. Thumos. Idéologies
De Mohamed Nafti, Général de Brigade (r)
Editions Leaders, mars 2021, 348 pages, 25 DT
Jomaâ Souissi
Enseignant au Lycée Pilote de Nabeul