Le 6e sommet UE-UA : un sentiment de déjà-vu ou un nouveau départ raté
Par Mohamed Ibrahim Hsairi - Le 6e sommet UE-UA s’est tenu jeudi 17 et vendredi 18 février 2022 à Bruxelles, avec la participation de quarante chefs d’Etat et de gouvernement africains et vingt-sept dirigeants européens. Il lui a été donné pour objectif de réinventer la relation entre les deux continents et de mettre en place un partenariat afro-européen renouvelé qui puisse les aider à affronter, ensemble, les défis communs.
Le président français Emmanuel Macron, qui a voulu en faire un moment fort de la présidence française du Conseil de l’UE, a affirmé que «Nous voulons un sommet qui change la donne».
A cet effet, et «pour éviter la litanie des discours lors d’une longue plénière sans résultats», il a été choisi d’organiser sept tables rondes lors desquelles les deux parties ont eu des discussions qualifiées de «fructueuses» sur les thèmes suivants: le financement d’une croissance durable et inclusive, le changement climatique et la transition énergétique, le numérique et les transports (connectivité et infrastructures), la paix, la sécurité et la gouvernance, le soutien au secteur privé et l’intégration économique, l’éducation, la culture et la formation professionnelle, la migration et la mobilité, l’agriculture et le développement durable, et les systèmes de santé et de production de vaccins.
Les discussions ont été sanctionnées par une déclaration commune qui, à mon avis, n’est pas exempte de litanie. Elle fait état de quelques décisions qu’on pourrait considérer, si elles venaient à être précisées et surtout concrétisées, comme positives.
Il s’agit en l’occurrence des décisions suivantes:
• Le lancement de la stratégie européenne d’investissements en Afrique appelée «Global Gateway» et dotée d’une enveloppe de 150 milliards d’euros sur 7 ans.
• Une aide accrue pour produire des vaccins anti-Covid en Afrique.
• Et une réallocation accrue en faveur des pays africains des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) destinés aux pays riches.
Toutefois, au vu de cette même déclaration, des discours tenus par les deux parties et du déroulement des travaux du sommet, force est de constater que cette rencontre qui ambitionnait de mettre en place une vision commune susceptible de consolider un partenariat rénové pour la solidarité, la sécurité, la paix et le développement économique durable», n’a pas pu être au niveau de ses ambitions, et ce, pour nombre de raisons dont j’évoquerai les suivantes:
1 • S’agissant tout d’abord de la stratégie européenne d’investissement en Afrique appelée «Global Gateway», d’aucuns estiment qu’elle ne semble pas être à la hauteur des enjeux de l’Afrique qui a des besoins immenses en investissements pour son développement.
Le FMI chiffre à plus de 221 milliards d’euros les besoins du continent dans les trois années à venir rien que pour amortir le choc de la pandémie.
En outre et contrairement à ce qu’on lit dans la déclaration du sommet, il n’est pas sûr que cette stratégie va «aider des projets voulus et portés par les Africains».
En effet, au moment où «plus de 600 millions d’Africains vivent encore dans l’obscurité, et que la priorité pour le continent est l’accès universel à l’électricité et l’industrialisation, l’Europe exige de l’Afrique la transition énergétique et en même temps la lutte contre le changement climatique.
Il n’est pas fortuit que Macky Sall, le président du Sénégal et le président en exercice de l’UA, ait répété à trois reprises que 600 millions d’Africains n’ont pas accès à l’électricité. Et de souligner que même si l’Afrique est engagée dans les accords de Paris et le projet de la Grande Muraille Verte, il n’en demeure pas moins que parmi les infrastructures dont elle a besoin, les centrales électriques au gaz sont indispensables.
Il rappelle, par ailleurs, que l’Afrique «n’est pas responsable du réchauffement climatique», et défend son droit de recourir aux énergies fossiles, tout en réclamant «un accompagnement sur une période de transition (...) qui permette de donner de l’électricité aux 600 millions d’Africains qui n’en ont pas encore».
Ainsi, la différence d’opinion entre l’Afrique et l’Europe sur l’enjeu du changement climatique est flagrante. «L’Afrique se considère comme non responsable du réchauffement climatique. Elle émet moins de 4% des émissions mondiales de CO2. C’est un continent qui n’est pas industrialisé et donc les Européens ne peuvent pas lui demander de renoncer aux énergies fossiles alors qu’ils sont eux-mêmes responsables de la pollution et continuent à utiliser des ressources énergétiques polluantes», a encore souligné Macky Sall.
2 • La déclaration finale appelle par ailleurs à «des contributions volontaires et ambitieuses» des pays riches, qui peuvent redistribuer aux Africains leurs droits de tirage spéciaux (DTS), titres convertibles créés par le Fonds monétaire international et alloués à ses États membres, qui peuvent les dépenser sans s’endetter.
Jusqu’ici, les Européens ont collectivement réalloué à l’Afrique 13 milliards de dollars de leurs DTS, sur 55 milliards réalloués par les pays riches au niveau mondial, un niveau très en deçà de l’objectif des 100 milliards réclamés par l’UA.
3 • S’agissant de l’épineuse question de la gestion de la pandémie, il faut noter que seulement 11% de la population du continent africain est entièrement vaccinée contre 74 % des Européens.
Certes, l’UE promet de fournir d’ici à l’été prochain un total cumulé d’au moins 450 millions de doses de vaccins anti-Covid aux Africains. En outre, elle mobilisera 425 millions d’euros pour accélérer les campagnes de vaccination en soutenant la distribution des doses et la formation des équipes médicales.
De même, elle soutiendra la mise en place de centres de production de vaccins dans certains pays africains, car, affirme Josep Borrell, «ni l’Afrique ni l’Europe ne peuvent dépendre d’acteurs extérieurs pour des productions aussi vitales».
Les Européens se sont également engagés à aider des pays africains à produire sur leur sol des vaccins à ARN messager.
En revanche et par un «égoïsme vaccinal», que certains qualifient d’irrationnel et d’injuste, ils s’opposent à la levée des brevets des laboratoires pharmaceutiques sur les vaccins anti-Covid, réclamée par l’UA, arguant du fait qu’il s’agirait là d’un frein à l’innovation.
4 • S’agissant de la question de la migration qui a été au centre des échanges entre Africains et Européens, l’Europe s’enlise dans une gestion essentiellement sécuritaire de cette question. Au lieu de remplacer les murs par des ponts, d’adopter d’autres politiques migratoires et de développement, réellement solidaires, elle s’obstine à consolider l’Europe forteresse. C’est ainsi qu’elle veut rendre plus efficace la politique de retour des exilés clandestins vers leurs pays d’origine, notamment en installant son agence Frontex dans des pays de départ. De même, elle cherche à contraindre les pays africains à favoriser une immigration choisie, prévenir les départs vers l’Europe, augmenter les expulsions et lutter contre les trafics.
5 • Coïncidant avec l’annonce par Paris et ses alliés du retrait des troupes françaises et européennes du Mali, le sommet a été l’occasion pour les dirigeants des deux parties d’échanger sur les questions liées à la sécurité et la stabilité.
Ce retrait constitue pour les pays africains de la région un problème supplémentaire, car, estiment-ils, il crée un vide qui obligera leurs armées d’être en première ligne dans la lutte contre le terrorisme au Sahel. Or, tout en reconnaissant qu’il leur incombe de régler les problèmes sur leurs territoires nationaux, ils s’inquiètent parce qu’ils savent que «sans sécurité, il n’y aura pas de développement», et que pour assurer leur sécurité, ils seront obligés d’augmenter leurs forces de défense, d’acheter davantage d’armes afin d’accroître la protection de leurs frontières. Cet effort ne peut se faire qu’aux dépens de leur développement.
Quant aux Européens dont la présence militaire sur le sol africain est de plus en plus fustigée par les peuples africains, ils savent bien, comme l’a dit le président Emmanuel Macron, que «s’il y a un échec du continent africain, le premier à en pâtir sera le continent européen», et que «si l’Afrique ne réussit pas, l’Europe échouera, les nationalismes triompheront, les conflits migratoires se multiplieront et les herses se redresseront».
Mais bien qu’ils affirment qu’ils sont en train d’envisager un redéploiement régional pour poursuivre la lutte antiterroriste au Sahel, il semble, selon les dires du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, que les Européens ne veulent plus et peut-être ne peuvent plus se permettre d’aider une Afrique où l’instabilité et l’insécurité règnent.
C’est ainsi que l’on est en droit de dire que, contrairement à ce qu’a dit le président Emmanuel Macron qui veut «changer les mots, les attitudes et les relations» avec les Africains, l’Europe n’a, à peine, que changé les mots.
En effet si par son discours l’Europe reconnaît que le partenariat euro-africain a besoin d’une nouvelle orientation et d’être revitalisé et qu’il ne pourra être apprécié qu’au résultat, concrètement elle n’agit pas en conséquence. En réalité, elle persiste dans le même ancien comportement qui assortit sa coopération avec les pays africains d’une multitude de conditions : pour elle, il n’est «pas question d’évacuer les sujets de respect de l’Etat de droit et des droits humains car ils sont le fondement de nos relations avec l’Afrique», affirment et réaffirment les institutions européennes.
Et même le choix des projets à financer dans le cadre de la nouvelle stratégie «le global gateway» doit répondre aux priorités qui doivent passer, selon Bruxelles, par le respect des normes pour l’environnement, le droit du travail ou la lutte anticorruption.
Il n’est pas donc erroné si l’on dit que par cette stratégie, l’Europe entend, en réalité, tenir sa place en Afrique et rester son «premier partenaire» face à la Russie et la Chine. D’ailleurs, elle dit tout haut que «le Global Gateway» est conçu tout d’abord pour contrecarrer et concurrencer les Routes de la soie.
En conclusion, je dirai que l’appel lancé par Macky Sall, le président Sénégalais et le président en exercice de l’UA, à réinventer la relation entre les deux continents, et à «co-construire et adopter un nouveau logiciel», n’a pas été entendu par les Européens.
Par contre, il semble que l’Europe a tenu, lors du sommet, à faire, selon l’expression du même Macky Sall, du «business as usual, du comme d’habitude» et à recycler ses promesses du passé.
Ainsi un nouveau départ pour le partenariat afro-européen est raté. Et il est tout à fait légitime pour l’Afrique qui est en pleine mutation, et qui est «courtisée» de partout et par toutes les grandes puissances et les puissances émergentes, de se débarrasser de «sa mentalité d’assisté éternel», et de saisir la rare occasion qui lui est, aujourd’hui, offerte pour choisir ses partenaires et pour «construire de nouveaux partenariats respectueux des pays africains, consensuels et mutuellement bénéfiques, sans injonction civilisationnelle, sans exclusion ni exclusivité» comme l’a si bien préconisé le président sénégalais et le président en exercice de l’UA Macky Sall.
Mohamed Ibrahim Hsairi
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