Dr Mohamed Salah Ben Ammar: La consultation électronique populaire, une autre occasion ratée ?
«Le siècle présent n'est que le disciple du siècle passé. On s'est fait un magasin d'idées et d'expressions où tout le monde puise» Voltaire
D’ores et déjà, partisans et adversaires s’accordent à dire que la consultation électronique populaire sera un fiasco. Quel dommage, il y avait de l’idée.
Lancée officiellement mi-janvier, voulue, décidée et initiée par le président de la république elle sera close le 20 Mars. Durant 65 jours, si l’on ne tient pas compte de la période d’essai, les citoyens ont été appelés à répondre électroniquement à un long questionnaire. Les esprits les plus avertis l’avaient prédit, outre les biais méthodologiques et ils sont à enseigner dans les écoles de sondages. Pour la faire courte, nous avons tous eu la désagréable impression de nous faire duper.
Des catégories entières de citoyens, des régions éloignées n’ont pas accès à un ordinateur, les questions étaient ambiguës. Vous êtes pour un régime présidentiel ou parlementaire ? Même (surtout) nos concitoyens les plus éduqués ne savent pas répondre à cette question…L’impréparation, l’amateurisme, l’approche simpliste, la fausse naïveté affichée ostentatoirement par les promoteurs de l’initiative, l'absence de budget dédié, de ressources humaines, des fautes impardonnables à ce niveau de responsabilité d’autant plus qu’on a eu la désagréable impression qu’elles étaient préméditées.
Pourtant les intentions auraient pu être nobles. S’interroger électroniquement au 21eme siècle sur les défis que notre société affronte, aborder des sujets brûlants qui engagent l’avenir du pays aurait pu être un projet avant-gardiste. Il ne fallait pas le planifier dans les « chambres closes » pour reprendre un concept à la mode en ce moment. Le résultat atteint a été contraire aux déclarations d’intentions. Instrumentaliser les questions et les réponses pour atteindre des objectifs autres que ceux déclarés initialement était tellement évident que peu se sont laissé avoir. Le taux de participation, insignifiant après plus de 50 jours, le prouve. La couleuvre était trop grosse à avaler même par les plus inconditionnels ! Pratiquement, il s’agissait de légitimer des choix déjà faits à travers une consultation électronique dite « populaire ». Plus grave, la délégation de pouvoir et la légitimité des représentants du peuple ont été remises en question. Les promoteurs de cette méthode ne s’en cachent pas, ils veulent dialoguer directement avec le peuple. De fait, dans les circonstances actuelles c’était un saut dans l’inconnu.
L’initiative avait du sens. Qui n’a pas ressenti les deux dernières années une sorte d’impuissance citoyenne devant le spectacle affligeant offert par nos élus ? Une grande partie d’entre nous ne se reconnaissent pas en eux. Ce sentiment est d’autant plus rageant que nous avons tous le sentiment que nous méritons mieux. Pour les politiques, l'occasion était trop belle. Marie-Hélène Bacqué, professeure d’études urbaines résume en des termes on ne peut plus clairs ce qui s’est passé «Nous sommes dans une période paradoxale et ambiguë où des outils participatifs sont déployés jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, sans que ce travail soit réellement pris en compte dans les décisions finales. Pour beaucoup d’élus, cette injonction participative reste mobilisée comme un argument politique plus que comme un véritable projet d’approfondissement du processus démocratique.». Clairement en réponse aux frustrations des démocraties libérales, ce que d’aucuns ont appelé le "tournant délibératif" pour approfondir le processus démocratique a été instrumentalisé.
Depuis deux siècles la « défiance permanente » envers tous ceux qui occupent un poste décisionnel alimente la presse de caniveau et les partis populistes. A l’ère des réseaux sociaux, les décisions publiques au classique vote majoritaire sont de plus en plus ressenties par la minorité comme des injustices. Dans ce processus trompeur les sites et autres groupes de discussions jouent le rôle de caisse de résonance. Ceux qui partagent les mêmes opinions se retrouvent pour ressasser les mêmes arguments.
«La théorie délibérative soutient que la démocratie doit une part essentielle de sa valeur à la formation des volontés politiques des citoyens. Elle préconise une manière particulière d'organiser cette formation : par la délibération collective.» Oui mais…entre les mains de manipulateurs, la délibération collective devient, comme l’a admirablement exposé le ministre Mustapha Kamel Ennabli dans un article publié le 04 février 2022, « La transe collective » ! (https://www.businessnews.com.tn/la-transe-collective).
De nombreuses démocraties ont entrepris des expériences de jurys, panels, assemblées de citoyens, comités de quartier…dans le but déclaré de renforcer le processus démocratique. Indéniablement, l'avenir des démocraties est dans cette façon de procéder. Mais l’idée a jusqu’à ce jour été presque systématiquement détournée par les politiques dans le but d’imposer un projet ou une réforme.
Notre propre modèle de gouvernance ne ressemble plus à rien. En raison de la pandémie, de la guerre et d’autres facteurs, aussi bien à l’échelle nationale qu'internationale, nous réalisons que nous n’avons pas les moyens de nos ambitions. La consultation populaire électronique n’a pas échappé à cette réalité.
Certes l’engagement direct du peuple dans la décision publique est une approche d’avenir. Évidemment qu’avoir voix au chapitre, et pas seulement une fois tous les 5 ans est une revendication légitime de chaque citoyen. Mais la refondation du modèle démocratique n’est pas une affaire d’amateurs et elle ne peut pas se faire à la va-vite. Réussie elle donnera à ne point en douter un nouveau souffle au système représentatif et il en a grandement besoin, ratée elle creusera le fossé entre les citoyens et la politique. «Il existe désormais un répertoire d’instruments qui ont fait leurs preuves et peuvent être mobilisés par les gouvernements locaux et nationaux pour consulter, se concerter ou coconstruire la décision avec les citoyens», affirme le politologue Loïc Blondiaux. Sans garanties légales, sans moyens technologiques, humains, matériels, financiers cette démarche est vouée à l’échec. Avant toute chose nous devons mettre en place ses instruments sans lesquels le concept de « citoyen-législateur » ne soit pas simplement un instrument de pouvoir.
Il n’en demeure pas moins que ratée ou pas cette consultation électronique fera désormais partie de l’expérience de démocratisation engagée par notre pays le 14 janvier 2011. En effet, comme toutes les nations qui nous ont précédées sur ce chemin, notre processus démocratique n’est pas linéaire, il a connu des hauts et des bas. Il a souvent pris des directions contraires, tantôt libérale tantôt répressive. Il ne faut simplement pas perdre de vue que c’est un apprentissage. Et comme pour les individus, les nations avancent lors des crises. Comme pour les individus, nos échecs nous apprennent plus que nos succès… à condition de savoir en faire, secondairement, des opportunités.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar